sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

71 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 avril 2012

sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

Les vendredis de Sokolo " Changement d'optique..."

Marie-Laure n’en revenait pas. Toutes les retraitées s’étaient déplacées. La première du lotissement contigu à l’usine de verres d’optiques avait été Lucie, avec laquelle l’entente n’avait jamais été cordiale, et puis, elle lui gardait un chien de sa chienne, en fonction d’une vieille salade. Profiter d’une patte cassée pour lui chiper son amant, franchement, un gars de Bohain décédé l’an dernier d’un cancer de la prostate.

sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Marie-Laure n’en revenait pas. Toutes les retraitées s’étaient déplacées. La première du lotissement contigu à l’usine de verres d’optiques avait été Lucie, avec laquelle l’entente n’avait jamais été cordiale, et puis, elle lui gardait un chien de sa chienne, en fonction d’une vieille salade. Profiter d’une patte cassée pour lui chiper son amant, franchement, un gars de Bohain décédé l’an dernier d’un cancer de la prostate.

Justement, Lucie lui avait appris sa fin brutale, le peu de monde à l’enterrement, les pétales de roses éparpillées sur le cercueil, avant de pincer les lèvres comme fautive, comme lorsque qu’elle sortait du bureau du contremaître. Sans doute après avoir bavé sur ses collègues.

C’est une histoire sans fard recueillie en Picardie, sans atermoiements, transmise avec des mots simples, ceux des protagonistes et, en tant que narrateur, j’espère être fidèle à ce qu’ils ont vécu, afin de partager ensemble l’intimité de ces gens, pas plus malins que vous et moi pour se dépatouiller dans la vie.

Marie-Laure détestait Lucie, mais de la voir passer sa tête de fouine, d’entendre son filet de voix éraillé, on dérange pas, l’avait émue, alors que les autres, celles encore en vie, manquaient de courage, dans l’attente de l’une, à montrer l’exemple. Ça n’avait pas loupé, et ce fut le défilé, Muriel la plus hardie, suivie d’Antoinette, les inséparables. À l’usine de verres d’optique, on nommait ces deux dernières les sans-culottes, chacune leur tour à pousser les revendications du syndicat, mais aussi suite à des égarements dans la réserve, que tous se chuchotaient avec force ricanements. Le syndicat avait eu toutes les peines à leur éviter le licenciement, mais ça les démangeait, sitôt un nouveau débarqué, elles minaudaient, dans une sorte de concurrence débridée, avec un détour vers le lotissement. Enfin, pas autant que prétendu. Selon le même processus que partout ailleurs et concernant tout, suffit de one shoot comme disent les américains, pour hériter une réputation.

De son lit et avec ces vestiges en tête, Marie-Laure avait agité l’index en signe d’accueil, seul geste possible accompagné d’un balbutiement contraignant les visiteurs à pratiquer du joue à joue, pour démêler le bredouillage de la malade. Ce séjour serait le dernier, elle n’était pas née de la dernière pluie, et le baratin des médecins, jamais les mêmes, la laissait indifférente à présent. Chacun son tour, chacun sa croix, se répétait-elle, et ce fut alors qu’elle ressentit le besoin urgent de dire adieu à Étienne, lui révéler la vérité...

Tous la croyaient somnolant à longueur de temps, tandis qu’elle cogitait, son cerveau traversé de multiples évènements, et beaucoup auraient été surpris de l’absence du syndicat, des copines, des sans-culottes, Muriel et Antoinette, et même de Lucie qui avait été comme une obsession sa vie durant, une rancune tenace soudain dérisoire depuis cette foutue maladie.

Étienne… Le fils unique de sa sœur, ce petit bout de chou qu’elle avait bercé, câliné comme son propre enfant, elle qui clamait ne pas en désirer, elle abonnée aux histoires d’amour sur le pouce, sans lendemain, depuis une idylle avec un gars de l’usine, mort écrasé bêtement dans sa serviette de bain alors qu’il quittait la plage son porte-monnaie en main. Tout ça pour un caprice de Marie-Laure, un cornet de glace. De retour des vacances, les copines avaient été épatantes, et plus jamais elle n’avait été mise en boite, n’ayant plus d’occasion de trépigner dans l’attente de son amoureux, de l’heure de la sortie, et ce n’est que bien des années plus tard qu’elle avait jeté son dévolu sur ce gars de Bohain, et puis Lucie s’était montrée si garce... Aux élections des représentants du personnel, Muriel avait proposé de l’inscrire sur la liste, en seconde place, devançant Antoinette, et Marie-Laure avait accepté, pour un mandat, en remerciement de leur attention.

De son lit, parfois elle soulevait les paupières, tête tournée vers la campagne qu’elle savait là, derrière la cloison trop haute et qui lui masquait le bas du paysage. Alors, elle reconstituait la culture de colza dont les fleurs commençaient à sentir si fort, la douce pente jusqu’au bosquet, et elle imagina un tracteur perdu dans les sillons, à trainer sa herse, la poussière dispersée par le vent et, seulement, elle retenait une larme. Pas maintenant, pas à l’heure où Étienne va venir. C’était si important, ce secret. Depuis sa naissance et à chaque fois qu’elle l’apercevait, ça lui brulait les lèvres. Lui dire ou pas…

En raison d’une grand-mère maternelle jamais connue, on attribua aux deux sœurs un prénom composé, débutant par Marie. Pour l’aînée, ce fut Marie-Laure, pour la cadette d’un an, ce fut Marie-Pierre. Cette dernière rencontra très jeune un costaud timide duquel elle s’amouracha, installé comme maréchal-ferrant, et qui lui avait fait tourner la tête dans un bal, jusqu’au jour où elle tomba en sidération face à un autre présenté par sa sœur, stagiaire à l’usine de verres d’optique, sans se résigner à renoncer au premier. Un homme simple à la moustache aussi noire que ses sourcils, venu  de Binche, de l’autre côté de la forêt de Mormal, et les deux sœurs partagèrent des hésitations identiques. Qui l’emporterait, le maréchal-ferrant, le stagiaire ?

Marie-Laure vivait cette double aventure par procuration, s’en amusait, plus passionnée sans doute, regard pétillant tel un feux de Bengale. Son avis variait d’une semaine sur l’autre, et elle n’était pas dans l’ignorance du magnétisme exercé sur sa cadette. Jusqu’au jour où Marie-Pierre vint mendier son aide, des sanglots dans la voie, pour avorter… Aussitôt, avec la même passion qu’elles avaient échangé des propos badins sur les jeux de l’amour, la capacité à aimer l’un, animées d’une même ferveur, qu’il soit brun ou blond, svelte ou râblé, elles s’affrontèrent.

C’est à l’hôpital de Saint-Quentin, découvrant ce qu’elle savait être sa dernière chambre, que Marie-Laure repensa à leurs vingt ans, au voyage en Angleterre, à Étienne, à la tragédie dont jamais un mot n’avait été confié à quiconque. Marie-Pierre était désespérée devant l’intransigeance de sa sœur. Hors de question, si tu ne veux pas de cet enfant, va en Angleterre, comme les autres… mais sans moi. Marie-Pierre sanglotait. En Angleterre, avec quel argent ?... J’ignore de qui il est, je ne peux pas, je ne peux pas le garder. Aide-moi, s’il te plait. Viens avec moi, accorde-moi une avance, je te rembourserai. Et c’est ainsi que Marie-Laure avait lâché ce qui stagnait au fond du cœur, moi, je veux bien de cet enfant, mais pas du mari…

Pour la première fois, elles s’étaient quittées fâchées, et c’est Marie-Pierre qui avait cédé la première, obsédée par cette course contre la montre, la guettant à la sortie de l’usine de verres d’optique, se mordant les phalanges, les yeux rougis, si bien que d’une même voix les sans-culottes s’en étaient émues. Mais qu’est-ce qu’elle a ta frangine, elle est pâle comme un suaire…

Derrière ses paupières closes, Marie-Laure revoyait la scène de son lit, alors qu’une infirmière entrait régler le goutte-à-goutte. La porte se referma, les pas décrurent dans le couloir et elle se souvint de sa rigidité, de ses muscles tendus face aux copines alors que sa sœur sanglotait sans plus de pudeur. S’il te plait… C’était en avril aussi, et un soleil peinait à percer une brume qui piquait les yeux, et Marie-Pierre avait tiré des lunettes noires de son sac, tandis qu’une voix s’interposait. On peut faire quelque chose ?... C’était Muriel, qui l’avait enlacée, et Marie-Laure avait craint que sa collègue ne lui propose de rencontrer ce médecin du MLAC*, qui serait intervenu en urgence dans son service et dans le plus grand secret, elle n’en doutait pas.

La plus politisée de la bande, Muriel avait entraîné Marie-Laure à quelques réunions du MLAC, avant que cette dernière ne réalise, le militantisme ne lui convenait pas. Et puis, avec ces soignants, elle ne se sentait pas à son aise. Pas mon monde… Signer des pétitions, à la rigueur, et une fois elle avait distribué des tracts sur un marché.

À son grand soulagement, ce jour-là, Marie-Pierre avait gardé le secret devant les sans-culottes, refusé même un café au lotissement, puis les deux sœurs s’étaient quittées brusquement sous le regard ébahi de Muriel et Antoinette. Mais qu’est-ce qu’elles ont toutes les deux, ça tourne pas rond…

Le jour de la noce, ce grand bonhomme de maréchal-ferrant qui ne cessait de repousser sa mèche blonde en grimpant les marches de la mairie soutenait sa future femme aux yeux cernés, au ventre énorme qu’il aurait été vain de cacher, d’ailleurs qui s’en souciait ? Triomphante, Marie-Laure applaudissait du perron, trépignait telle une enfant qui occupe toute la place, si bien qu’un instant le premier adjoint se demanda qui était la mariée. De ce jour, on n’entendit plus parler du stagiaire de l’usine de verres d’optique qui retraversa la forêt de Mormal, peut-être jusqu’à Binche, et seules les sans-culottes montrèrent quelque dépit. Si elles avaient su, elles qui prisaient les moustaches et les sourcils broussailleux…

Très vite, ce fut un ménage à trois, la sœur ainée toujours prête à sacrifier son temps, et il lui arrivait de prendre pension chez les nouveaux parents qui n’y trouvèrent rien à redire. Si on l’avait laissée agir à sa guise, elle aurait rempli le rôle de bonne à tout faire, à la condition de lui laisser le nouveau né en garde. Avec le temps, à certains détails, le père et la mère ressentirent une gène. Point trop n’en faut, résuma un matin le maréchal. Bien sûr, avec son travail l’éloignant aux quatre coins du département, pour Marie-Pierre, c’était un sacré coup de main, d’autant qu’avec un premier, on s’y prend souvent de travers, tandis que Marie-Laure avait ça dans la peau. Et justement, ça devenait embarrassant.

Par facilité, ils repoussèrent l’heure d’ériger des barrières, trop d’années, et c’est alors qu’Étienne atteignait six ans que le clash vint, sans prévenir,  la sœur aînée prenant très mal ce désir du couple de vivre à deux. Oui, à deux, hurla Marie-Pierre ! Le petit Étienne avait peu grandi pour son âge, ses traits avaient changé, et ce fut le moment pour la sœur aînée de lâcher. T’as remarqué comme il a la peau légèrement mate, le cheveux noir… Tout d’abord, la mère arrondit les sourcils. Ça veut dire quoi ?... L’autre  haussa les épaules. Rien. Ton mari est blond comme les blés, comme toi. Dans la famille, nous avons tous la peau laiteuse. Marie-Pierre n’avait jamais vu Étienne autrement que comme son enfant, sans se poser de questions depuis qu’elle avait décidé d’épouser le maréchal-ferrant. Elle semblait ne pas comprendre. Aussi, pressentant une rupture avec le couple, Marie-Laure prit les devants et porta l’estocade. C’est évident, il n’est pas de lui, ironisa-t-elle avec un coup de menton en direction de la camionnette qui hésitait à virer sur la droite au sortir de la cour, à cause du brouillard.

Comme elle avait des difficultés à respirer, elle parvint à presser le bouton au prix d’efforts que peu imaginent. L’infirmière passa la tête, puis régla la molette qui commande le débit d’oxygène. Marie-Laure souffla un merci à peine audible, la fixant de ses yeux évoquant au fil des jours un poisson hors de l’eau. De nouveau seule, se préparant à affronter la réaction d’Étienne à l’écoute de la vérité, elle se revit ce jour humide et froid, avant de saisir rageusement ses affaires, celles nécessaires à son campement, comme elle aimait à dire. À l’époque, elle pouvait hausser le ton, et jamais elle n’aurait baissé la garde devant celle qu’elle considéra toujours comme sa petite sœur. Tu t’es trompée de mari, ma pauvre…

Pourquoi avait-elle chargé Lucie, cette ouvrière détestée, à qui elle n’avait jamais pardonné de lui avoir ravi ce gars de Bohain aux gestes si doux, de contacter Étienne, lui expliquer le souhait de la mourante de le voir seul, sans sa femme, sans personne, surtout pas ses parents, de préférence dès le début des visites, et surtout, qu’il fasse vite. Très vite, avait-elle sifflé une seconde fois ! Mais pourquoi elle, justement ?... Peut-être parce qu’habitant depuis peu Saint-Quentin, Lucie avait été la première à pousser la porte de la chambre d’hôpital, peut-être tout simplement parce qu’elle l’avait eue sous la main, avec la peur de manquer de temps.

Lucie avait promis, puis avait balbutié avec ce même air fautif de l’époque, quand elle quittait le bureau du contremaître, j’espère que tu ne m’en veux plus, c’est de l’histoire ancienne… Elle avait prolongé quelque peu sa présence dans l’attente d’une réponse, tendue vers la malade qui avait alors baissé les paupières, immobile, et un instant Lucie l’avait crue morte.

Marie-Laure percevait depuis des heures, du moins le croyait-elle, le brouhaha des visites dans le couloir, puis l’odeur des plateaux repas lui parvint. Étienne viendrait-il ?... Il n’avait jamais su être à l’heure. À chacun de ses anniversaires, elle avait offert un cadeau puis, comme il grandissait, avait préféré lui fourrer dans la paume des billets. Tiens, tu te payeras ce qui te fait plaisir. Trop, d’après ses parents, trop pour son âge. Même après le mariage de son neveu, elle avait poursuivi la tradition. Une année, elle l’avait fait son héritier sans lui dire, et comme elle confiait au notaire le contenu d’une lettre posthume, ce dernier avait paru perplexe. Vous pensez, vraiment ? Ils se connaissaient de longue date, aussi se permit-il de repousser délicatement la lettre de sa cliente. Vous ne devriez pas… Si, avait-il ajouté, l’héritage oui, mais pas ça… Dans le doute, elle était repartie avec son enveloppe, se promettant le moment venu d’agir selon sa conscience, Étienne ne lui devait-il pas la vie ?...

Il est des obsessions qui prolongent l’existence, un président de la République atteindre la fin de son mandat, un autre la venue du printemps ou l’aboutissement d’un projet, elle, c’était rétablir la vérité.

 Essoufflé, Étienne écarta la porte alors qu’elle désespérait. Je suis en retard. Aussitôt, Marie-Laure sut qu’après son départ, elle se laisserait aller, tout doucement, ayant mis un point final à son passage sur terre. Elle lui fit signe d’approcher et il chercha des yeux un endroit où poser son manteau, fronça ses sourcils broussailleux. Il semblait ne pas mesurer l’importance de l’entrevue, comme préoccupé par l’extérieur, cette agitation qui indifférait sa tante. Il se pencha pour l’embrasser. Pas trop fort, tu me fais mal, non, ne me serre pas… Ce n’étaient pas des phrases, mais des morceaux, comme hachés, pénibles à prononcer. Il s’excusa, avec maladresse, car il avait quelque chose en lui de reconnaissable à la première rencontre. Il manquait d’assurance, fixant le sol quand on attendait de lui qu’il s’exprime. Aussi fut-elle surprise qu’il parle, comme une mitraillette, avec émotion.

Papa vient d’avoir un accident. Un coup de sabot, à la tête…  Passé l’heure de la retraite, il aurait dû décrocher… depuis si longtemps. Il était épuisé, et voilà. Il fit une pause, l’œil éteint. Ensuite, il s’informa si la malade allait mieux, sans voir la mine terreuse, les yeux de poisson, la respiration bruyante accompagnée d’un râle. Et il reprit, sans se soucier d’une réponse. Avec sa mère Marie-Pierre, ils avaient mis en garde le maréchal, l’engageant à se  comporter comme les copains, cesser le travail, regarder la télé, lire le journal et jardiner, sinon il y laisserait sa peau. Résultat, on l’enfilerait dans un scanner cet après-midi, pour mesurer les dégâts, à l’étage au-dessous.

D’où il était assis, il voyait le jaune du colza, le bosquet jurant en pleine culture, et il se tourna vers sa tante. Tu sais, je me demande s’il va s’en remettre. C’est triste, tout de même, de le savoir à l’hôpital. Jamais il n’avait émis de phrases si longues, tout en conservant son côté taciturne, et elle esquissa un sourire. Il caressa la main décharnée de sa tante, curieusement glacée et moite à la fois. C’était comme s’il ne se rendait compte de rien. Alors, tu voulais me dire quelque chose… Elle fut longue à réagir, ses lèvres s’agitèrent pour happer l’air, puis, elle parvint à articuler. Non, rien… Il parut étonné, se souvenant de l’insistance de Lucie, cette collègue de laquelle elle avait toujours médit, et Marie-Laure expira ses derniers mots. Tu hériteras du peu que je possède, la maison, mes économies, fais-en bon profit. Quand il quitta l’hôpital, il eut une drôle d’impression, celle d’être venu pour rien…

*MLAC Mouvement pour la Libération de l’Avortement et de la Contraception

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.