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Billet de blog 18 mai 2020

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Fermeture du journal satirique El Manchar : un mal nécessaire ?

L'annonce de la fermeture du journal satirique El Manchar suscite encore l'émoi collectif au sein de la communauté Algérienne. Bouffée d'air frais retirée, nième censure à la liberté d'expression ou encore indifférence voire satisfaction, que nous dis réellement cet incident sur nos approches face aux notions d'humour et de liberté d'expression et comment y réagissons-nous ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   Un humour de fer dans des phrases de velours :

   El Manchar est un journal satirique Algérien, lancé via une page Facebook en 2013 par un jeune pharmacien de 28 ans. Il s'imposera rapidement dans la scène "facebookienne" Algérienne notamment par un humour caustique et un sens de la satire jusque là inédit ou seulement amené via des formes moins accessibles et/ou moins pertinentes.

 Ainsi, El Manchar, à défaut d'avoir inventé ou d'avoir été pionnier dans le domaine de la satire en Algérie, aura tout de même l'important mérite d'avoir œuvré, par sa forme attrayante et parlante aux jeunes générations, mais pas que, à une démocratisation conséquente du style pasquin, notamment par le biais d'un community management efficace, d'une régularité de publication maîtrisée mais aussi et surtout grâce à un humour pertinent, accessible et rafraîchissant.

 Construisant peu à peu sa notoriété sur des envolées moqueuses percutantes, sur la reprise de leurs articles par des médias et hommes politiques au premier degré ( le St Graal pour tout journal satirique) et surtout sur une subtilité humoristique qui sait correctement faire passer un message sans tomber dans la provocation pure ou la vulgarité, il s'impose peu à peu dans la sphère médiatique comme un espace libre où, enfin, se matérialisait, dans une forme fraîche, un sentiment propre à tous les Algériens : celui de rire face à l'adversité et d'user de l'humour pour pallier à la morosité qu'offre souvent le pays.

 "Malgré mqawda, âaychine ghaya rak fahem" une maxime célèbre en Algérie du YouTubeur/humoriste Mnanauk, lui aussi pionnier de la critique sociale crue et décalée, pouvant se traduire part " Malgré la dureté de la situation, nous vivons bien", traduit exactement l'idée et le sentiment commun à énormément de concitoyens sur lequel s'est basé El Manchar et grâce auquel il s'est construit une communauté nombreuse, fidèle et bienveillante.

   Une Algérie meilleure... Ou pas :

"El Manchar, c’est fini. On se retrouve bientôt dans une Algérie meilleure. Ou Pas. » C'est donc sur cette phrase publiée sur la page Facebook du journal en Mai 2020 qu'on apprenait la fermeture subite de ce dernier, sans autre explication. Une décision évidemment questionnée et suscitant l'interrogation de beaucoup de par le flou autour des raisons de cette déclaration. Un flou dans un premier temps appuyé par le créateur du journal, se réappropriant avec légèreté une citation de Baudelaire "Parmi les droits de l'homme, deux droits semblent être oubliés : celui de se contredire et celui de s'en aller", se voulant aussi comme étant un message rassurant envers les lecteurs, inquiétés alors d'une potentielle arrestation de membres de l'équipe, inquiétude légitime au vu du climat actuel tendu entre journalistes et gouvernement. Des interrogations que viendra tenter d'apaiser un peu plus tard le journal satirique en écrivant ceci :" Nous n'avons pas été censurés ou bloqués par les autorités. Cette décision a été prise par l'équipe de rédaction. Le climat de répression des libertés, les incarcérations de citoyens à la suite de leurs activités sur les réseaux sociaux nous ont conduit à réfléchir sur les risques que nous encourons." 

Une fermeture donc aux apparences d'auto-censure qui met fin, ou au moins en pause,à un paysage édifiant dans la scène virtuelle Algérienne.

  L'indignation aux dépends de la poursuite :

La tristesse, l'incompréhension et la déception de se voir séparés de ce médium décalé fusent alors sur les réseaux sociaux, un flot compassionnel majoritaire entrecoupé ça et là d'incorrigibles sarcastiques pointant du doigt la contradiction de l'auto-censure, démarche couarde par rapport au militantisme affublé au journal, ainsi que d'autres, hostiles ou seulement non-adhérent à l'humour d'El Manchar, mettant l'accent sur les boutades parfois redondantes, faciles et faisant appel à des "souffre-douleurs" usés jusqu'à la moelle au lieu de se renouveler.

Il est pourtant intéressant aujourd'hui de relever une attitude ayant pris trop d'ampleur sur les réseaux sociaux Algériens et de manière générale : cette propension nocive à l'indignation théâtrale, au scandement réflexe et aisé de la honte, de l'injustice et à l'aboutissement perpétuel de toutes ces élucubrations au "boss final" des lieux communs : le "Où va-t-on?" meurtrier qui, vidé de sa substance depuis déjà longtemps, devient une impasse intellectuelle par le biais du sentiment de satisfaction factice qu'octroie son invocation, nous faisant croire que constater suffit.

Ainsi les indignations les plus légitimes, ainsi que les solutions ne pouvant découler autrement que par ce sursaut émotionnel, s'effacent devant les vicieux "Où va-t-on?", les "Quelle honte !" et autres "C'est inadmissible" des commentateurs qui ne saisissent plus les concepts que par leur dimension sensibles et non plus par les intentions de leurs création, plus nobles et plus fidèles à la complexité du réel.

La facilité de se contenter de constater en criant à l'opprobre devient d'autant plus dangereuse lorsqu'elle est aussi propagée. Ainsi, s'imposant comme conclusion admise de tous et comme poncifs placardés à outrance dans les différents murs, l'effort nécessaire pour pallier à l'injustice que l'on dénonce se meurt entre les approbations mutuelles et les auto-congratulations dénonciatrices.

Se conforter et s'indigner de la disparition d'El Manchar ne fera pas revivre son esprit, ni la satisfaction que pouvait nous octroyer son contenu. Au contraire, la posture victimaire affublée ainsi ne fera qu'affaiblir la volonté de force et de transgression dont, à mon avis, étaient animés ses initiateurs. Seul l'action et l'entreprise concrète peuvent reprendre le flambeau de la liberté d'expression et de la mise en avant de l'humour satirique.

Ne regardons pas la disparition d'El Manchar avec un œil compatissant mettant en exergue les échecs, les faiblesses et les fins mais regardons cela avec un œil inspiré et aiguisé, à la manière d'une scie, mettant en valeur ce qu'il y'a de louable et ce que nous nous devons de perpétuer.

Après tout, n'est'ce pas avec des scies que nous pouvons refaire le monde ?

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