Avertissement : ce billet va en grande partie dévoiler le récit d'Antony Passeron.
On entre dans le livre d'Antony Passeron, Les enfants endormis, par les images, au sens photogaphiques, celles de la couverture. Elles signalent une époque, un climat : années 80 avec la berline citadine blanche garée en contrebas d'une maison, un après-midi écrasé de soleil (une golf ? Peut-être pas. Une Talbot, cette marque qui n'existe plus?). La même voiture, dirait-on, est photographiée, de face cette fois et c'est l'hiver, au dos du livre. A l'exception de celui d'Anthony Passeron, en bas à gauche, quatrième de couverture, les visages sont flous : question d'époque. Les marié.es semblent figé.es dans un décor granuleux, presque pointilliste, couleurs ternes. La photo est en bas, à droite de la couverture. Elle excite l'imagination. La femme sourit, on le devine – mais l'homme ? Le bouquet est très beau. Il porte une moustache. Elle regarde le photographe, pas lui.
Ces clichés pris au polaroïd nous installent dans l'histoire intime d'une famille mais plus largement, d'une société, celle des années sida, dans le sud de la France– nous le savons, nous avons entendu Antony Passeron parler de son livre. Nous avons entendu parler de Désiré, sans bien le connaître. Le premier déplacement est là, c'est comme un décalage : on revient une quarantaine d'années en arrière, on se retrouve dans l'arrière pays niçois. Le livre d'Antony Passeron opère comme ceux d'Annie Ernaux et on repense à cette exposition photographique où ses textes dialoguaient avec des images de la vie quotidienne, au MEP. On repense aussi à ce film de 2022, Les années super 8.
Ce qui nous bouleverse, ce sont aussi les images, au sens littéraire cette fois, que trouve Antony Passeron, tout au long du roman. Pour parler de ses grands parents et de leur dévouement à cette boucherie qui est toute leur vie, il écrit « La viande ne les quittait jamais ». Les images de Passeron s'enracinent dans la réalité la plus prosaïque. Il décrit les carcasses de viande, le sang, les mouches attirées par la viande faisandée. L'épaisseur du temps passe par les gestes répétés et les traces qu'ils laissent « On frottait une lame sur le billot pour retirer la viande que les coups de couteaux y avaient incrustée. Ce geste avait été répété si souvent que le bois dans lequel avait été taillé ce meuble était creusé de plusieurs centimètres ».
La plus belle image du livre est sans doute son titre, les enfants endormis. Personne n'avait parlé ainsi de cette jeunesse désœuvrée qui, au bout de l'ennui, était retrouvée au petit matin ou au milieu de la journée, une seringue au creux du bras. Personne n'avait peint un tableau aussi touchant de ces junkies ravagées par l'héroïne. Antony Passeron les considère avec douceur. Il nous les montre le visage apaisé, le corps relâché. Le sommeil les a surpris dans la beauté de leur âge. Ce sont des anges.
Mais la souffrance, la dégradation des corps, ne sont pas passées sous silence. Pas d'optimisme déplacé, pas de volonté d'enjoliver. Rendre les personnages dignes ne conduit pas à effacer la déchéance. Antony Passeron annonce les défaites à venir, les embellies sont passagères. Il écrit, à l'occasion d'une cure à laquelle Désiré se plie enfin : « à défaut de remporter la bataille, on s'offrait une trêve. On retardait l'heure de la défaite ». Ce qu'il énonce est une tragédie. La grande tragédie de la fin du 20ème siècle. La lectrice et le lecteur d'aujourd'hui connaissent la fin de l'histoire. Nous savons que Désiré ne survivra pas, qu'il appartient à une génération perdue.
La beauté du geste d'Antony Passeron, qui là encore est proprement bouleversant, est dans son souci d'offrir un tombeau à ces femmes et ces hommes dévasté.es par la dépendance à la drogue et dévoré.es par la maladie qu'ils accueillent presque indifférent.es tant l'héroïne a effacé chez elles et eux le désir de vivre. Le livre parle sans détour de cette dépendance qui a gâché tant de vie et les a offertes, sans résistance, à la souffrance et à la mort. En racontant Désiré, son oncle, en allant chercher, dans des super 8 et des photos de famille, les traces de sa brève existence, Antony Passeron le fait entrer dans une histoire dont on ne parlait pas dans sa famille et qui peine à s'inscrire dans la mémoire collective. Qui parle du drame de ces villages ruraux de l'arrière pays niçois, gangrénés par le trafic de drogue et exposés de plein fouets à cette maladie encore largement mystérieuse qui décimait la jeunesse ? Qui parle de ce territoire abîmé par la désindustrialisation dans laquelle une génération s'est perdue, incapable de reprendre le flambeau des aînés qui ne la comprenaient pas ?
Désiré est le fils de cette histoire peu racontée. Il n'a pas eu le droit au bonheur – le cherchant dans les paradis artificiels et agressifs, il l'a payé un prix exhorbitant. Il l'a touché du doigt, pourtant, et c'est tout le prix de ce livre que de nous en donner des images. Celle du mariage – il faut y revenir – qui figure sur la couverture. Ce mariage entre Désiré et Brigitte fut un moment de bonheur arraché au désespoir. Il aura existé grâce à la littérature qui a le pouvoir d'éterniser ce que l'on sait, hélas trop bien, voué à la disparition. Il faut lire ces quelques lignes :
« Des voitures démodées sont garées à l'entrée du jardin. Brigitte descend de l'une d'elle, dans une petite robe de mariée blanche. Désiré, près de ma grand-mère, l'attend au bout du jardin, en costume bordeaux et nœud papillon. Ils ne sont pas maigres ni à côté de leurs pompes. Ils n'ont pas perdu leurs dents. Ils ne disparaissent pas dans un coin de l'image. Ils sont encore bien intégrés parmi les vivants. Ils ont l'air heureux, un bonheur timide mais un bonheur quand-même.
Quand l'image disparaît brusquement du mur de ma chambre, je comprends qu'ils auraient pu avoir une vie en dehors de la drogue. Une vie où ils auraient été heureux. Une vie où j'aurais pu les connaître. Une vie simple qui n'aurait sans doute pas mérité d'être racontée mais une vie tout entière. »
Au récit poignant de ce qui fut l'existence empêché de Désiré, Antony Passeron, en contrepoint, joint celui du combat contre la maladie qui fut mené, à Paris, par quelques médecins aventureux et dévoués à une cause qui les ébranla profondément. Il faut citer les noms de Willy Rozenbaum et Jacques Leibowitch, de Jean-Claude Cherman et Charles Daguet, Françoise Barret-Senoussi, Françoise Brun-Vezinet et David Kltatzman – et on en oublie certainement. La bataille contre la maladie, les espoirs et les déceptions, la rivalité entre les chercheurs français, de faible notoriété et les pontes américains autour du professeur Robert Gallo – qui fera, par ses certitudes, perdre du temps à la recherche -, tout cela est raconté avec justesse. Les récits – et c'est un autre ressort de la tragédie qui se joue – ne se rejoignent pas. La découverte des trithérapies, grâce aux recherches de Jacques Leibowitch, au milieu des années 90 apporte un immense espoir, incomparable aux quelques avancées observées auparavant. Pour la première fois, l'espoir de bloquer la reproduction du VIH dans le sang est tangible. Mais la victoire arrive trop tard pour Emilie.
Emilie est la fille de Désiré et Brigitte. Antony Passeron consacre un chapitre (après celui, plus long, intitulé Désiré) au calvaire de cette petite fille. Contaminée du fait de l'infection du sang de ses parents, Emilie est morte dans son enfance. Et il n'est tout simplement pas possible d'admettre que cela ait pu être. Antony Passeron trouve les mots pour dire l'inconcevable. « Je ne me rappelle presque rien. J'aimerais avoir oublié le peu dont je me souvienne. Un minuscule cercueil blanc, plombé comme ceux de sa mère et de son père. Une taille de cercueil qui ne devrait pas exister ». Antony Passeron rejoint Mallarmé lorsqu'il écrit Pour un tombeau d'Anatole, à la mémoire de son fils mort autour de sa huitième année. Le résonnance est déchirante :
« quoi ! La mort
énorme – la
terrible mort
frapper un si
petit être
je dis à la mort lâche
hélas ! elle est en nous
non le dehors »
Que la mort soit une fatalité, inscrite dès sa naissance, par sa généalogie, dans les veines de celui et de celle qui seront venu.es au monde pour si peu de temps, voilà ce qui est intolérable, voilà ce qui soit être dit pour conjurer l'injustice. La mort d'Emilie est une profonde injustice qu'aucun Dieu ne saurait rendre acceptable. Antony Passeron rend compte de l'indécence d'une telle tentative, au moment de la cérémonie religieuse :
« Le prêtre a raconté sa courte vie comme si tout avait été précisément décidé par Dieu. Ce Dieu qu'on avait si souvent sollicité en vain. Ce Dieu qui dispensait chacun de s'interroger sur cette histoire, qui transformait les agonies les plus injustes en appels divins, les cadavres enfermés dans des cercueils plombés en âmes honorées parties vivre à ses côtés. Seuls une tristesse indicible et un profond désespoir pouvait pousser quiconque à le croire »
Antony Passeron n'écrit pas seulement en hommage à celles et ceux qui sont parti.es, leur dressant une fragile mais précieuse stèle funéraire. Il parle aussi de celles et ceux qui sont resté.es, qui ont eu le courage d'affronter ce qui arrivait : Le père, avec sa colère sourde qui s'exprime dès le début du récit lorsqu'il évoque, dans un soupir, sur l'insistance de son fils « ce gros con de Désiré » . La révolte muette du père est rendue par l'auteur dans toute sa force, loin d'être jugée. La grandeur de ce livre est de s'attacher aux être qui vivent cette épopée funèbre avec respect et justesse, sans le moindre mépris, avec pour seul guide le souci de les sauver de la honte et de l'oubli.
« J'ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d'autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? ». Antony Passeron fait, longtemps après que les évènements ont eu lieu, longtemps après que l'oubli a commencé à les ensevelir, le choix de raconter, de montrer « le chaos du monde, un chaos de faits géographiques et sociaux » où s'inscrit la vie de Désiré et celle du village. Pour arracher ce monde disparu « à la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés ».
Parmi les figures sauvées de l'oubli, celle de la grand-mère, Louise, occupe une place particulère. C'est une femme en colère que son petit fils décrit avec tendresse, en butte au mépris des villageois, elle qui avait fui à 12 ans l'Italie en guerre. C'est une femme qui n'accepte pas ce qui arrive. La puissance du déni est une carapace bien fragile qui la protège mal de la douleur qu'elle subit, impuissante, celle de perdre un fils, une belle-fille, une petite fille. Louise a choisi de se révolter contre la réalité pour continuer à vivre. Peut-être, dans la confusion de ses émotions, a-t-elle cru que cette colère soutiendrait ces êtres qui lui sont si chers, les sauverait d'un destin pourtant déjà écrit, intimiderait la mort qui progressait inexorablement dans leurs corps affaiblis ? Antony Passeron trouve les mots justes pour évoquer cette grand-mère qui se bat contre le monde avec ses armes dérisoires, pour rendre compte de son déni – son sens de l'image est encore une fois précieux : « Ma grand mère était démunie. Ses colères inutiles. Dans le secret de leurs discussions, elle demandait à son fils d'arrêter la drogue. Désiré promettait dix fois, cent fois et plus encore. Cela suffisait. Elle voulait y croire. Les bras que son fils lui présentait ne pouvait pas mentir. Les plaies cicatrisaient. Tout cela n'était déjà plus qu'un mauvais souvenir ».
En épilogue du récit, Antony Passeron rend à la lumière un homme dont la vie a été comme un repli progressif, une tentative de s'effacer. C'est Emile, son grand-père paternel. Après la mort de Louise, il est seul. Il a perdu la vue. Il a perdu la mémoire. Son petit fil écrit ces quelques mots comme pour l'autoriser à disparaître, maintenant que tout est fini : « Le vieil homme errait dans les vestiges d'un monde qui avait péri avant lui. On l'apercevait souvent assis sur un banc, au soleil. Peut-être avait-il enfin trouvé une forme de paix ».