Le premier plan de Bonjour la langue montre un homme d'une quarantaine d'années posant ses valises dans la cour d'une villa qu'on devine située au Sud de la France, sans doute à cause de la lumière. Peu après, en contrechamp, un vieil homme apparaît, assis sur un fauteuil, qui l'attendait. Le décor est planté. Ce sont des retrouvailles. Elles sont orchestrées par une succession de plans fixes qui ne réunissent pas les deux protagonistes (il faudra attendre la scène du déjeuner pour les retrouver ensemble dans le même plan).
Les retrouvailles entre le père (Paul Vecchiali) et le fils (Pascal Cervo) ne sont pas des plus chaleureuses. On peut même dire qu'elles tournent rapidement à la déception. Le fils constate, amer : je ne suis pas devenu celui que tu aurais aimé que je devienne.
Le retour du fils - car il s'agit d'un retour - semble d'emblée marqué du sceau d'une tragédie familiale. Parti soudainement, il revient trop tard. La mère et la sœur ont disparu dans un accident. Le vieillard est seul. La voix cassé, il implore la pitié de ce fils qu'il n'a sans doute pas assez aimé. Le père est dans un besoin de réconciliation, avant la mort. Le fils est dans le temps de la colère froide, longtemps gardée, différée par la fuite. La joute verbale filmée par Vecchiali se déploie dans une progression spiralaire où les moments de dureté appellent l'apaisement donné par quelques mots tendres, un sourire éclairant le visage tendu du fils, un sanglot avalant les derniers mots du père. Mais la tendresse ne dure pas : à l'humeur badine, complice, à peine esquissée, succède l'amertume, l'incompréhension.
L'incompréhension, le décalage entre le père est le fils, révélé par les méandres de ce dialogue - qui, en dépit des tensions et rebondissements, ne s'interrompt pas - est un des ressorts de la narration. On s'interroge périodiquement sur l'identité de son interlocuteur - le fils en particulier pointe chez le vieil homme qui lui fait face la possibilité d'une confusion : es-tu bien sûr d'avoir ton fils devant toi? L'interrogation ne cesse de résonner tout au long du film. L'un des enjeux est bien de savoir à qui l'on s'adresse, qui l'on aime vraiment. Vecchiali travaille ce doute jusqu'à l'endroit d'une réconciliation, d'un rapprochement, d'une étreinte sobre, deux fois montrée dans une troublante répétition qui clôt le film.
Le doute gagne d'autres régions - et c'est une autre beauté de ce film à bien des égards testamentaire. Sait-on vraiment pourquoi on accomplit tel ou tel acte? En écho à cette interrogation, Paul Vecchiali fait du somnambulisme un motif plus ou moins souterrain. Le fils rappelle au père cette nuit qu'il avait oubliée, au cours de laquelle il s'était lancé dans une chevauchée imaginaire -c'est l'occasion d'un échange complice sur John Ford. Mais dès l'amorce du film, en écho rétrospectif, l'homme dont on ne savait encore rien se trouvait là, valises à ses pieds, sans y avoir vraiment pensé, descendu du train presque par inadvertance. Comme un somnambule, le fils se trouvait là, au rendez-vous que le père ne lui avait pas vraiment fixé, sans bien comprendre ce qu'il y faisait. Nos actes nous échappent et parlent pour nous, malgré nous, semble nous dire Vecchiali. Une forme de fatalisme, écho à la dimension tragique de son cinéma, est sans doute ici perceptible.
Mais on pourra aussi voir dans ce film l'affirmation d'une liberté, celle d'un père qui cherche non seulement à réparer mais, au-delà, recomposer la relation avec son fils, pour la situer du côté des liens électifs, de l'amitié : ce n'est pas un vain mot pour Paul Vecchiali. La famille de cinéma, qu'il s'est construite, avec Diagonale, constitue une expérience unique dans le paysage français. On peut y voir une utopie politique, une aventure collective, la création, fragile, d'une communauté soudée. Vecchiali pratique l'amitié comme une éthique et la célèbre dans tout un pan de son cinéma -avec l'amour. L'amour est son autre affaire : voir Corps à cœur pour la passion ou Rosa la Rose pour le plaisir et la fête. Mais les scènes de liesse collective, où on lève son verre, ou l'on chante - bref : où l'on dresse au autel à l'amitié - sont aussi emblématiques de son cinéma.
Au fond, ce récit de filiation est peut-être aussi, pour Vecchiali, une tentative de léguer son héritage à ce fils de cinéma qu'il s'est choisi, Pascal Cervo, présent dans plusieurs de ses derniers films. La narration est du reste traversée d'extraits d'autres films montrant le jeune acteur face à son mentor, troublant miroir de ce qui nous est raconté. Ce caractère autoréférentiel du cinéma de Vecchiali participe du plaisir que l'on a, nous, que L'étrangleur -pour ne citer que ce chef d'oeuvre- avait enthousiasmé, à honorer les rendez-vous qu'il nous donne régulièrement, avec une urgence plus forte, l'âge venant. Nous nous sentons un peu faire partie de sa petite bande en éprouvant une émotion - partagée avec lui et avec les specteurices fidèles de son cinéma - dans Un soupçon d'amour, devant la présence fragile de Marianne Basler qui avait illuminé de sa joie de vivre Rosa la rose, fille publique.
Bonjour la langue s'inscrit dans la veine la plus autobiographique de la filmographie de Paul Vecchiali mais c'est un matériau déformé par la fiction. Le cinéaste s'autorise toutes les libertés, dont celle de ne pas s'épargner. Il se campe en Monsieur Charles, vieil artiste un rien aristocratique, égoïste, incapable de faire de la place à ce fils blessé. Puisque tout est permis, ce fils s'appellera Jean-Luc et il est troublant de voir Vecchiali se représenter en père putatif de l'homme de cinéma - son contemporain ! - avec lequel il a dialogué tout au long de sa filmographie jusqu'à donner à son dernier film un titre-miroir de L'adieu au langage de Godard.
Dans l'art de tresser fiction et réel, intime et politique, le film de Vecchiali fait écho à Pater, un autre récit de filiation. Bien que les cinéastes soient assez éloignés par le style, la flamboyance de Vecchiali s'opposant à l'art de l'épure qui caractérise le cinéma de Cavalier, Pater et Bonjour la langue temoignent d'une même nécessité, celle de la transmission. Comme si l'un et l'autre éprouvaient le besoin de s'assurer que quelque chose persistera de leur cinéma, leur vision du monde, leur artisanat. On sait que la mémoire des gestes et des lieux est une obsession de Cavalier, comme l'attestent ses Six portraits XXL. Mais ce qu'enregistre sa caméra, c'est aussi la mémoire de celles et ceux qu'il aime, auxquel.les il apporte la fragile éternité de son cinéma modeste. L'amitié, motif privilégié du cinéma de Vecchiali, est le titre-programme du dernier film de Cavalier. Les deux vieux maîtres, encore une fois, depuis leurs univers singuliers se rejoignent.
À l'image de Cavalier, Vecchiali, dans son long chemin de cinéaste, est allé vers la légèreté, comme pour se débarrasser du fardeau d'une machinerie qui empêche, qui limite. Bonjour la langue, film posthume, peut se voir comme un exercice de liberté, l'élégante conclusion d'un parcours précieux parce qu'unique dans le cinéma français.