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Billet de blog 10 juillet 2025

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Jean-Pierre Thorn, le « je » sous le « nous »

Décédé ce samedi 5 juillet, Jean-Pierre Thorn a documenté magistralement les luttes ouvrières et a donné une visibilité et une dignité aux dominé.es des marges, géographiques et sociales. Dans L'âcre parfum des immortelles (2019), il parle de lui et de celle qu'il a aimée. Le "je" affleure sous le "nous" et c'est très beau.

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La disparition de Jean-pierre Thorn provoque un léger pincement du côté du cœur. C'est un cinéaste engagé, au côté de la classe ouvrière, de le jeunesse des banlieues, des immigrés et de leurs enfants, du peuple des ronds-points, etc. contre ce que le capitalisme patricarcal fait subir aux dominé.es. A ce titre - et parce qu'ils n'étaient plus très nombreux, ces cinéastes issus des révoltes de mai 68-, il manquera. Mais il manquera aussi aux montreuillois.es qui, entre 2012 et 2014, se sont battus pour sauver le cinéma public – le Méliès - et son directeur de salle, Stéphane Goudet, grâce auquel il rayonnait bien au delà de la ville. La lutte a payé, le directeur de la salle et l'équipe ont été réintégrés et c'était bien d'avoir, venu en voisin, un vétéran avec soi, un grand combattant, en compagnie d'autres figures montreuilloises du cinéma comme Dominique Cabrera, Robert Guédiguian, Dominik Moll ou encore la regrettée Solveig Anspach.

Jean-Pierre Thorn, en enfant de mai, est un cinéaste au service du collectif. Il est là pour documenter, pour témoigner. Il s'efface derrière le sujet même s'il ne partage pas – on l'apprend sous la plume de Sylvain Dreyer dans un texte intitulé « Le cinéma militant et le mythe du collectif » (2017) - l'utopie collective du groupe Medvedkine qui voulait donner la caméra aux ouvriers. Si le cinéaste est un professionnel qui développe son écriture, son travail, fruit de son expérience, est bien orienté vers celles et ceux qu'il filme. Oser lutter, oser vaincre donne à voir la lutte des ouvriers de Renault Flins en 68. Le film est réalisé dans l'urgence et la précarité, en activant les solidarités politiques et syndicales (Thorn est introduit dans l'usine grâce à un établi, militant comme lui à l'UJCML – Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, un mouvement maoïste) mais aussi professionnelles (Bruno Muel, cinéaste et écrivain, a prêté du matériel et participé à la réalisation). C'est établi lui-même, à Alsthom, qu'il filmera la grève des ouvriers, immigrés sans papiers, de Margoline une dizaine d'années plus tard.

Illustration 1

Pour Jean-Pierre Thorn, l'activité politique ne se dissocie pas de la pratique artistique. Il semble que ce soit là une éthique qu'il partage avec nombre d'autres cinéastes engagés de sa génération et qu'il semble avoir théorisé dès ses années étudiantes : on apprend par le Maîtron que son projet de thèse en sémiologie, dans le cadre du séminaire de Roland Barthes en 68-69 à l'EPHE, avait pour thème « Marxisme-léninisme et théorie du montage d’Eisenstein ».

Attentif aux luttes que sa caméra enregistrait, Jean-Pierre Thorn a aussi été un observateur de ce qui se jouait – et se créait – dans les marges. On dirait aujourd'hui qu'il a contribué à lutter contre l'invisibilité de tout un monde socialement dominé : les immigré.es, les habitant.es des banlieues, les hommes et femmes racisé.es, etc. Un collectif d'artiste (avec notamment Alice Diop, Gael Faye), se référant à Faire kiffer les anges, rappelle, dans Libération, qu'il a réalisé le « premier film du le mouvement [hip-hop] ».

La tribune de ces artistes, qui témoignent de ce qu'elles.ils lui doivent, dévoile une autre facette de Jean-Pierre Thorn, «docu- passeur des luttes » pour reprendre la belle expression de Rachid Laïrèche dans le même journal. Un grand frère, sans doute, davantage qu'un père. L'attachement au collectif concerne aussi, pour lui, la génération qui vient.

Ce qui rend si émouvant son dernier film , L'âcre parfum des immortelles, réalisé en 2019– vu au Méliès, évidemment - c'est sa voix. Lui qui a toujours fait entendre celle des autres, celle des « sans voix » fait vibrer la sienne dans un bouleversant hommage à une femme disparue qu'il a aimé. Pour la première fois sans doute, il dit « je » - et on lui en est infiniment reconnaissant. Dans ce qui ressemble à un film d'adieu, le « nous » qui l'a toujours porté laisse affleurer, avec une très belle pudeur, ce « je » qui nous parle à nous, spectateurices. Les premiers mots du film qui en accompagnent les premiers plans, incluant des images d'archives et se concluant sur une photo de la femme à qui le film est adressée sont bouleversants.

« J'avance à travers les pins d'une forêt des Landes et ce sont les premiers pas de ce film. Derrière moi, il y a des années de combats et d'illusions. Des années de rencontres et de séparations. Et il y a toi »

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