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Billet de blog 4 novembre 2011

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Les vendredis de Sokolo " Le bourg en fête..."

La veille, avec ses parents, les remous du barrage miroitaient sous le soleil. Accoudé à la rambarde métallique, Leny avait fait lui aussi une pause, le temps pour son père de terminer sa cigarette, ensuite, la famille Ghiotto avait vraiment entamé la promenade sur l'île.

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La veille, avec ses parents, les remous du barrage miroitaient sous le soleil. Accoudé à la rambarde métallique, Leny avait fait lui aussi une pause, le temps pour son père de terminer sa cigarette, ensuite, la famille Ghiotto avait vraiment entamé la promenade sur l'île.

Aux abords de la rivière grondante, impossible d'échanger une impression, tant le corps est comme enrobé par le chahut du bouillon. Et puis, se disait immanquablement Leny, même si je m'ennuie chaque fois, c'est tout de même beau.

C'est alors qu'il avait imaginé entraîner les copains au même endroit. Manuela cèderait-elle ? Il en doutait, mais avec cette fille, on pouvait s'attendre à tout. Le long de la berge, il imaginait son regard perçant alors qu'elle approcherait son front, provocante. Ben quoi, qu'est-ce que t'as à me mater, t'as jamais vu de fille ! D'un coup, il se sentait oppressé, moins à la perspective de moqueries qu'à la présence obligée des copains qui lui couperait ses moyens. Seuls, il se pourrait que Manuela n'ait pas ce ton, car Leny la voulait douce et délicate bien qu'au fond de lui-même il sût que ce n'était qu'un leurre. Une fois dans sa chambre, il la façonnait telle qu'il la souhaitait, conscient de la modeler à sa guise et il n'aurait avoué à personne cette étrange chose en lui, cette volonté de voir les autres autrement que dans la vie.

C'était comme avec Aldo, le fils de la seconde famille italienne de la rue. Un petit voyou, d'après le père Ghiotto qui déconseillait sa fréquentation, mais systématiquement défendu par Leny. C'est pas vrai ! C'est toujours lui qui trinque, c'est pas juste... Pourquoi devenir son avocat à tous coups, il n'aurait su le dire. Pourtant, il savait bien plus de choses qu'on ne l'imaginait dans le quartier, des larcins, et d'autre méfaits peu avouables. Cependant, même devant les gendarmes, jamais il ne l'aurait enfoncé, question de loyauté envers un pote. S'il l'avait aimé comme il aimait Manuela, on aurait pu comprendre son entêtement à lui sauver la mise, mais il le détestait.

C'était une chose qu'il ne saisissait pas bien. Ce besoin, et de Manuela, et d'Aldo. Pour des raisons différentes. Mais tout aussi fondamentales. Se couper de l'une ou de l'autre, c'était comme mourir. Oui, mourir, les adultes ne peuvent comprendre la nécessité d'un complice à qui se confier, fut-il à des années lumières des valeurs inculquées par monsieur Ghiotto, et d'une fille à adorer, en silence, forcément, à cause des autres, de la bande.

À l'entrée de l'île, campé face au panneau, son père avait relu les phrases d'un ton sentencieux, comme à chaque promenade, autant dire chaque semaine, un peu pour s'exercer à la lecture du français. Un long texte, et il avait buté sur des mots, les mêmes depuis cinq ans qu'ils habitaient cet endroit. Pas plus sa femme que son fils ne se serait permis la moindre réflexion. L'île avait été offerte à la commune par testament, un geste de l'épouse de l'ancien maire, à la condition qu'elle porte son nom, de n'y vendre jamais de boissons, et n'y installer aucune guinguette sur les rives de Seine.

Ensuite, les Ghiotto avaient longé la berge, et son père, mains aux hanches, s'était extasié comme à son habitude sous le saule pleureur en arche, aux feuilles baignant dans le fleuve, et qui lui tirait un même sifflement. Tu vois, Leny, avait-ilcommenté, la nature, l'homme se sera jamais à sa hauteur... Tête baissée, lorgnant en direction des cygnes qui avaient préféré ce jour la rive opposée, le fils avait approuvé. T'as raison, papa...

Leny adorait son père, et ce dernier, bloqué à la maison à se tourner les pouces pour cause d'un chômage technique qui n'en finissait pas, surveillait les fréquentations de sa progéniture. Le désœuvré montait la garde, parfois derrière le store vénitien, souvent sur le trottoir à guetter un passant avec qui échanger un mot. En général, tous trois, le père la mère et le fils, flânaient les yeux sur la nature, avec de temps à autre une remarque approuvée par les deux autres, sur le débit de la Seine, les prises des pêcheurs silencieux aperçus sur l'autre rive, et puis les cygnes auxquels ils consacraient un long moment. Les mâles chassaient les femelles, les poursuivaient, se propulsaient d'un coup de pattes jusqu'au beau milieu du courant, revenaient une fois la voie libre en quête de mies de pain émiettées par des enfants.

Seulement, hier, les cygnes s'étaient exilés du côté des pêcheurs, et on en devinait parfois au loin, le bec dans l'eau, à fouiller la vase, pattes à l'air et cul pointé vers le ciel. C'était le spectacle préféré de son père et même un match de foot à la télé avait du mal à lui faire sauter ce plaisir. Tu te rends compte comme ils font, sans respirer... Ensuite, une fois revenus à la surface, les cygnes se dandinaient en flottant d'une drôle de manière qu'aucun n'arrivait à s'expliquer.

Leny s'imaginait seul avec Manuela, l'un contre l'autre, à contempler les oiseaux, puis s'embrasser cachés derrière le gros platane à l'écorce boursouflée. Jamais la famille Ghiotto ne s'introduisait vraiment au coeur de l'île, se contentant de longer la Seine, avec à l'extrémité du chemin un demi-tour ponctué par les sempiternelles paroles du père. Allez hop, on en a assez vu pour cette fois...

Mais aujourd'hui, rien n'est comme hier, le long week-end de la Toussaint s'achève dans une brume épaisse qui traverse les vêtements. Leny patiente sur la place où s'est installée la fête foraine, un homme descend d'une caravane, vérifie le branchement électrique, puis s'éloigne en sifflotant en direction de la boulangerie. C'est toujours pareil, Leny est le premier à poireauter, comme si les autres de la bande avaient moins ce besoin de se regrouper, d'arpenter les rues mains dans les poches, à évoquer le dernier programme de la télé. Souvent, ça tourne mal, pour une émission plutôt qu'une autre, un mot de travers, et ça bataille sur la Grand-Place de l'église, parfois entre des véhicules garés et il arrive qu'un propriétaire les menace d'intervenir s'ils ne déguerpissent pas dans l'instant.

Ici, on connait tout le monde, ou presque, et Leny se tient à carreaux comme lui recommande son père, de peur qu'une voisine ne lui rapporte un mauvais comportement, une attitude qui ferait honte à la famille Ghiotto. Il arrive qu'Aldo se moque, le trouve timoré, alors ce dernier le bouscule, avec des insultes, aidé de Jeff qui vient d'atteindre ses seize ans, comme les autres, nerveux, aux cheveux en bataille, la gueule un peu de travers. Ce ne sont que des querelles de gamins, des gamins sortis de l'enfance, pas encore adultes, toujours à blaguer, à guetter un duvet sous le nez qui tarde à se confirmer, à s'ébranler de l'épaule, chahuter.

Et que pourraient-ils faire d'autre, ici, dans cette bourgade dans laquelle on ne croise que des vieux, un cabas plat au bout d'un bras. Bonjour, Leny, tes parents vont bien ? Et ton père toujours pas de travail ?... C'est madame Bongrain, la femme d'un méccano de la caserne qui vient de fermer, à l'heure de la retraite, une chance, sinon, ils filaient en Alsace où ils ne connaissent personne. Elle a tant conté ses malheurs aux parents Ghiotto que Leny change de trottoir s'il l'aperçoit au bout de la rue. De peur qu'elle ne redémarre. Si on avait su, qu'on resterait vingt ans ici, on aurait acheté, comme tout le monde. Si on avait su...

Sinon, les habitants de la campagne traversent en voiture la rue centrale, direction le supermarché. Plus fortunés, certains stationnent, ressortent de chez le traiteur encombrés d'un carton, mais depuis la déviation, les commerces périclitent, le brocanteur a fermé, du coup le tapissier tire la langue, le photographe idem avec un cran de retard, imité par le coiffeur, et c'est comme des maillons rompus, qui déstabilisent l'ensemble.

Jeff n'aime pas ce lieu où pourtant il a vu le jour. C'est mort de chez mort. C'est l'intellectuel du lot, de la bande, à prophétiser des catastrophes, avec sa gueule de travers, à sans cesse triturer sa tignasse folle. C'est lui le suivant sur la place, à lorgner les caravanes dont toutes les portes se sont ouvertes depuis l'arrivée de Leny. Salut, mec, putain de brouillard, on va se les geler dur. T'as vu le rugby, hier ? Leny fait la grimace, son père est fan de foot, alors les jours de rugby, il change de chaîne, choisit un film et son fils s'enferme dans sa chambre.

Jamais Leny ne dit la vérité de ce qui se passe dans la famille Ghiotto. Par exemple, il aurait été soulagé d'évoquer ce phénomène nouveau, ces tensions entre les parents, mais à qui ? Forcément, il sait à qui, mais Manuela se tournerait en pouffant. Ce n'est pas une fille douce et tendre, comme il aimerait qu'elle soit, mais prompte à remettre en place quiconque s'y frotte, de plus susceptible, et vive comme l'éclair. Un dimanche, une taloche est partie sur la joue d'Aldo qui s'en souvient encore. Un jour, a-t-il répliqué, je t'aurai... Lui, Leny entend encore le claquement sec à ras des oreilles, et le silence qui s'ensuivit dans la bande.

Tous ont peur d'elle. Sauf Jeff qui préfère les garçons, par provocation, à ce qu'il prétend. Pas vrai, mon canard ?... Il s'était approché de Leny, l'avait enlacé sous les quolibets, sa main se glissant sous sa chemise. La bande au grand complet avait ricané, mais chez la victime germait un doute. C'est curieux, tout de même, cette façon de toucher les copains pour un oui, pour un non. T'es dégueulasse, s'était défendu Leny, le repoussant.

La sexualité est souvent abordée, sujet de rigolade, de vantardise, mais jamais personne n'a surpris quoi que ce soit. La seule fille potable, d'après Aldo, c'est Manuela, la tigresse, comme il l'appelle. Je l'aurai... Mais en ce moment, Leny est préoccupé par d'autres choses.

Les forains ont mis en marche un unique manège qui depuis leur arrivée n'attire pas grand monde, aussi tentent-ils les premiers arrivants avec de la musique, rehaussée du clignotement des lumières. En dépit du brouillard, la place est envahie peu à peu par une foule modeste et curieuse, vêtue comme en hiver, l'occasion de se regrouper par petits paquets, à papoter comme sur le marché un dimanche matin.

T'as l'air ailleurs, mon canard... Jeff, s'est approché, mais le fils Ghiotto n'est pas d'humeur à plaisanter. Bien sûr, qu'il est ailleurs. Pour la deuxième fois, ses parents se sont affrontés, à propos du travail, de l'argent qui tarde à rentrer. Madame Ghiotto gagne si peu avec ses ménages, aussi les reproches fusent, injustes, nés de l'angoisse du lendemain, mais le résultat est là, l'air devient irrespirable à la maison. Aussi, Leny réintègre le domicile à pas d'heure, traîne dans les rues, seul, s'isole sur l'ile déserte, médite, et en oublie Manuela. Enfin, jamais longtemps. Dans le salon, le père attend le retour du fils, et lorsque la porte s'ouvre se retient de lui mettre une correction.

Finalement, c'est un jour férié comme les autres et la présence de la fête foraine n'embellit guère les heures pour ceux de la bande. Quelques copains se joignent au groupe, des figurants lassés de la télé et qui sont les premiers à râler à la proposition de Leny, une balade sur l'ile. Pourquoi pas faire pisser le chien, laisse béton !... Un autre poursuit au milieu des quolibets. C'est bête, la messe vient de finir... C'est à ce moment où tous se payent la tête du fils Ghiotto que Manuela apparait, comme une reine et sous les sifflets, maquillée, ses longues jambes nues dans des chaussures à talons.

Jeff s'exclame, la classe !... Il se précipite, l'enlace cherchant ses lèvres. En déséquilibre sur ses talons, loin de protester, elle l'écarte gentiment. T'es bête, arrête... je vais tomber ! La mine gourmande, il plaque une main sur un sein. Tu recommences, t'en prends une ! Mais l'intonation ne cadre pas et Leny est certain qu'elle biche, d'être pelotée en public par cet échalas ambigu. Souvent, il a surpris des regards de l'unique fille de la bande en direction de Jeff, quand ce dernier parodie le séducteur, toujours attiré par les garçons. Un regard noir, et souvent il s'est demandé si elle n'est pas jalouse.

De son côté, ce grand type au visage déformé, qui d'une certaine manière lui procure du charme, ne la chahute jamais vraiment, dissimulant mal une tendresse, ce qui tourmente Leny. C'est comme sortir de son rôle, s'approprier le bien d'un autre, et il est tenté de lui remettre en mémoire ses préférences. Aldo dont personne n'a noté l'absence se pointe en fin d'après-midi, les yeux bouffis comme au sortir du lit, qui cherche des yeux la tigresse installée au volant d'une auto-tampon. Il semble mal vissé et dans ces cas-là, on se tient à l'écart, craignant une bourrade plus appuyée, comme le jour où l'un des gars de la bande dégringola du trottoir, se cassa le nez. Depuis, on se méfie, surtout qu'on attendait une excuse. Quelques critiques avaient bien fusé, mais par derrière et à voix feutrée.

Aldo surveille les circonvolutions de la voiture tamponneuse, et sitôt le coutant coupé, il se précipite. Dis-donc, toi, c'est avec mon blé que tu t'envoies en l'air ?... À cet instant, elle a une jambe sur la piste, l'autre coincée dans la voiture à chercher du bout des orteils sa chaussure. Mais tu vas me lâcher, connard ! De suite, le type aux commandes de l'attraction tend le bras en signe d'apaisement, puis, comme ça dégénère, use de son micro, les somme de quitter les lieux. La bande s'éparpille aux quatre coins des auto-tampons, pour assister au spectacle. Et puis, dans l'affrontement, Manuela perd l'équilibre, offrant la lune en plein jour, expression du père Ghiotto.

Ça ricane, sauf Leny qui se précipite. Laisse-là, tu vois pas ! Tu lui fais mal !!! Le forain la relève, évacue tout le monde et les voitures reprennent leurs zigzags. Cette histoire d'argent remonte à loin et tous dans la bande se sont fait arnaquer un jour ou l'autre, cédant devant des yeux doux de circonstance. Pour elle, c'est comme un jeu, quatre ou cinq euros sur lesquels ceux qui sont marrons font une croix. Plus malin, Jeff a monnayé dix euros, contre un baiser devant les copains. Dans l'hésitation, elle a basculé ses lèvres de droite à gauche, avant de lui sauter au cou sous les applaudissements. Seul Leny a protesté. C'est dégueulasse, ce que vous faites. Pour de l'argent ! Puis, il s'est éloigné vers la Seine et on ne l'a plus revu de la journée.

Ce jour, Aldo qui refuse de dire de combien elle l'a arnaqué est bien décidé à se faire rembourser, d'une manière ou une autre, aussi poursuit-il la tigresse alors qu'elle multiplie les demi-tours soudains pour s'en débarrasser le long du quai. Mais rien à faire, il est tenace et tous deux s'éloignent, et on les voit franchir le pont au pas de course, celui menant au barrage, elle ses chaussures à la main pour accélérer à son aise. Jeff s'approche de Leny. Fais pas cette tête, vieux, tu la reverras... ta mère. L'incident a cassé l'ambiance et comme la nuit tombe, le brouillard s'épaissit, chacun son tour regagne ses pénates.

Seul Leny s'attarde, à contempler les manèges jusqu'à extinction des feux. Il remonte la rue le long des caravanes, croise un forain l'air préoccupé à faire les cents pas, parcourt la rue centrale aux rideaux de fer baissés, se dirige à contrecœur vers sa maison. Comme il s'y attend, son père est là qui surgit. C'est à cette heure que t'arrives !... Il lève la main et Leny recule sur le trottoir quand son père rugit. La voiture de la gendarmerie s'est garée devant la maison de ton copain, ton fameux Aldo... Je me demande bien ce qu'il a encore fabriqué...

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