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Billet de blog 5 août 2011

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Les vendredis de Sokolo "Le mimosa..."

Si longtemps après, Francis Le Goff avait eu du mal à situer la ruelle dans Port Blanc, atteinte au prix de bien des hésitations, et même une fois il s'était engouffré trop vite dans la cour d'une ferme. Des gens déménageaient et il avait failli s'empaler sur la rampe d'un camion orné de grosses lettres.

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Si longtemps après, Francis Le Goff avait eu du mal à situer la ruelle dans Port Blanc, atteinte au prix de bien des hésitations, et même une fois il s'était engouffré trop vite dans la cour d'une ferme. Des gens déménageaient et il avait failli s'empaler sur la rampe d'un camion orné de grosses lettres. Une dame en noir lui avait demandé gentiment s'il cherchait quelque chose et Francis Le Goff n'avait su que bafouiller. Ici, la végétation n'était pas identique à celle que Sylvie Le Goff maîtrisait si bien dans le jardin de Courtalain. Pourquoi à cet instant s'était-il souvenu de ce choix, ce bourg à cent cinquante kilomètres de la capitale, et que sa femme avait trouvé sans charme, sans intérêt, avait-elle lâché, haussant les épaules. Ensuite, au fil du temps, elle s'était impliquée dans sa nouvelle demeure, comme pour confirmer qu'avec l'homme de sa vie l'harmonie était parfaite.

Elle savait combien ses amis et connaissances les montraient en exemple, jamais une dispute, et c'est vrai, aucun d'entre ces gens n'aurait pu se vanter les avoir surpris à dire le contraire de l'autre. Courtalain était prisé comme un havre de paix, un lieu de relaxation et beaucoup débarquaient à l'improviste le week-end, certains d'y rester jusqu'au dimanche soir, d'en partir regonflés, des images plein la tête, se disant qu'un jour la vie leur sourirait aussi. Mon tour viendra...

Dans la cour, Francis Le Goff avait multiplié les manœuvres pour son demi-tour, sous l'œil amusé d'un type couvert de tatouages et qui l'avait fixé les bras chargés, jusqu'à sa disparition au bout de l'impasse.

Son dernier voyage dans la région l'avait conduit à l'église, puis au cimetière de PortBlanc, justement, et ce jour-là, il avait eu conscience qu'une page se tournait. À l'époque, sa première fille n'avait qu'un an, et ce huit août était par un fait exprès celui de son premier anniversaire. Si bien que tous les ans lui revenaient des images de cet étrange enterrement. Pour ces cérémonies, il arrive qu'il fasse beau, mais ceux qui ont piétiné sous une pluie battante derrière un cercueil s'en souviennent. C'était d'autant plus rageant que Marie-Paule avait annoncé la couleur, comme prenant un malin plaisir à décider de tout, et si elle n'avait pas été entre ses quatre planches, il lui en aurait voulu de ce mauvais tour aux copains.

Sans jamais se trahir, Sylvie Le Goff n'avait guère apprécié l'amie de lycée de son mari, et cette fois, comme Marie-Paule n'était plus de ce monde, elle s'était autorisée à s'affirmer. Vas-y tout seul, de plus quatre enfants à garder, j'ai pas que ça à faire. Trois filles avaient effectivement suivi la première au grand désespoir des parents dans l'attente d'un garçon et alors, d'un commun accord, ils avaient capitulé. Elle ne s'était jamais sentie à l'aise au milieu de leurs retrouvailles de potaches attardés, avec leurs interminables parties de Tarot, un rite qui finissait par l'agacer, se déroulant vous vous en doutez bien à Courtalain. Déconnectée toutes ces soirées sous une rafale d'anecdotes que tous se complaisaient à commenter alors que l'aiguille filait sur la pendule, elle réprimait des bâillements, avec la crainte de passer pour une rabat-joie. Plus d'une fois, dans l'intimité de leur couple, elle l'avait taquiné à propos des ongles démesurément longs de sa copine Marie-Paule. On dirait une sorcière. Elle ne doit pas pouvoir faire grand-chose... Systématiquement, il prenait sa défense. Détrompe-toi, à la maison, c'est elle qui bricole, sans mari, elle n'a pas le choix.

Et puis, un cataclysme avait fissuré cette Marie-Paule, cette femme à forte personnalité et que personne n'aurait imaginée si fragile, toujours à blaguer, à prendre la vie comme elle venait, se foutant de tout, comme elle n'avait cessé de le claironner depuis le lycée, Elle avait disparu subitement du clan des copains en apprenant son cancer des intestins, réclamant le droit au repos et à l'introspection, et les Le Goff avaient respecté son silence, jusqu'au jour où la malade avait poussé la porte de Courtalain sans crier gare, la voix éraillée. Vous avez fait fort, tous les deux. Si j'avais cru compter sur quelqu'un, c'était bien sur vous. Pas un coup de fil ! Rien... Des sanglots avaient surgi de son corps amaigri et brinquebalant et Francis Le Goff s'en voulait encore au moment où il reconnut l'entrée de la propriété à la grille grande ouverte, comme jadis.

Dominant le vallon, le mimosa était toujours là, au tronc un peu plus fort, un peu plus penché... Sous le auvent, il reconnut la voiture de Troadec, rangea la sienne le long de la carrosserie rutilante de son copain de lycée, pilier de la bande des bretons, et perçut sa voix fluette. Alors, vieux, tu t'es trompé, toi aussi ?... Troadec enlaça affectueusement le nouvel arrivant puis ajouta en clignant de l'œil. Je m'étais dit, contrairement à nous tous, tu n'es pas étranger au lieu...

Francis Le Goff lui avait toujours connu des airs efféminés, si bien que beaucoup dans la classe se demandaient si des fois, avec ses manières... Les expressions variaient, plus ou moins délicates selon qu'on l'appréciait ou pas. Mais Troadec n'avait pas vraiment d'ennemi, et c'était bien exceptionnel qu'un si bon élève fût l'objet de telles considérations, d'admiration, et il arrivait qu'il soit consulté après un cours pour profiter d'amples explications à propos de ces problèmes de physique qui donnaient du fil à retordre à la moitié de la classe. Lui, avec sa voix de fille, multipliait les mimiques avec des poses de chanteur d'opéra, qui en d'autres circonstances auraient fait rougir les cancres, mais sa gentillesse était si naturelle qu'on le quittait déboussolé, sans comprendre comment ce garçon suscitait trouble et attirance avec des difficultés à les dissimuler.

Tu te souviens, ajouta Troadec visage penché paume sous la joue, ce temps de chien pour son dernier trajet, cette pauvre Marie-Paule... Il avait laissé s'écouler un temps, celui nécessaire pour que reviennent des images, celles de la bande de copains tête rentrée dans le cou et remontant leur col, d'autres se pressant sous de rares parapluies de la sortie de l'église jusqu'au cimetière, un peu honteux de n'avoir pas, tout comme les Le Goff, forcé la porte de la malade, ne lui avoir pas témoigné leur amitié dans les derniers instants. Tu sais, marmonna Troadec, je passais régulièrement chez Marie-Paule dès les premiers symptômes, elle vous en voulait. Puis, comme contraint, il poursuivit, surtout à toi...

Francis Le Goff s'attendait à une surprise, mais pas celle qui venait de lui couper le souffle. Troadec était celui qui avait le mieux tiré son épingle du jeu, et c'est de son étude de notaire qu'il avait décroché le téléphone la semaine précédente. Salut, vieux. Tu ne vas pas me croire. J'ai entre les mains une affaire qui va t'en boucher un coin. La vente d'une propriété de Port Blanc, baptisée Ker Louis. Une occasion intéressante, et comme vous cherchez un lieu pour les vacances, j'ai pensé à vous. Et tu ne devineras jamais pourquoi...

Au nom de Ker Louis, le sang de Francis Le Goff n'avait fait qu'un tour. De suite, il avait revu le mimosa, ses branches tendues vers l'horizontal, lui donnant un charme irrésistible, comme à une femme au beau sourire et qui s'attendrit. C'est bête, s'était-il dit, de penser à l'arbre en premier.

Captivé par le mimosa, il entendit le notaire le sermonner de sa voix douce, alors que ce dernier tentait de l'entraîner vers les bâtiments. T'es vraiment ailleurs, mais dis-moi, je crois qu'elle t'a contacté, à la fin, avant son opération. Je me souviens, comme elle y tenait, te parler avant d'entrer en clinique. Tu n'as rien à cacher, à présent... Francis Le Goff baissa la tête regard fuyant, mais son copain qui raflait toutes les premières places au lycée n'avait pas l'intention d'être tenu à l'écart, surtout après avoir ajouté n'avoir pas dévoilé l'historique de cette propriété à Sylvie. Tu comprends, mon intervention nécessitait un semblant de tact...

Dos au mur, Francis Le Goff se résigna. C'est simple, elle est passée un jour au bureau. Squelettique. Un zombie. Tu connaissais son franc-parler... Elle avait annoncé de but en blanc une opération à risque, vingt pour cent de chance de réussite, une signature de décharge à la clé à remettre au chirurgien. Francis Le Goff soupira. Elle avait lancé à son ancien amoureux, le fixant de ses yeux délavés, un regard éteint qu'il ne lui connaissait pas. J'espère ne pas me réveiller. Troadec sursauta. Elle t'a dit ça ?... Main dans les poches, de nouveau attiré par le mimosa, il confia. Pire que ça. Avant de tourner les talons, elle ajouta : c'est l'unique but de l'opération. En finir, vu que je n'ai pas le courage de me tirer une balle dans le crâne...

Le moment de se décider approchait et Francis Le Goff remercia son ami de lycée de l'avoir contacté si vite, puis tira son carnet de chèques. Je pense que Sylvie serra ravie. Une chance que la pauvre mère de Marie-Paule ait repris son nom de jeune fille... Avant de quitter Ker Louis, le nouveau propriétaire se dirigea lentement vers le mimosa, cherchant à dissimuler son trouble à ce copain efféminé qui l'attendait près de son véhicule, fouillant dans ses documents par discrétion.

Alors qu'il cherchait le couteau dans sa poche, Francis Le Goff revit Port Blanc, ses dériveurs sur la grève, et il entendit le sifflement du vent dans les agrès. Cette année-là, les parents de Marie-Paule étant absents, les lycéens avaient profité de Ker Louis, longeant chaque jour la côte après de folles courses à vélo jusqu'à la plage, les yeux sur l'horizon. Devant un panneau annonçant, île aux femmes, attention aux horaires de marées, ils s'étaient immobilisés face à face, tenus des deux mains, dans un grand éclat de rire. Ensuite, d'un coup, leurs regard avaient changé et ils s'étaient embrassés comme seuls savent le faire les adolescents, leurs doigts fébriles en recherche de leur peau moite, un peu maladroits.

Alors, tu te magne, si tu veux prendre un pot, j'ai peu de temps... Son copain s'impatientait. Il déplia la lame de son couteau au manche en bois vernis, leva les yeux, un peu hésitant, tâtant l'écorce du mimosa au hasard. Mais c'est passé où, bon dieu, bougonna-t-il. Il contourna une branche trop basse qui l'obligeait à se casser le dos, puis aperçut à un endroit inattendu ce qui l'obsédait depuis son arrivée à Ker Louis. Même si le temps s'était acharné à déformer l'inscription, le cœur entre les deux prénoms était toujours traversé de deux ridicules flèches, tordues comme au premier jour, et qui ne ressemblaient à rien. Francis Le Goff sourit, se hissa sur la pointe des pieds et commença à racler rageusement l'écorce, se disant qu'à son âge il était plus ridicule que durant ces années de lycée où ils avaient caché à tous leur idylle.

Alors qu'il reculait pour évaluer son travail, il buta contre Troadec qui lui passa amicalement la main dans le cou, comme il lui arrivait parfois à la sortie de la classe pour le consoler suite à une mauvaise note, aussi se sentit-il obligé de se justifier. Tu comprends, je ne voulais pas que Sylvie tombe là-dessus. Ce n'est seulement qu'il vit de grosses larmes qui roulaient sur les joues un peu plus rondes qu'avant de son vieil ami qui l'aidait parfois à tricher aux interrogations.

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