On retrouve dans Le rire et le couteau le plaisir éprouvé devant les films du nouveau cinéma argentin, comme Los Delincuentes ou Trenque Lauquen : Le plaisir de la durée d'abord– plus de 3 heures – qui libère la narration des conventions. Le film prend son temps. Toutes les scènes n'ont pas à faire avancer le récit qui se déploie latéralement. Celui de l'errance, aussi, que permet justement la durée. Comme Rodrigo Moreno qui, dans Los Delincuentes, emmène les protagonistes dans un voyage poétique, au coeur de la Pampa, s'écartant du motif principal et classique des fugitifs en cavale après leur coup, Pedro Pinho laisse son personnage principal, Sérgio, dériver, semblant négliger sa mission – celle de réaliser une étude d'impact environnemental en vue d'un projet de route, en Guinée Bissau.
Le plus intéressant est là, dans les chemins de traverse empruntés par Sérgio, dans les détours qui le mènent à des endroits parfois inattendus. On se doute qu'il rendra son dossier dans les délais mais l'enjeu du film n'est pas là : le dossier est un prétexte. Comme chez Laura Citarella qui, dans Trenque Lauquen, suivait la dérive de Laura (Laura Paredes) dans des paysages mystérieux, Pedro Pinho plonge Sérgio au cœur de la Guinée Bissau et fait de cette immersion le motif principal de son film.
Le rire et le couteau tient du récit initiatique. Le héros se verra transformé par ses expériences, ses rencontres. Sérgio incarne logiquement la figure du candide, de celui qui se laisse porter par les évènements. Il traverse un territoire autant qu'il est traversé par lui. De ce point de vue, le film pose un regard ethnographique, proche du documentaire. Mais Sérgio n'est pas un ethnologue, il ne se contente pas de consigner ses observations dans son carnet. Il est inscrit dans le territoire qu'il arpente, qu'il découvre, auquel il réagit. Il est engagé.
Le cœur du film est là : Pedro Pinho filme l'engagement d'un corps dans un espace inconnu. Sérgio expérimente physiquement ce monde dont il ne sait rien : corps dansant et désirant dans les fêtes nocturnes de Bissau où il fait la rencontre de Guilherm (Gui) et de Diara ; corps éprouvé par la chaleur accablante, la maladie ; corps blessé, confronté à ses propres limites. Sérgio est un corps flottant au gré des évènements et des rencontres ; c'est un corps étranger – celui d'un ingénieur portugais – qui essaie de « prendre » sur son environnement, qui voudrait se fondre dans la ville, dans le pays – mais que l'on remarque, corps décalé, un peu maladroit, impuissant,comme le révèle une scène cruelle avec une jeune prostituée.
Cette connaissance par corps d'un pays donne au film une très belle sensualité. Mais son propos ne s'y arrête pas : l'engagement de Sérgio est aussi celui d'un conscience. Au fil des expériences et des rencontres, c'est une compréhension du monde qui se fait – une compréhension de la place qu'on occupe dans le monde. Il s'agit pour Sérgio de se défaire, se déprendre de cette posture de neutralité plus ou moins revendiquée initialement. Les rencontres sont des leçons : elles disent la position qui est la sienne, à Bissau et sa région, en tant qu'homme blanc, européen, cisgenre, diplômé, travaillant pour une ONG.
Pinho, ici, est un cinéaste politique. Il donne à voir l'expérience que fait Sergio de ce qui sous-tend sa présence à Bissau, c'est à dire l'ensemble des rapports de domination intriqués dont il est le révélateur – rapports de classe, de genre, de race. Son film s'inscrit manifestement dans une démarche intersectionnelle. Se voir homme blanc dans le regard de Diàra, femme noire de Guinée Bissau, et comprendre le privilège qui est associée à ce statut. Se percevoir homme cisgenre en face de Gui, Noir.e queer originaire du Brésil et mesurer le privilège masculin : ce sont, parmi d'autres, des expérience fondatrice pour Sérgio.
Gui symbolise l'intersection et la non fixité des rapports de genre et de race : parlant de lui ou d'elle indifféremment - ou suggérant la fluidité permettant de passer de lui à elle – iel performe le genre mais aussi la race lors d'un échange avec un homme noir de Bissau. A son interlocuteur, hors-champ, Gui affirme « je suis noir ». Il lui est répondu « tu es blanc, je suis noir » : comme le genre, la race apparaît fluide. On pense au livre de Michel Agier, Racisme et culture, qui reprend notemment des éléments d'un travail de terrain à Bahia, où le carnaval est un lieu de réppropriation par les Brésiliens noirs de leurs racines africaines. Agier montre que la race - loin évidemment de tout substrat biologique - est un répertoire gradué où se situer et situer les autres sur une échelle discrète allant du noir au blanc. Il est intéressant de voir ici que Gui, Noir.e du Brésil est perçu.e comme un Blanc par un Noir d'Afrique. Mais le désir de devenir noir qui anime Sergio- face à Gui qu'il cherche maladroitement à séduire – rencontre une brutale fin de non recevoir (« fils de pute de Blanc »). On ne s'affranchit pas impunément du « stigmate » de la blanchité.
Vivement questionné, au cours de son périple, sur les privilège - dont il cherche à se débarrasser - dus à son genre et à sa couleur de peau, Sérgio n'est pas davantage épargné par la violence des rapports de classes. En tant qu'ingénieur, ayant sous ses ordres des hommes blancs non diplômés, accomplissant pour lui des tâches subalternes, il se trouve mal à l'aise : à la culpabilité du dominant en raison de sa race et de son genre se superpose le surplomb de sa position sociale. Ses efforts pour atténuer sinon effacer cette barrière de classe – il demande à être tutoyé, appelé par son prénom – se heurte à une maladresse aux effets déflagratoires.
Sérgio, sans l'accord de son employé, Joào, a déposé dans son congélateur – le sien étant défaillant – des échantillons à conserver au froid. La chose est découverte – avec fureur - par Joào au moment de retirer du congélateur des morceaux de choix en vue d'un repas de fête auquel est convié l'ingénieur. Persuadé que les « déchets » entreposés par Sergio près de la nourriture congelée aura pour effet de la contaminer, il profère à l'égard de son supérieur des menaces de mort auxquelles celui-ci réagit mollement.
L'incident est révélateur. Sérgio peine à trouver sa place. Balloté par des évènements qu'il a en partie provoqués, il subit malgré lui des verdicts qui peuvent sembler immérités – le « fils de pute de blanc » qui lui est adressé, venant contrarier ses efforts pour faire oublier sa couleur de peau faisant pendant aux menaces de morts anéantissant sa volonté manifeste de faire disparaître son privilège de classe. Pourrait s'ajouter à ces amères leçons celle de Diàra lui signifiant que son refus « vertueux » d'accepter une somme conséquente – proposée par l'énigmatique Horacio, en échange d'une faveur obscure – relève d'une posture « dégueulasse » qu'il se permet d'adopter du haut de ses privilèges. Une autre critique s'entend dans ses propos, celle de la « bonne volonté néocoloniale » des ONG qui prétendent faire le bien des populations auxquelles elles imposent leur expertise. Cela fait écho à une autre séquence au cours de laquelle, à l'occasion de la vérification de l'efficacité de l'installation d'équipements sanitaires dans un village, Pedro Pinho laisse affleurer, derrière la bienveillance affichée, une attitude humiliante du personnel humanitaire à l'égard des populations aidées.
L'itinéraire de Sérgio l'amène – c'est le programme du film – à devenir acteur de son destin. Dans la dernière partie, le voyage en pirogue qu'il accomplit - une très belle séquence baignée par une atmosphère calme et paisible – est une façon pour lui d'honorer une dette et d'achever sa mission. Sérgio donne alors l'impression d'agir, ne plus subir ce qui advient. En réponse à la question qui lui avait été posée par la prostituée, il sait désormais ce qu'il fait ici.