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Billet de blog 3 juin 2011

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Les vendredis de Sokolo «Le roi de la patate...»

Au Cateau Cambrésis, tout le monde connait le Dr Aubry. Le médecin des kékés. Remarquez, je n'en tire pas ombrage, et pour dire vrai, j'en suis même flatté. Si j'avais voulu, après mon Internat, j'aurais pu exercer à Lille ou Roubaix, et on m'avait même proposé un poste en Centre Hospitalier plus près, à Amiens.

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Au Cateau Cambrésis, tout le monde connait le Dr Aubry. Le médecin des kékés. Remarquez, je n'en tire pas ombrage, et pour dire vrai, j'en suis même flatté. Si j'avais voulu, après mon Internat, j'aurais pu exercer à Lille ou Roubaix, et on m'avait même proposé un poste en Centre Hospitalier plus près, à Amiens.

 C'est comme pour mes études, de même que les autres étudiants de mon âge, il m'aurait été facile d'opter pour une spécialité, pas chirurgie avec tous les risques que cela entraîne de nos jours, non, un truc peinard, ouvrir un cabinet avec l'argent que me laissa ma pauvre mère, certaine que j'en ferais bon usage. Pédiatre, c'est pas mal. J'avais hésité, sous l'emprise d'une fille d'avocat dont j'étais fou et qui ne rêvait que de s'occuper d'enfants. J'ai failli faire cette boulette, juste avant d'être plaqué un 31 décembre, sans plus d'explications. Sans doute à cause de mon manque d'ambition.

J'ai préféré exercer là où je suis né, chez les kékés. Depuis tout petit, je les croise dans les rues, avec leurs pantalons trop courts, leurs épaules étriquées, leurs regards vides sitôt qu'ils ont atteint un certain âge. Je fréquente leurs bistrots et ils m'accueillent en levant leurs chopes de bière. Bonjour, Dr Aubry, je vous offre une tournée ? D'autres, plus familiers, disent tout simplement j'our, Toubib, et je sais qu'ensuite, ils s'absentent au-delà de la glace du comptoir. Pas besoin de les questionner, je connais toutes leurs mésaventures, et leur âme accuse une même couleur que le gris de leur silhouette, le même terne du visage.

Ce sont de pauvres gens et, à la longue, j'ai fini par leur correspondre. D'identiques vêtements froissés, une coiffure trahissant des coups de ciseaux rapides devant le miroir, jusqu'à la guimbarde utilisée pour mes tournées. Celle-là, n'importe lequel des kékés gratifié d'un permis pourrait s'y installer au volant, sillonner les rues du Cateau Cambrésis d'un patient à un autre, on n'y verrait que du feu. Il n'y a que le Dr Aubry pour répondre aux coups de fil les jours de congé, se relever en pleine nuit pour éponger le vomi d'un soulard, de peur, ne répondant pas, de passer au travers d'un coma éthylique plus grave que les alertes précédentes.

Mes confrères enclenchent le répondeur et j'ai appris que certains ont le culot de transmettre systématiquement mon numéro de téléphone. Alors, à deux heures du matin, j'avale au passage une dose de whisky, une lichette pour la route, et à peine boutonné, je me cramponne au volant jusque dans des chemins cahoteux. Des goulots gadouilleux donnant sur des cours de fermes qui semblent à l'abandon et où croupissent des gens seuls, qui ignorent le reste du monde, et que ce dernier leur rend bien. Les trépidations me tassent les vertèbres et je regrette ce 4X4 qu'on m'avait proposé pour presque rien, et qui aurait été plus adapté à mes expéditions.

J'ai toujours une fiole dans la boite à gants, et j'aime le flop du minuscule bouchon en liège. Une rasade avant, une au retour pour accompagner les images et les odeurs qui me couperont définitivement le sommeil. Remarquez, je comprends mes amis de faculté avec leurs spécialités. Qui a envie de pasticher le Dr Aubry ? À quelques années de la retraite, dans le canton, je suis le seul de ma profession à vivre aussi chichement, à se confondre à ce point avec ses patients, si ce n'est que je déteste la bière et qu'immanquablement, poussant la porte d'un bistrot ou l'autre, le patron a déjà versé ma dose de whisky sur le comptoir. Comme d'habitude, Dr Aubry ?

Accoudé au zinc, je soliloque, attiré par les joueurs de cartes silencieux et qui m'ont tous exhibé leur buste, leur tibia ou une pustule un jour ou l'autre, et qui se lèveront à un moment donné pour prendre leur tour dans la queue du loto, y craquer un fond de poche. Tiens, Raymond, verse m'en un autre... Je prends ce patron comme exemple, car son établissement est celui que je fréquente le plus volontiers. Pour l'atteindre, je m'éloigne même du Cateau Cambrésis, dépasse la grange du gros Louis, le producteur de patates. Il m'arrive de trinquer avec ce dernier, et de choquer sa mousse avec mon verre à whisky me parait toujours étrange. Comment donc ces gens-là font-ils pour éponger tant de demis par jour ?

Plus d'une fois, en l'auscultant, mon stéthoscope sur sa poitrine velue, entendant racler là-dedans, j'imagine la fermentation comme dans une éprouvette, avant la déflagration finale. Et oui, il m'arrive de penser ainsi, et je voudrais bien vous y voir, à ma place, à côtoyer la misère de près, bien curieux de vos sentiment quand ces pauvres bougres supplient de leur accorder le coup de grâce, comme pour un animal. L'autre jour, j'ai poussé la porte du Raymond, vous vous souvenez, le patron du bistrot, quand, me voyant, il s'est écrié. Vous tombez bien, Dr Aubry, le gros Louis a fait une bêtise, dans sa grange. Sur le zinc, j'ai avalé ma dose cul sec, une seconde suite à un pressentiment, et ai filé jusqu'au bâtiment où il entrepose une montagne de patates.

Avant, j'ai tiré ma fiole de la boite à gants, l'ai enfournée dans la poche intérieure de ma veste fripée. Pas besoin de voiture, j'ai juste à traverser la rue, m'enfiler dans un chemin où l'on se tord les chevilles. Au bout, des véhicules d'un autre âge, que je reconnais entre tous, ceux des pompiers, des volontaires accourus de différents villages. Avant d'arriver, je sais que le roi de la patate a tenu parole, depuis le temps qu'il m'en menaçait, suite à mes refus de lui concocter un bouillon de onze heures... Quand j'ai vu le spectacle, j'ai vidé d'un coup mon reste de whisky, et au flop, les pompiers se sont retournés d'un bloc, comme soulagés. Le capitaine s'est écrié. Vous tombez à pic, docteur.

Dans les moments les plus tragiques me viennent comme des éclairs, des idées incongrues, et qui au lieu de disparaitre dans l'instant m'obsèdent. Qu'auraient-ils pensé du Dr Aubry s'ils avaient su, alors que le gros Louis pendait à quatre mètres du sol comme au bout d'un fil à plomb, qu'il les imaginait en tenue d'apparat, képi vissé sur la tête, empruntés dans leurs costumes ridicules enfilés au 14 juillet. Chaque année, ils font les potiches face au monument aux morts, le temps du discours du maire, celui envoyé par le pouvoir en place. Le capitaine doit peiner à boutonner le col de chemise, et sa façon de se tenir roide comme un soldat de plomb trahit ses difficultés à respirer.

Son emphysème lui a valu ce poste de gradé, lui dispensant de monter au créneau dans les situations délicates. Et si les pompiers affrontent parfois des situations délicates, ce jour-là en était la preuve. Vous n'avez pas une idée, Dr, pour le descendre de là ? Il y avait bien une échelle, un grand modèle en bois, aux barreaux tordus, mais point d'endroit pour l'appuyer, le mur du pignon étant trop loin de la cible. J'avais pensé cible, sans présager de la suite, comme quoi le cerveau relève d'un mécanisme étrange et insondable. Mais comment diable s'était-il accroché à la ferme, cette poutre tout en haut de la charpente? Devant mon interrogation, on avait pris son temps pour m'indiquer les détails, me désignant le tas de patates à la verticales des chaussures du gros Louis, et le monceau de cagettes entassées comme au chamboule tout, partiellement écroulé.

Mais c'est pas possible ! J'avais comme hurlé, trifouillant dans la poche intérieure, rassuré par le contact froid du métal de ma fiole vide. Bon sang de bon dieu ! Mais il est trop lourd, ça tient pas debout votre histoire... Le capitaine s'était gratté le crâne. Ouais, on s'est dit la même chose, mais l'était têtu, le gros Louis. Un autre vint à la rescousse, un petit maigrichon, véritable acrobate, fort utile parfois. Il a dû s'y prendre à plusieurs reprises. Pour la corde, il a médité son coup, avant la récolte des patates, utiliser son manitou. Puis, il ajouta avec un regard en biais vers ses collègues. Il n'était pas pressé... Bien évidemment, à présent, pour se servir de l'engin, il aurait fallu repousser le stock de patates, un coup de plusieurs heures. Hors de question.

Alors, un troisième, un taiseux, trouva la solution. Enfin, une idée farfelue, mais comme on restait plantés là, impuissants tête renversée à contempler ce drôle de mannequin, on s'est dit pourquoi pas. Du moment que personne ne débarque à l'improviste... Ça, c'était une réflexion du capitaine, toujours à cheval sur le qu'en dira-t-on. Certes, nul ne le clamerait sur les toits... Ils se mirent à plusieurs pour déplacer cette bon dieu d'échelle et, une fois les pieds bien ancrés, le maigrichon séduit par cette initiative arriva avec une perche dégotée je ne sais où, un truc d'au moins trois mètres cinquante, pas facile à manier, à cause du porte à faux. Aussi, deux grimpèrent tout en haut, sur les derniers barreaux, emberlificotés avec leur instrument, et vas-y que je te pousse le mannequin du bout de la perche.

Seulement, le gros Louis ne se laissait pas faire. Au lieu d'osciller gentiment comme on se l'était imaginé, il effectua des tourbillons et faillit bousculer le petit maigrichon hissé à hauteur des jambes des deux autres, et chargé de récupérer le paquet. J'avais poussé un cri. Attention, j'ai pas besoin d'un deuxième cadavre sur les bras ! Ces crétins ne m'entendaient guère, concentrés comme au 14 juillet, après le repas arrosé, l'un au tir, l'autre au mât de cocagne, et je m'étais pressé les tempes, convaincu d'avoir mis les pieds dans une maison de fous.

Pendant ce temps, entre deux coups dans la panse du gros Louis, j'entendais les exclamations, pas dans les jambes, sinon, il tournicote comme une toupie. En haut, ça renâclait. Je voudrais t'y voir, on a failli basculer... En bas, comme à l'exercice, le capitaine donnait les instructions. Si vous dévissez, tâchez de rouler dans tas de patates, ça amortira... Puis, il ajouta d'une voix mal assurée, comme les trapézistes dans les filets... J'avais envie de crier, qu'ils cessent ce manège, et toujours ces images de 14 juillet, la remise des lots, les faces enluminées, les démarches mal assurées, les retours à la buvette. Combien de fois relancèrent-ils le gros Louis, tandis qu'en dessous, le petit maigrichon tentait de l'agripper au retour, impossible de le dire avec précision. Une éternité, sûrement, et c'est miracle qu'en fin de parcours tous s'en soient sortis vivant. Surtout après ce que personne, alors ça personne, n'avait imaginé.

C'est arrivé alors que les pointeurs avaient pris le coup de main, le gros Louis obéissant enfin aux injonctions, sans faire des siennes. Je revois le petit maigrichon cracher dans ses paumes, certain de son coup, lâcher le montant de l'échelle, légèrement tassé comme le goal au moment du pénalty, à cinq mètres du sol face au vide. Le gros Louis arriva en trombe, en plein vers les bras ouvert pour l'embrasser et, comme pour se venger, emporta le pompier accroché à ses jambes, et tous deux firent le balancier au-dessus du tas de patates, les pointeurs bouche bée ne trouvant plus de commentaires.

Une voix inattendue nous fit tourner la tête, celle de Raymond, le patron du bistrot venu en voisin, voir ce qui se passe. Ben, qu'est-ce qu'ils foutent ces deux là ? Le capitaine haussa les épaules. Ben tu vois, ils se balancent...

Le numéro de duettistes s'éternisa bien cinq minutes et nous étions là, comme chez Bouglione, avec la trouille qu'ils ne s'écrasent dans le filet. Avec le poids, ils avaient pris de l'amplitude et nous tordions le cou, médusés, jusqu'à ce qu'un camion survienne en cahotant, en provenance du Cateau Cambrésis. Un camion rouge, avec une grande échelle. Raymond, le tenancier consulta sa montre. Une heure, que je les ai appelé, tout de même !

C'était un ce ces moments de la vie où tout se déroule de travers, sans possibilité de maîtriser quoi que ce soit. Les pompiers, des pros ceux-là, claquèrent leur portière et vlan ! La corde cède, et les deux zigotos atterrissent sur le tas de patates, le petit dessous, et c'était extravagant ce corps de macchabée mou comme une chique, avec des bras et des jambes frêles comme greffés, qui s'agitaient telles des pattes de scarabées. De toute ma carrière, jamais vu ça ! Le premier à retrouver toute sa tête, j'ai foncé vers les patates, repensant à ce pauvre gros Louis, escaladant le monticule à quatre pattes, le ventre ballant. Dieu qu'il lui en avait fallu de la volonté pour s'extraire de là, se hisser au sommet, avec comme des billes qui roulaient sous les godasses.

Exténué, sans plus de précautions, j'ai roulé le pendu vers la pente, et libéré le petit, ma foi passablement estourbi. C'était bien ma première auscultation dans de telles conditions et, je crois, c'est à cet instant que l'idée me traversa l'esprit. Si j'arrêtais toute cette comédie, me contentais d'un petit crème vers dix heures chez Raymond, avec mes kékés, si je coupais mon téléphone, pour être enfin peinard. J'en avais soupé des maladies, des guenilles et des malheurs noyés dans la bière, des taudis plus obscurs les uns que les autres, des regards perdus, larmoyants, à fouiller le vôtre. Dites Docteur, c'est vrai que je vais mourir ?... Si je me contentais à présent d'un seul côté du miroir, sans me poser de questions insolubles.

Les pompiers avaient avancé le camion et le gyrophare envoyait des éclats lumineux dans le noir de la grange. Mains aux hanches, tout comme moi vidant ma fiole en arrivant, ils contemplaient le tableau. L'un d'eux leva les yeux jusqu'à la ferme, s'attarda sur le nœud autour de la poutre, émit un sifflement. Les deux autres lascars, les amateurs, pour faciliter leur descente de l'échelle biscornue, avaient lâché leur perche qui reposait tout près des trapézistes, et je savais que les nouveaux arrivants s'interrogeaient, imaginant le petit agaçant le pendu d'en dessous, comme un noyé avec une gaffe. C'était pas le moment des explications. Je pris les choses en mains, leur donnai des directives. Emportez les deux, le gros à la morgue, le petit aux urgences. Je me demande s'il n'a pas quelque chose de cassé...

Ensuite, nous sommes tous repartis, moi à pied sur le chemin, titubant, avec une idée en tête, une seule. M'accouder au zinc de Raymond. Depuis, dès le matin, c'est devenu mon quartier général d'où j'observe mes anciens patient à battre les cartes, vider leurs chopes de bière. Parfois, l'un d'eux s'approche du Dr Aubry pour une consultation à l'œil, soulève le pan de sa chemise, dévoile une peau tantôt tuméfiée, tantôt une grosseur inquiétante, et je me demande, comment ai-je supporté çà si longtemps. Discrètement, je glisse un billet dans une paume, conseille une pommade, de même qu'un pharmacien peu regardant sur les ordonnances. Vous direz que c'est de ma part...

À l'heure du souper, Raymond frappe dans ses mains. Dis-voir toi, c'est ton tour. Vas-donc raccompagner le Dr Aubry. Tu gares sa voiture dans sa cour. Le type s'approche, me prend la taille et j'entends ce bon Raymond lui glisser à l'oreille. Et puis, tu le couches, comme l'autre jour. Je crois qu'il a son compte...

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