J'en profite, sokolo s'est absenté... Et tout d'abord, rattraper les maladresses du patron, offrir un bouquet à celles et ceux qui sanglotent chaque vendredi à lire ses histoires tristes comme un bonnet de nuit.
Quel rabat-joie ! Ça ne devrait pas être permis, d'accabler l'assistance ainsi, alors que la vie ne demande qu'à être vécue en diffusant du bonheur à la volée, pas en transmettant le bourdon. Je lui en veux, vous savez...
Depuis le temps que j'attendais ça, m'asseoir dans son fauteuil de manager, tout cuir. Parait qu'il souffre du dos, penché des heures à combiner ses stratagèmes pour vous rendre malheureux. Mon œil, ses gouts de luxe transpirent de la cave au grenier, et le jour du grand soir, il se sera carapaté la veille en hélico, destination les îles anglo-normandes. Quel sagouin !
C'est mon tour d'écrire un billet, en douce, une revanche, et vous verrez, ce sera d'une autre trempe, vous en sortirez détendus, satisfaits comme après une séance de massage au hammam, et non l'âme fendue comme une buche sous le tranchant d'une cognée. Question rédaction, j'ai jamais été champion, alors forcément, ce sera un cran au-dessous, vous me pardonnerez, c'est l'œuvre d'un usurpateur. Tiens, je livre mon nom, j'ai rien à cacher. Boniface. Boniface Félix. Félix, c'est le prénom. Rien que de voir le clavier, j'ai des sueurs. Pourvu que je m'en sorte... C'est pas le tout, le jour se lève, faut faire fissa avant qu'il ne rapplique.
J'ai même dégotté des images de mon enfance. Tiens, moi, Félix Boniface, yeux dilatés devant la queullière, comme disait maman. J'ai pas hésité longtemps, plutôt que d'inventer des fables, j'vais me raconter. Ça va être vite fait, ma vie est lisse comme un toboggan. Rien de spécial, mais puisque l'occasion se présente, autant tirer profit de son blog, pas vrai ? J'ai jamais connu le devant de la scène, alors, pour me dépatouiller, j'vas arranger ça à ma sauce, et bien malin qui triera le vrai du faux.
Déjà, sitôt la première page, obligé de faire un aveu, j'ai menti... Avant de le confesser, je me suis réfugié à l'extérieur, à parcourir le jardin de sokolo, pensif, cigarette au bec. Puis, j'ai clopiné jusqu'au grenier, son bureau, pour rétablir la vérité. Ça me travaillait. Moi, Félix Boniface, ai de tout temps menti, voilà, c'est dit. Sur l'image, ce n'est pas mon petit pot, la cuillère non plus ne m'appartient pas. Sokolo le certifie, pour écrire, inutile de s'attarder sur la réalité, ou trop fade ou pas croyable. Lui jongle entre réel et fiction. Moi, si j'abuse la galerie, ça se voit, et tel Pinocchio, mon nez s'allonge.
La dame de l'image aux boucles d'oreilles et aux dents blanches, n'est pas maman non plus. J'suis sûr, vous me détestez déjà. Alors, puisque je suis démasqué, on va procéder autrement. Me raconter semble d'un coup difficile, à cause que j'ai guère laissé de traces dans ma vie. Une femme, un enfant, un coup de main à sokolo quand il s'énerve dans le jardin, à part ça, on a fait le tour. Je ne le comprends guère, il plante des rosiers à droite à gauche, et, systématiquement, les taille à mains nues, les épines lui meurtrissent la peau, il peste, pousse des hurlements et c'est toujours, moi, Félix Boniface qui m'interpose, ganté, pour achever le travail. C'est un drôle, tout de même. Et têtu, une vraie mule.
Revenons à mon billet. Plutôt que de conter ma vie sans importance, à l'aide d'images, je vais confesser celle qui m'aurait plu. Ainsi, vous en saurez tout autant que les pipelettes du village sur mon compte. Je ne vaux pas grand-chose, tout juste d'être figurant chez sokolo, copie conforme de ses personnages, sauf que moi, Félix Boniface, ai du sang qui coule dans les veines, transmis de générations en générations, un sang épais qui s'attarde aux extrémités. Parait que c'est mauvais signe. Après, dieu seul sait ce qu'on devient.
J'ai dérobé les images dans un vieil hebdomadaire jamais rouvert depuis mes vingt ans et, concernant la suivante, c'est tout juste ce dont je rêvais, petit. D'après la légende, le gamin brandit un bon point... Si vous saviez comme j'ai tiré la langue devant les copains. Ça ne s'oublie pas, quand on est mauvais élève. Et puis, son tablier à carreaux, ses joues aux taches de rousseur... J'trouvais ça rudement beau, ces taches, sans l'avouer aux gosses du pays, qui m'auraient brocardé... Maintenant, j'ai les miennes sur les mains, qu'on nomme ici fleurs de cimetière. C'que c'est que la vie, celle des autres qui fait envie.
Je m'étais entiché d'une petite amoureuse, criblée sous les cernes de taches minuscules, et puis, au moment de l'embrasser, elle m'avait envoyé sur les roses. Remarquez, je ne lui en veux pas. J'ai retrouvé son adresse, par un copain croisé sur une brocante. Si, si, dernièrement, elle tenait encore une mercerie... Et, en cachette de ma femme, j'ai envoyé un poème, celui resté dans mon cartable à 13 ans, conservé ensuite dans un missel dérobé à l'église, et comme ma femme ne fréquente pas le bon dieu, aucun risque qu'elle ne tombe sur mes vers écrits langue pointée et cœur battant. S'il était là, à surveiller ma prose, Sokolo me sermonnerait, Félix, ton cœur bat toujours, faut ajouter un ou deux mots, donner un sens. C'est qu'il m'épie, parfois...
Sokolo m'a prêté son nom et permis de griffonner sa propre adresse au dos de l'enveloppe, pour pas que ma femme tombe sur une déclaration en retour de courrier. Vous comprenez, à notre âge, ça fait mauvais genre. Et puis, rien. Depuis trois ans, jamais reçu de réponse. Forcément, j'étais pas en tablier à carreaux comme sur l'image, sinon, on serait peut-être encore ensemble, à s'embrasser dans les coins. Vas savoir... J'ai bénéficié d'une vie de couple heureuse, sans tiraillement. Sans trop de tromperies, sinon qu'une fois aux moissons, découvert en mauvaise posture, quel cornichon, j'ai promis. J'recommencerai plus... C'que j'avais honte, tous les voisins au courant, ma femme beuglant fenêtres ouvertes. C'est qu'elle a de la personnalité. Faut ben avec Félix, ça compense.
Pouah... J'ai été griller une cigarette dans le jardin, à cause des vapeurs qui indisposent monsieur. J'vous dirais, elles ne sont plus aussi bonnes qu'avant, me raclent davantage la gorge. Allez savoir pourquoi. C'est comme la respiration, depuis peu, j'ai ben du mal à affronter les marches du grenier, jusqu'au bureau de sokolo. La vieillerie, sans doute. D'après ma femme, je devrais me reposer, me contenter de lire le journal gratuit enfoncé dans la boite aux lettres chaque lundi et qui écrase le reste, mais si on cesse toute activité, ma foi, on ne mérite plus sa soupe le soir, pas vrai ?
Tiens, v'la une photo, tirée du même hebdomadaire, et comme j'aurais été fier de parents comme eux... Lui, mon père imaginaire à moustaches fume la pipe, et du coup, j'y ai tâté un jour, ça ne m'a pas plu, trop rêche, de plus, je bavais tel un renard. Sa femme, avec sa robe à fleurs, a l'air enchanté devant son téléviseur orientable, et si j'avouais combien j'ai rêvé de ses bretelles roses, à les faire glisser graduellement... Fallait que ça dure, sinon, j'aboutissais à rien. Ah, non de dieu !... Enfin, on ne refait pas sa vie, et faut pas être grivois non plus. Et puis, à présent, avec mon manque de souffle, je ne suis plus bon à grand-chose, sinon conter des idioties sur le blog de sokolo.
La mienne, de mère, travaillait dans une ferme, à concocter des bons plats, et, une fesse sur le seuil en grès, j'étirais le cou sitôt qu'elle avait le dos tourné. Si elle m'apercevait, allez oust, un coup de torchon et je déguerpissais. Remarquez, j'ai pas été malheureux, je ne me plains pas. Chacun nait et meurt à sa place. Parlant de mourir, j'ai bien le temps, mais le docteur veut m'envoyer à l'hôpital avec une liste d'examens à vider les caisses de la Sécurité Sociale. J'ai fait oui docteur et comme il se méfie, il a décroché le téléphone, m'a demandé si les dates convenaient. J'ai répondu oui docteur. Je fais toujours oui. L'autre jour, comme ma femme s'inquiétait de grossir, après l'avoir rassurée, il a ajouté. Si vous voulez, je vais vous en présenter, des patientes obèses, de grosses charolaises, la dernière a bloqué l'aiguille de mon pèse-personne. C'est un comique. J'ai raconté l'anecdote à sokolo, qui ne m'écoutait pas. Félix, m'a-t-il stoppé, raclant sa barbe toujours mal rasée et qui le démange, forcément, c'est pas à 14h, ton rendez-vous à l'hôpital ?... J'ai fait oui. Il avait l'air mécontent, mais n'a pas même bougonné, sinon, plus de coup de main...
Et celui-là, de dessin, il est pas vilain ? C'est moi, devant la glace de la salle à manger avant mon premier rendez-vous... Vous ne me croyez pas ? Ça fait rien, du moment qu'on ne m'en veut pas de découper le journal. C'est la première fois. Je choisis les images, enfile mes doigts dans les ciseaux de couturière de ma femme, pendant qu'elle arpente le marché, parait que le papier les esquinte. Je souffle comme un bœuf. Pour tout. Même avec les ciseaux. Sous la halle avec ses étalages, plus question de m'y rendre, à porter les sacs. C'est pas ben loin et elle tire un caddie à roulettes. Félix, qu'elle s'égosille de l'entrée, je te prends des harengs ? Je fais oui.
Pendant ce temps, je file dans la cour sur mon banc, en griller une. J'ignore ce qu'ils ont jaboté sur mon compte, elle et sokolo, mais on m'interdit tout, comme à un détenu, dans sa cellule à attendre la venue du bourreau. Défendre de fumer, non mais... Comme si ça faisait du mal, une cigarette par-ci par-là. Depuis peu, feuilletant l'hebdomadaire, le passé me revient, des éclairs, des visages de copains d'école dont j'ai oublié le nom. Parfois, je mets la journée à retrouver.
Gigouresse... Ou était-il donc fourré, ce nom-là ? Parait qu'on a tout stocké dans la boite crânienne, l'ensemble des souvenirs en vrac, depuis la maternelle, que ça coince pour sortir, comme dans un tube de dentifrice. Le Guigouresse, il lui a fallu un jour et une nuit afin de trouver la sortie du labyrinthe, atteindre ma mémoire. Pourtant, on était ben copains, lui et moi.
Quand j'ai fréquenté ma femme, on s'est rendu au bal ensemble, en célibataires, sinon elle n'aurait rien voulu savoir.
Avant, je lui avais montré ce dessin. Dis, ça te plairait d'être nippé comme lui, une américaine au bec, hein, Gigouresse ?... Il s'était emparé de l'hebdomadaire, brutal comme toujours, mais pas méchant, sifflant d'admiration. Puis, il avait ajouté, goguenard. Et c'est toi qui me fournis la décapotable ? On avait bien ri, puis parcouru les kilomètres à vélo, se coursant, fouettés par les hautes herbes des bas-côtés. Il faisait chaud, on avait soif, et son défaut à Gigouresse, c'était d'être plus attiré par la buvette que par les copines.
Je crois bien que ma future épouse en pinçait pour lui, vu qu'il portait impeccablement le costume de son frère, et le fripé lui allait pas mal. Moi, j'aurais eu l'allure d'un va nu pied, mais lui portait beau, tout profitait à Gigouresse. Sauf s'il était saoul. C'était une nuit de pleine lune, et je me souviens l'avoir vu enfourcher son vélo, nous fausser compagnie en pleins ronflements d'accordéons, avec des zigzags. Ma cavalière avait froncé les sourcils. Félix, tu laisses partir ton ami dans cet état ?... Ah, c'était pas le moment de m'ennuyer avec un concurrent, qu'il se débrouille. J'avais répondu vivement, l'entraînant pour la danse suivante. Si j'y vais, il m'envoie balader... Pour une fois, j'ai dit la vérité, il m'aurait repoussé, et avec un coup dans le nez, il devenait brutal, pour de bon. Mais pas méchant, pas avec moi...
Abonnés à l'hebdomadaire dans lequel je puise les dessins et photos, ceux du blog, les patrons de ma mère nous offraient chaque exemplaire après l'avoir lu, et j'étais le premier à la maison à y fourrer le nez. C'est ainsi que je découvris le gros plan sur la carrosserie de la décapotable qui avait fauché Gigouresse, sur la départementale sinueuse, entre les herbes hautes sous la lumière blanche de la lune, les blés murs, déjà lourds et qui commençaient à piquer du nez, un vrai gâchis. Ni son nom ni sa photo n'apparaissait, seule la décapotable éraflée.
On ne devrait jamais rouvrir un journal aux pages ternes et dentelées. Tout ça, à cause de l'essoufflement qui impose comme une convalescence, suite au cœur qui bat de travers un jour sur deux, mais ça, jamais je n'en soufflerai mot, à quiconque. Alors, comme j'aime pas rester les bras ballants, je fais marcher mon cerveau qui consomme moins d'oxygène que les muscles. Enfin, c'est ce que je crois, moi, Félix Boniface, mauvais élève, et mauvais compagnon. Avant, avec l'ouvrage, je ne pensais pas à mal, tandis qu'à présent, avec les sous-entendus du médecin, on fait tourner la petite musique, et l'on revient sans cesse où ce qu'on ne voudrait pas... Au bal, à ma femme qu'était si mignonne, mais avec son caractère, faut pas croire, complexe à manier, oufff. Ah ça, oui... On s'imagine le patron chez soi, à décider de sa propre vie, et le hasard nous dicte le principal.
Tiens, si Gigouresse n'avait pas titubé ce soir-là, c'est une supposition car à chaque fête il roulait dans le fossé, et ben, ma femme, ça se pourrait bien qu'elle aurait préféré valser dans ses bras. Plus j'y pense, plus ça se pourrait. On ne devrait pas penser, mais y a l'essoufflement et bientôt, même chez sokolo, je ne serai plus bon qu'à ramasser le courrier en son absence. Encore faisable, c'est pas pesant les enveloppes, et les maisons sont mitoyennes. Mais tout de même, tu parles d'une existence. De plus, j'avais promis de faire rigoler, et voilà-t-y pas que, comme ses personnages de blog, je rumine des idées noires.
Et vous savez quoi ? Dans les bras de ma danseuse, la serrant plus que de coutume, cherchant son cou blanc, près de son grain de beauté pour y piquer un baiser, j'ai peut-être bien pensé au copain sur la départementale. Oui, ça se peut. Et même qu'une idée serait venue au dénommé Félix Boniface, et qui n'a plus rien à cacher à ce jour, une idée maligne qu'on n'ose répéter à personne. Sur un blog qui ne m'appartient pas, c'est plus commode. Les lecteurs seront plus conciliants avec un vieux machin dans mon genre, en fin de parcours si j'écoute les uns et les autres qui se sont mis en tête de m'interdire de fumer. Et puis tout ça, c'est des histoires, pas vrai.
Ce soir-là, c'est elle qui fut essoufflée la première, s'affalant sur un banc, bouche béante tête renversée, et sa poitrine qui se soulevait, qui se soulevait à me tirer les yeux de la tête... C'est qu'on avait tourné ! Elle ne cessait de lorgner la sortie du village, alors que certains déjà quittaient la piste. T'es fatiguée, que j'ai demandé, veux-tu être raccompagnée sur le cadre de ma bicyclette ? Elle a pointé les lèvres, une jolie petite moue qui m'avait séduit dès le premier jour, si elle hésitait à prendre une décision. Non, on y retourne, viens. Elle m'a pris la main, m'a entraîné, s'est plaquée de suite contre moi, et je me souviens, les couples se faisaient rares et l'accordéoniste avait des loupés. Oui, ça s'est passé ainsi. Et c'est alors que Gigouresse m'a trotté en tête. Celui-là, me suis-je dit, s'il basculait dans le fossé, ça arrangerait bien mes affaires...
Dans l'hebdomadaire, j'ai retrouvé un dessin qui nous avait laissés rêveurs. Deux types chics en cravate à réfléchir sur un projet. Bien sûr, ça ne pouvait pas être nous, sans argent, sans études, et puis au village, c'était pas notre destinée. Mais un moment, on y a cru, à monter une petite affaire, deux associés, toujours la main dans la main. Alors, je voudrais bien m'expliquer pourquoi sa réflexion me revient sans cesse : Et c'est toi qui me fournis la décapotable ?... Et je m'entends, je m'entends encore. Dans un grand éclat de rire, je fais oui.