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Billet de blog 5 octobre 2012

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Les Vendredis de Sokolo "Le bureau des pleurs..."

Ainsi dénommé par le nouveau gouvernement hors caméras, l’ancien bureau des pleurs vient d’être fermé dans le plus grand secret, au profit d’un terminal d’ordinateur semblable aux bornes de retraits bancaires. On le trouve dans un recoin, et déjà une file d’attente serpente le long de la rue. Si cette ville de France reste discrète sur cette expérience, la saturation immédiate risque de faire parler d’elle, et par ricochet mettre en avant cette ville expérimentale.

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Ainsi dénommé par le nouveau gouvernement hors caméras, l’ancien bureau des pleurs vient d’être fermé dans le plus grand secret, au profit d’un terminal d’ordinateur semblable aux bornes de retraits bancaires. On le trouve dans un recoin, et déjà une file d’attente serpente le long de la rue. Si cette ville de France reste discrète sur cette expérience, la saturation immédiate risque de faire parler d’elle, et par ricochet mettre en avant cette ville expérimentale.


Pour l’heure, Alisson Goblet se débat devant l’écran, stupide face à la réponse qui s’affiche. Erreur. Veuillez indiquer votre nom... Le cou tordu, chauve aux lunettes rondes, il fixe par-dessus ses verres les touches avant de pianoter de nouveau. Goblet... La machine ronronne avant d’indiquer. Êtes-vous certain de l’orthographe ?... Avant de bifurquer. Godet, incident de voyageur sur une voie RATP, 15 mars 2012... Ce n’est pas sa première recherche, aussi Alisson Goblet perd-il patience, parle tout seul. Mais c’est mon père, te dis-je. Disparu la semaine dernière alors qu’il se rendait à son travail.
Comme suspicieux, le terminal interroge de nouveau. D’après vous est-il vivant ? Dans son dos, il perçoit un ricanement. Après s’être rendu sur son chantier réclamer son dû, un tailleur de pierre? Ça m’étonnerait... Un employé chargé de fournir de l’aide surgit d’une camionnette, sous son bras des registres. Il consulte le bleu, celui des vivants, l’ouvre en soufflant, hausse les épaules. Vivant, si vous le dites... Il parcourt des feuilles raturées, encombrées de noms biffés en rouge, et comme Alisson Goblet se penche pour tenter d’y trouver son père, l’employé lance, avec défit. Des entêtés, eux aussi revendiquent je ne sais quoi, résultat... Il décapsule un stylo rouge, vérifie s’il fonctionne, corne une page, reprend. Résultat, hop, comme les autres, voilà ce que l’on fait des têtes de pioche. Il tapote le registre précédent, à la toile noire, d’une teinte affadie par le défilement des saisons. À présent, ajoute-t-il, ils restent tranquilles... reprenons. Vous avez dit Godet... Le fils en recherche de son père fulmine. J’ai précisé Goblet au terminal, non d’un chien!!!.
Depuis une heure, il se démène dans une ambiance surchauffée, quand l’employé libère sa montre. C’est l’heure. L’homme se lève, se dirige vers la machine à café fixée à la gauche du terminal, enfonce le bouton, puis à petits pas, attentif à ne rien renverser, se met en quête d’une place vacante sur un des bancs où se concentrent d’autres clients du bureau des pleurs, et qui ont perdu leur temps. Impassible, le reste de la foule occupe le trottoir jusqu’au bout de la rue.
Beaucoup croquent dans un morceau de pain enveloppé d’aluminium, le même emballage que la veille, pratique parce que réutilisable le temps des recherches, cette matière se conservant des années, à la condition d’être minutieux. Et tous le sont, patienter étant devenu une occupation. Durant la pause, Alisson Goblet appréhende les investigations dans  le dernier registre, de couleur orange, celui  des disparus, ne croyant  plus aux possibilités du terminal déjà occupé par le suivant de la file. Quand on figure dans le registre orange, c’est pire que tout, pire que le noir, l’incertitude rongeant le moral le mieux trempé. Raison pour laquelle les queues s’allongent depuis les mesures indispensables pour endiguer les effets de la concurrence internationale.

Dans toute l’Europe, les mêmes silhouettes s’agglutinent en silence dès l’aurore. Rien ne les différencie, pas même les langues maternelles, tant tous redoutent d’afficher leur appartenance à la nationalité du pays dans lequel ils résident. Avec un semblant de bonne volonté, de mobilité, ils boucleraient leurs valises, se rendraient là où la main d’œuvre manque, se mêleraient à la foule des postulants, et les meilleurs obtiendraient ce qu’ils espèrent, ce qu’ils méritent. Au lieu de cela, ils s’entêtent. Tous ces gens sont bien des entêtés, des résidus d’une époque révolue, des aveugles et des sourds, sinon pourquoi ne mangent-ils pas chaque matin à la soupe populaire, le long de ces grandes tablées, leurs ronds de serviette personnel dans des casiers, sans soucis de remplir un ventre vide et criant famine dès le réveil. Des campagnes de presse, cette dernière jouant un rôle déterminant en cette période exigeante, ont été pourtant organisées, les journalistes développant spontanément un trésor d’ingéniosité afin de convaincre les récalcitrants, tant de jeux télévisés ont été diffusés pour que chacun le comprenne, deux sortes de citoyens se distinguent ici bas. Ceux attachés à ce beau rêve européen enfin devenu réalité. Les premiers bénéficiant de tous les avantages, logés et nourris dans de mêmes ensembles immobiliers d’où des cars les prennent en charge au matin pour les ramener le soir. Un lieu sécurisé où il est conseillé de ne jamais égarer sa carte magnétique, indispensable pour franchir les barbelés.

Beaucoup d’interviews ont été visionnées dans lesquelles les résidents montrent leur satisfaction de bénéficier non pas d’un travail, conception désuète datant du moyen-âge, mais d’une occupation utile à la société, et remercient chaleureusement les entreprises de les accepter tels qu’ils sont, pas toujours performants, avec leurs faiblesses, leurs petitesses, personne n’est parfait, suffit d’un minimum de bonne volonté. Des présents ne sont-ils pas accordés aux meilleurs d’entre eux, distribués dans le magasin central où tous rêvent d’être invités un jour ? D’ailleurs, les citoyens réalistes, ceux qui s’en sortent, s’en rendent compte, les partis rivaux ont dernièrement accédé aux commandes à tour de rôle, et tous les ministres obstinés dans une opposition systématique se sont rendus à l’évidence une fois au pouvoir. Une seule façon de faire tourner l’Europe est possible ! N’est-ce pas une preuve que les entêtés méritent leur sort...

Les seconds citoyens veulent le beurre et l’argent du beurre. Préfèrent crever de faim plutôt que d’accepter les règles communes, celles du bon sens. Tandis que les premiers s’échinent, dans des occupations utiles à la société, souvent harassantes acceptées de gaité de cœur, ou bien dans des tâches dégradantes pour des salaires tant rabotés qu’il sont à présent jugés inutiles, si bien que la vie collective s’est imposée d’elle-même, en somme des citoyens méritants, certains cités dans les journaux, les seconds font le pied de grue sur les trottoirs, à quémander aux guichets, mains ballantes quand on réclame des bras pour bâtir cette belle Europe enviée partout dans le monde.

Les africains et leur sens de l’aubaine ne tentent-ils pas par milliers de franchir les frontières dans des bateaux qui prennent l’eau ? L’Europe n’a-t-elle pas empêché les guerres auxquelles elle participe de se dérouler sur son propre territoire, mais plutôt dans des pays sans culture, attardés, où sévissent des religions barbares réduisant les habitants à la misère, hermétiques à l’installation de ces entreprises qui améliorent le sort de l’espèce humaine, les habitants de ces contrées étant en fin de compte ravis de voir s’installer des tanks messagers de la paix, des soldats prompts avec leurs compresses à panser les blessures d’enfants imprudents, d’assister au ballet d’avions protecteurs ? Dès qu’elles le peuvent, ces hordes en haillons se précipitent où, sinon dans cette Europe, où flotte ce beau drapeau bleu orné d’étoiles, inspiré de celui de l’empire américain.

À l’heure de la reprise, Alisson Goblet s’attendait à ce que l’employé range crayons et stylos, ses trois registres, le noir tout au fond de la camionnette, le bleu puis l’orange sur le dessus, le plus consulté, avant de déclarer la journée close le concernant, comme la dernière fois, tandis que l’écran du terminal se noircissait. Alisson Goblet se souvient de la déception de ceux qui poireautaient jusque dans la rue, cette longue file évasée au rond-point, d’un côté ceux en provenance de l’avenue de la Liberté, de l’autre ceux s’acheminant de la rue de la Démocratie. Il s’était étonné de les voir claudiquer tête basse, à mesure que devant le bureau de la main-d’œuvre tous s’en retournaient vers leur domicile, passée une brève hésitation. C’est alors qu’il avait réalisé. Étant trop éloignés pour comprendre l’avancée subite de la file, tous espéraient être renseignés par le terminal, l’employé prêt à secourir quiconque en cas de besoin, et c’est cet espoir irrationnel qui conduisit à la situation actuelle. Une perspective tout à fait irréaliste de jours meilleurs, induisant passivité et soumission. Résultat, Alisson Goblet a perdu son père et ce n’est pas cet employé qui le lui rendra, et encore moins le terminal d’ordinateur.
Contre toute attente, le travail reprend, l’employé fait grise mine. Le panneau lumineux installé à l’entrée du recoin entre en fonction, et c’est ainsi qu’il apprend que les entêtés n’ont droit dorénavant qu’à une réclamation mensuelle. Laquelle doit être formulée en moins de trois lignes tapées sur le clavier, l’employé disparaissant de la circulation. Ensuite suivent des propositions diverses, des occupations utiles à la société. L’employé lui désigne le panneau. Je ne peux rien pour vous. Avez-vous examiné les occupations proposées ces derniers jours ? Il se peut que votre père soit devenu réactif, mobile. Défilent alors sur le panneau des destinations alléchantes fixées d’un œil glauque par Alisson Goblet, en bon entêté. Sofia, Tallinn, Dublin, Bucarest, Varsovie, et même Athènes...
Le père d’Alisson Goblet a peu voyagé, et il se demande s’il n’a pas été tenté. Une fois sur place, après un long parcours dans des contrées étranges, un bureau comme celui-ci les dispatchent, terme incontournable de nos jours, vers de petites unités de fabrication où enfin les citoyens profitent d’une occupation utile à la société.
Mains dans les poches, il s’en retourne au gré des rues, erre dans des zones inexplorées où sont entassés d’autres entêtés, ceux en bout de course et desquels il n’attend aucun réconfort. Que va-t-il devenir, à présent que les visites au bureau de la main-d’œuvre sont limitées? Quelles occupations remplieront ses heures, à qui adressera-t-il la parole, avec qui échangera-t-il sa lassitude de devoir renoncer à tout ce qui l’a animé jusqu’alors, à savoir s’entêter !...
Le jour décline, il longe une palissade interminable, tête vide, quand une sirène retentit. La rumeur d’une foule laborieuse signale un chantier, celui du nouveau Palais Gouvernemental pour lequel tout un quartier a été rasé. Surgissant des palissades, des milliers de citoyens se précipitent vers les transports en commun, satisfaits d’avoir consacré leur dose d’heures journalières à une occupation utile à la société. Dans l’attente d’être déchargés, sont garés des camions en provenance de divers pays de la communauté européenne et transportant moult matériaux. Des italiens patientent en tchatchant au pied d’un véhicule immatriculé à Carrare. Du marbre, se dit Alisson Goblet. Que n’y ai-je pensé... Noyé dans la foule de la main-d’œuvre, un homme progresse mécaniquement, un sac cylindrique sur l’épaule, et dont il reconnait la démarche. Discrètement, Alisson Goblet s’éloigne contournant la presse. Son père qu’il a reconnu n’est donc plus un entêté... Plus de raison donc de se rendre au terminal informatique remplaçant le bureau des pleurs. Demain, que va-t-il faire ?...

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