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Billet de blog 26 mai 2020

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Algérie : l'artiste derrière la fresque murale « maçonnique » vandalisée s'exprime

18 Mai 2020, un acte enflamme les réseaux sociaux en Algérie. Un citoyen et quelques amis à lui, rouleau de peinture à la main, vandalisent fièrement une fresque de street art avec comme prétexte "un symbolisme franc-maçon qui a pour but de laver nos cerveaux". Slimane Sayoud, artiste et membre du collectif ayant entrepris la création de la fresque revient sur l'incident.

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" Faut lui enlever les yeux ! Remets de la peinture sur l’œil, il est là-bas le danger !" 

C'est ainsi que s'ouvrait une vidéo qui fit rapidement le tour des réseaux sociaux en Algérie. Un citoyen, avec ce qui semble être une bande d'amis habitant la rue Benboulaïd à Alger-centre, recouvrait alors, à grands coups de rouleau de peinture, une fresque murale représentant le portrait d'un homme, gobelet à la main. Ce vandalisme était alors justifié sur le moment par ses instigateurs par le fait que le portrait en question était rempli de "symboles maçonniques", non seulement contraire à la culture algérienne, mais véhiculant même des signaux dédiés à la manipulation de masse.

L'incident enflamme alors la toile et suscite de nombreuses et vives réactions. Deux jours plus tard, Salim Dada, secrétaire d'Etat chargé de la Production culturelle, ira sur les lieux constater les faits et c'est ainsi, maintenant devenue affaire d'ordre publique, que l'auteur de l'acte se verra arrêté et placé sous mandat de dépôt.

Slimane Sayoud, jeune artiste et membre du collectif derrière la fameuse fresque, revient avec nous sur ce qui s'est passé :

Avant de parler de ce qui s'est passé, parle-nous un petit peu de ton parcours artistique?

J'ai grandi et baigné dans l'art depuis tout petit en réalité. Mes deux parents sont peintres autodidactes. Quant à moi, après des études en biologie d'abord dans ma ville d'origine, je suis parti à Alger m'inscrire à l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts où j'ai choisi la spécialité sculpture. J'avais en parallèle commencé à me faire un petit nom en travaillant en tant que graphiste puis petit à petit j'ai réussi à faire mes preuves en tant qu'artiste. D'abord en participant à des expositions collectives puis en réussissant à mettre en place des expositions individuelles en Algérie dans un premier temps, puis à l'étranger. J'ai exposé en Chine, deux fois, à Pékin ainsi qu'à Shanghai, en Egypte et en France aussi où plusieurs projets sont d'ailleurs en cours de préparation, évidemment en stand-by maintenant à cause de la pandémie, mais qui ne tarderont pas à voir le jour.

Comment s'est faite la fameuse fresque de la rue Benboulaïd ? Quel était votre état d'esprit à ce moment-là ?

Alors concernant la fresque, ce qu'il faut savoir c'est qu'à la base c'était un événement d'art urbain, qui s'appelle le Djart '14, et qui avait été fait en collaboration avec la wilaya d'Alger. Un appel à candidatures avait été lancé puis on a sélectionné un groupe d'artistes pour y participer. Côté organisation, il avait eu quelques petits problèmes, notamment concernant la peinture qui devait être importée de l'étranger et qui a mis énormément de temps à arriver ainsi que d'autres petits soucis, mais je ne vais pas blâmer les organisateurs pour autant.

On a donc passé la plus grande partie du temps à apprendre à se connaître entre artistes. D'ailleurs, initialement, on avait pas voulu faire des œuvres très recherchées ou très poussées. On a surtout misé sur l'esthétique pour d'abord investir les lieux. Chaque artiste avait un mur à lui sur lequel il pouvait produire, contrairement à moi.*rires*Je me suis donc amusé à dresser le portrait de chaque artiste sur le mur qu'il avait peint, comme une sorte de signature. Et donc le portrait c'était pas le mien, c'était un autre artiste qui n'a pas voulu révéler son identité pour probablement ne pas être impliqué dans cette histoire.

Sinon, de manière générale, l'état d'esprit ambiant était vraiment joyeux et agréable. J'avais séché et le travail et les Beaux-Arts pour y participer et je ne regrette pas. On a passé énormément de temps à partager entre artistes, y'avait El Cid avec nous, qui était un artiste qu'on admirait. L'ambiance était vraiment pas mal du tout !

Que ressent un artiste quand il voit une de ses œuvres vandalisée et accusée de véhiculer un danger ?

Vous savez, à la base le vandalisme est un mouvement revendicateur, qui revendique un territoire et qui va de paire avec le street-art. Donc franchement ça ne me dérange pas du tout. Ça fait partie du "game". Outre cela, ce qui m'a incommodé c'est les revendications derrière qui sortent justement du territoire artistique. Personnellement ça ne m'a pas dérangé du tout que le mec vandalise cette fresque. Elle datait déjà de 2014 et si on était dans un pays qui promouvait véritablement l'art, la fresque aurait déjà été renouvelée plusieurs fois et on aurait eu de nouveaux graffitis chaque année. Ce n'est donc pas l'acte en lui même qui m'a indigné ou quoique ce soit, le problème ce sont les propos du monsieur, qui se revendique comme soi-disant soldat d'Allah, qui combat les gens comme nous, qui nous colle des étiquettes sur le dos, comme quoi on est francs-maçons, on appelle à la délinquance, on veut nuire à l'Islam et aux codes de la pudeur Algérienne, etc. C'est ça qui m'a véritablement attristé.

En réalité, tout cela ne m'as pas tellement atteint intérieurement. Vous savez, un artiste est souvent incompris à bien des égards. Ce qui brusque en revanche, c'est de se retrouver ensuite avec pleins de monde, des compatriotes, qui t'insultent et qui te menacent de mort carrément. C'est vraiment difficile à encaisser. On a beau savoir et anticiper que l'on risque d'être incompris et mal interprétés en tant qu'artistes, voir les gens ne pas comprendre et nous accuser de véhiculer un danger, ça touche énormément.

Que pensez-vous de l'arrestation et de la mise sous mandat de dépôt de l'auteur de cet acte?

Je n'étais pas particulièrement pour. Mourad Krineh, un ami à moi, avait écrit dans une publication que demander sa condamnation était un peu exagéré, et j'étais plutôt d'accord avec lui sur ça. Moi-même je n'ai pas tellement réagi, je ne l'ai pas dénoncé sur les réseaux sociaux, je n'ai même pas partagé la vidéo en question. Et puis je le redis, je suis loin d'être contre l'acte en lui-même et ça ne m'atteint pas du tout. Tant que j'ai toujours mes mains et que je peux refaire autant d’œuvres que je veux, ça ne me dérange absolument pas. Ce qui m'a plus mis mal à l'aise c'est les propos qu'on pouvait retrouver sur le profil du monsieur : incitation à la haine, misogynie, homophobie, etc. C'est surtout ça qui pourrait lui valoir de comparaître en justice plutôt que l'acte qu'il a réalisé. Moi, je ne souhaite à personne d'aller en prison pour avoir peint sur un mur. Néanmoins les fruits de ses propos ont fait qu'il y a des gens qui veulent me tuer aujourd'hui. C'est donc ça que je trouve réellement dangereux.

Au long de l'histoire, nous avons beaucoup eu l'occasion d'observer l'instrumentalisation de l'art, souvent à des fins idéologiques ou de propagande. Nous avons donc aussi pu voir que l'impact que l'art pouvait avoir sur la société était réel et concret. Pensez-vous que l'art puisse être réellement exempt de toute idéologie ? Et sinon, que faisons-nous alors des productions artistiques qui véhiculeraient des idées que la société jugerait néfastes ?

L'art est incontestablement l'outil le plus important pour faire passer des messages et les artistes ont toujours utilisé leurs moyens d'expression et les différentes disciplines, que ça soit l'art, le cinéma, la musique, la danse etc. pour passer un message au peuple ou aux gens qui consultent leurs productions artistiques et ce, depuis la nuit des temps. Par exemple l'Eglise a utilisé l'art pendant la Renaissance pour propager ses idées, le capitalisme utilise encore l'art, notamment via la publicité, pour inciter à la consommation, ce qu'on peut considérer comme une utilisation néfaste, on peut aussi parler des musiques et chansons militaires qui ont pour but de réveiller les instincts patriotiques, etc. Toutes les disciplines artistiques sont un moyen très fiable de faire passer des messages, négatifs ou positifs. D'ailleurs ce qui vient de se passer soulève cette question importante, qu'on ne se pose malheureusement pas assez souvent à mon goût en Algérie et ça me fait énormément plaisir. après cet incident, que les algériens puissent enfin prendre conscience qu'il y'a des messages derrière les œuvres d'art et se pencher sur cet angle là en observant les productions artistiques, et ça, ça me fait très plaisir malgré tout ce que j'ai subi à cause de ça. Et puis, vous savez, pour peu qu'on s'y intéresse, que cela soit en le gratifiant ou en le méprisant, l'art et toujours gagnant. Ça me suffit. 

Allez, entre nous... T'es franc-maçon ou pas ?

Je ne sais pas comment qualifier cette question *rires* On n'est jamais sûr déjà de l'existence réelle de ce mouvement. Pour moi c'est un peu un mythe. Surtout que je doute toujours quand quelque chose est partout et nulle part en même temps, ce qui est totalement le cas de la franc-maçonnerie, même concernant les symboles... Dans l'art, sans le vouloir, tu te retrouves obligatoirement à produire des formes géométriques, par exemple le triangle ou le carré et tu ne le fais pas sciemment ou en référence à quelque chose de particulier. Et donc on a tendance à surinterpréter. Je veux bien citer l'exemple des films Pixar où l'on retrouvait dans chaque film un numéro sur lequel des complotistes se sont penchés et l'ont accusé d'être un message maçonnique subliminal et qui s'est finalement avéré n'être que le numéro de classe où les animateurs du studio ont fait leur formation. Cela n'était donc qu'un hommage et un truc banal mais sur lesquels beaucoup de gens ont flippé.

Personnellement je n'aime pas les idées reçues. Je suis donc allé me documenter sur la maçonnerie et je n'ai franchement rien trouvé de concret. C'est un sujet qui est beaucoup plus répandu dans les pays qui ont un fond religieux fort, que ce soit dans les pays de culture arabo-musulmane, judaïque ou chrétienne. Là tu te dis y'a peut-être un problème qui est lié à la croyance dans l'absolu et dû au fait que dans nos traditions, il nous arrive souvent de colporter des faits sans les vérifier et on les accepte sans discuter. J'ai un exemple qui me vient en tête et qui m'avait marqué et réveillé ma curiosité à l'époque, c'est la fameuse théorie de la purification de l'eau avec le son selon Masaru Emoto qui disait que différentes musiques avaient un impact, chacune différemment, sur la structure des cristaux de l'eau. On a ensuite dit partout autour de moi que la meilleure structure cristalline obtenue par ce procédé là était lorsqu'on exposait l'eau à la récitation coranique, et tout le monde relayait ça autour de moi, via des vidéos, etc. Je suis ensuite parti vérifier, ça ne disait pas du tout ça. Et c'est ça qui est problématique, c'est que dès que tu relies une information à la religion, tout le monde y croit sans poser de questions. C'est la même perspective qu'on a avec la franc-maçonnerie. Toutes les religions l’arbore comme un ennemi qui veut nuire à elles mais dont on a aucune preuve sur l'existence réelle de ça. C'est pour ça que je ne crois pas tellement à cette franc-maçonnerie, et donc pour ça que je ne suis pas un des leurs. Franchement, m'accuser de ça relève de la connerie.

Et puis même, supposons que je le sois, en quoi ça concerne les autres au point de vouloir me tuer. Et puis qu'est-ce que je pourrais faire avec un dessin ? En quoi dessiner l’œil de la providence sur un mur serait une atteinte ou un danger extrême à la religion? C'est cette paranoïa que je n'arrive pas à comprendre et je juge qu'il faut vraiment être ignorant pour mordre à un hameçon pareil...

Une dernière chose que tu voudrais dire ?

Ce que j'aimerais ajouter c'est que... L'artiste est quelqu'un comme les autres, il ne faut pas se mettre dans la tête qu'on est des gens différents. On partage les mêmes problèmes que tout le monde. J'ai des problèmes pour arriver à payer mon loyer, j'ai des problèmes parfois avec des gens que je croise dans la rue, j'ai des problèmes avec des filles que je rencontre dans ma vie, des problèmes vraiment au quotidien. Par exemple pour moi rien que descendre mes poubelles et faire le tri de mes déchets ça prend une allure de projet *rires* et je juge donc franchement ne pas avoir le temps d'essayer d'endoctriner les gens. C'est franchement pas mon truc. J'essaie juste de donner le meilleur de moi-même chaque jour, j'essaie d'être bénéfique aux autres et franchement m'attaquer au peuple d'où je suis issu et avec lequel je partage la plus grande partie de ma culture, ça n'est pas mon délire. 

Moi je me suis fait tout seul, je suis né à Azzaba, j'ai fait des études en biologie puis je suis parti à Alger où j'ai pas mal galéré. Je suis ensuite parti grâce à un visa d'études à Paris où j'ai aussi eu nombres de problèmes, je n'avais pas la somme nécessaire pour payer mon école, j'ai trimé pendant deux années là bas. Aujourd'hui je suis à Marseille et je galère toujours parce que c'est difficile administrativement aussi. Et là on m'accuse d'être un instigateur du mal et d'avoir la belle vie.

Je ne veux franchement pas entrer dans leur jeu et me justifier en disant que je suis un "fils du peuple", que j'e n'ai eu aucun privilège etc. Je suis un artiste et ce que je fais est ma façon de m'exprimer. Que celui qui juge mon art comme étant néfaste ne le consulte tout simplement pas. Je pense être libre de vivre ma vie. On arrive à m'insulter par exemple parce que j'ai une boucle d'oreille. J'ai l'impression qu'on veut absolument que je sois comme tous les autres et ça, ça ne me convient pas. C'est d'ailleurs à cause de cette mentalité que moi et beaucoup de jeunes quittons l'Algérie...

Bon, on se voit ensuite accusé d'être des soi-disant "traîtres" parce qu'on est pas restés mais franchement comment veux-tu rester quand lorsque tu pratiques ton art on ne cesse de te juger et de te mettre des bâtons dans les roues ? C'est véritablement à cause de ça que je suis parti, à cause de ces attitudes. Tu as l'impression que les gens veulent que tout le monde s'habille de la même manière, se coiffe de la même manière, se rase de la même manière, pense de la même manière et franchement comme ça l'Etat n'a même plus besoin d'appliquer une quelconque dictature vu qu'elle est déjà pratiquée par le peuple lui même et par nos confrères contre d'autres confrères, et ça ça ne me va pas. Il y'a une citation qui dit "si tu ne peux pas changer la société, change de société" et c'est ce que j'ai fais et pourtant aujourd'hui cette mentalité dont j'ai voulu me débarrasser me suis encore et tout ce que je veux dire c'est "s'il vous plaît, laissez-moi tranquille".

Benhabiles Sofiane.

Illustration 1
Fresque artistique à la rue Benboulaïd, Alger-centre.

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