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Billet de blog 6 juillet 2012

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Les vendredis de sokolo " L'Euromillions..."

L’Euromillions était revenu en mémoire de Katia dans ce bistro près de la gare. Lionel avait raté son train et elle l’avait invité à descendre les marches qui mènent à la salle en contrebas, comme on en voit à New-York.

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L’Euromillions était revenu en mémoire de Katia dans ce bistro près de la gare. Lionel avait raté son train et elle l’avait invité à descendre les marches qui mènent à la salle en contrebas, comme on en voit à New-York. À cette heure un dimanche, seul un paumé sirotait une menthe à l’eau au comptoir, tandis que la patronne feuilletait distraitement un journal de la veille. Sitôt qu’ils poussèrent la porte, le paumé les salua, évoqua la chaleur qui terrassait la province, l’orage probable, puis considéra sa menthe qui humidifiait le fond du verre, après avoir soufflé. Eh ben...

Ce type l’avait compris, il devrait se contenter des monosyllabes de la patronne. Les nouveaux arrivant évaluèrent la salle encaissée, puis ce fut Katia qui désigna une table près du trottoir à peine plus bas que le plateau en bakélite sur lequel la patronne donna un coup de torchon humide. Ce sera quoi ?... Lionel avait déjà les yeux sur les roues des bagnoles se laissant couler jusqu’au feu rouge, tandis que Katia commandait un café, un double bien serré... Comme à regret, Lionel oublia ce foutu distributeur de billets, pour choisir une pression, avec un doliprane, vous avez ça en stock ?... La femme l’observa par-dessus ses lunettes, fit répéter. Vous vous trompez de maison. Essayez donc une bière dans une pharmacie...

Lionel avait déjà pivoté le cou vers la chaussée, un œil morne sur un pissenlit poussé là, et qui semblait posé sur le guéridon. Il repensait à ce foutu distributeur SNCF en plein soleil, affichant des indications illisibles, au mal de chien à valider le code de sa carte bleue. À la troisième tentative, l’appareil s’était lancé comme un tambour de machine à laver, tandis que lui s’inquiétait pour sa carte bancaire. Dans son dos, il devinait l’impatience de Katia, sachant combien elle serait furieuse, s’il ratait son train, elle du genre à s’imposer de patienter jusqu’au suivant à ses côtés, à cause de Florent, sans doute. N’était-il pas son père ?...

Lionel se précipita vers le wagon aux portes closes,  pressa le bouton sans succès alors que la rame glissait le long du quai. Et une fois de plus, il l’entendit. Crétin !... Elle se vengeait, comme durant ce week-end, et sa mauvaise humeur allait crescendo à mesure que l’heure de la séparation approchait. Elle devant, lui sur ses pas harnaché d’un mini sac à dos, ils avaient regagné le centre-ville, et c’est là qu’elle avait descendu les marches de cet établissement semi-enterré.

Depuis ce crétin et un double bien serré, Katia n’avait pas desserré les dents quand la patronne déposa la tasse et le verre de Lionel. Coude au bar, le paumé s’était tourné vers eux, dans l’espoir de surprendre une parole, ayant renoncé à un semblant de conversation pour remplir les minutes qui défilaient et dissiper son vague dans l’œil. Parfois, la patronne s’évadait sur les jambes d’un passant avant de replonger dans son journal sur lequel elle raturait des mots, fronçant les sourcils.

Le week-end avait été exceptionnellement beau, et même avec des conditions idéales, Katia avait rongé son frein, s’imposant le silence. Que se serait-il passé, s’il avait plu ?... L’aurait-elle supporté, ou l’aurait-elle raccompagné à la gare au premier geste déplacé ? Crétin ! Depuis ce jour maudit de leur rencontre, elle l’avait toujours traité ainsi.

Ici dans ces patelins, des couples se forment lors du mariage des autres, et Katia avait dansé la valse avec ce curieux zig, caoutchouteux et à la démarche élastique, qui l’avait ébouriffée, si bien qu’un cercle s’était dessiné, poussant des exclamations devant leurs tourbillons. Un excellent partenaire, mais pour le reste, elle n’avait pas touché le gros lot. Elle se l’était traîné cinq ans, le temps de mettre en route Florent, une erreur de casting. Cinq ans pour comprendre, cinq ans d’aveuglement, cinq ans avec ce jean-foutre, cinq ans de cocufiage avec tous les jupons du canton. Le pire, tout le secteur était au parfum, sauf elle !  Ce qu’elle avait été gourde, comment peut-on être si miraud !

Au lit, Lionel n’était pas un virtuose de la clarinette, et par quel miracle, se demandait-elle, avait-il tapé dans le mille... Ça, pour être flexible, il battait les records. Combien elle avait pleuré, s’en prenant à elle-même, à sa maladresse. Sans doute y était-elle pour quelque chose, ne savait pas s’y prendre. Parfois, elle s’observait dans le miroir, de face, de profil, en recherche d’imperfections, de vergetures qui l’aurait ramolli au moment de se faufiler.

Et puis, quand elle apprit la vérité, ces trahisons en série, ce fut comme un éclair. S’il papillonnait ainsi, c’était par obligation, s’avachissant à chaque tentative à l’instant fatidique, et la victime s’imaginait fautive à son tour. Forcément, une déficience féminine... Il devait les sélectionner, flairer la cruche dans son genre au carrefour. Ou alors, certaines acceptaient-elle d’être prises  de force, comme la fois où Florent avait été conçu, dans la douleur et contre son gré. Cette nuit-là, comme elle avait culpabilisé...

Pourquoi n’était-elle pas prête s’il était tendu comme un arc, de courts et précieux instants à la verticale, pourquoi avait-elle mal quand lui ahanait. Et puis, là aussi, elle avait fini par comprendre. Sans humilier, sans brutalité, ça restait plus proche de la limace que du tisonnier. Trouvant cette expression, elle avait ri, pour la première fois décomplexée. L’handicapé, c’était lui, pas elle. Ce crétin, ce mollusque...

Parfois, elle surveillait la pendule au-dessus du bar, il n’allait pas rater le dernier train, auquel cas Lionel aurait son prétexte pour bivouaquer à la maison, et qui déplierait le convertible, calmerait Florent qui refuserait de se coucher ? Chaque fois que le père débarquait, le premier week-end du mois comme convenu, c’était pour foutre le souk, de plus en prince arabe à qui on déroule le tapis rouge, à qui on prépare le café tandis qu’il s’étire en slip à la fenêtre, agaçant le môme de bon matin. Quelle limace...

Même avec un cran de retard, elle avait eu le nez fin de le balancer, la suivante n’ayant pas tant tardé, ensuite, le roi de ces dames avait tenu sa langue concernant ses conquêtes, et Katia craignait qu’il ne se mette en tête de rappliquer avec armes et bagages. Pour ça, il pouvait se la mettre derrière l’oreille...

Lors de ses visites, il lui arrivait encore de la coincer dans la salle de bain, comme au bon vieux temps où elle cédait, tolérant sa précipitation, la mayonnaise allant retomber, ça urgeait. À quoi pensait-elle, à cette époque, le temps qu’il en finisse, lui administre une tape sur le derrière, en remerciement ? À présent, sitôt qu’elle détectait son œil lubrique, sitôt qu’il s’avançait débraillé,  Katia prenait les devants, saisissait la paire de ciseaux, et aussi sec ça nécessitait une rustine, flétri le temps de le dire comme une tomate confite. L’instant pour Lionel de se reculotter, tout péteux.

Mais ce qu’elle ne lui pardonnerait jamais, c’était le coup de l’Euromillions. Non seulement il lui fallait béquiller pour la pénétrer, mais la tête ne valait pas mieux que la queue, cent grammes de semoule en guise de cervelle. L’histoire remontait à leur séparation et l’idée venait d’elle. Même en pleine rébellion, fallait en prendre soin, lui épargner la neurasthénie, et au début elle avait cru à l’efficacité d’un banal purgatoire, ensuite, aux beaux jours, il marcherait sur des œufs, le doigt levé avant d’intervenir. J’en fiche, impossible à rectifier, et encore sans viser la bagatelle, seulement un comportement acceptable, un zest de douceur, de patience, plutôt que ces matchs de catch qui la laissaient inanimée au pied du lit et couverte de bleus.

Depuis le départ de son père, Florent se spécialisait dans le boudin, et elle avait mal aux tripes s’il s’élançait dans les bras de Lionel le premier week-end du mois. Si c’était pas malheureux, devoir la boucler, ne pas communiquer à ce gosse tensions et ressentiments. Lionel débarquait immanquablement avec des sucreries pour lesquelles son fils aurait vendu non son père, mais sa mère. Alors, impossible de s’aligner, Katia comptant pour du beurre.

Le jour où elle péta les plombs, le lourdant avec perte et fracas, comme aujourd’hui il avait loupé son train, et de le voir en chien perdu sur le quai lorgner sa valise à roulettes bourrée de linge sale lui avait secoué la paillasse. Après l’avoir répudié, elle n’allait pas, en prime, lui imposer une si longue attente, avec sa mine d’orphelin. Trahissant ses promesses, elle l’avait pris par le coude, guidé jusqu’au café et là, avait tripoté la main de son mari. Tu l’as cherché, tout de même... Tu sais pas ce que c’est, la douceur... T’es bien avancé à présent.

Puis, elle avait aperçu la publicité au-dessus du comptoir... Proposant d’investir chacun un euro pour tenter la fortune, elle savait raccrocher les wagons, risquer  une énième soudure qui pèterait la minute suivante. On ne se refait pas, lui non plus. Ce manque de cohérence laissait Lionel désemparé et, à le voir stupide devant la grille de l’Euromillions avec tous ces chiffres, on n’aurait jamais imaginé sa conception de l’amour, la tape sur les fesses et toutes celles qui avaient précédé, un peu appuyées tout de même pour de l’affection. Vas-y, nigaud, coche... Si on gagne... Katia s’était mordu les lèvres, afin d’éviter une bêtise, de nouveaux coquarts. Alors, pour une fois obéissant, appliqué comme un écolier il avait choisi l’emplacement de ses croix, cinq, toutes sur des chiffres impairs, par superstition.

Il avait apporté sa contribution, son euro, et Katia le sien, sous l’œil attendri de la patronne. Ça vous portera chance, avait conclu cette femme qui devait en voir d’autres, et Katia n’avait pu s’empêcher de rétorquer. Ça tombe bien, on ignore ce que c’est... Elle avait confié le reçu à son mari qui, par précaution, l’avait fourré dans la valise, dans une poche de pantalon. Comme ça, avait-il marmonné, on le volera pas dans les transports... Et puis, l’aiguille avait tourné sur le cadran de la pendule, et le couple défait avait rejoint la gare sans un mot. Elle devant, lui derrière et son linge sale, à méditer. Katia avait attendu que le dernier wagon disparaisse dans le tournant avant de s’en retourner, cherchant les mots pour Florent, écartant des salades qu’il ne goberait certainement pas. La vérité, avec des fleurs, s’était-elle dit, si c’est possible...

Le soir du tirage, elle avait cru défaillir face au poste. Ses mains tremblaient, les larmes brouillaient la grille de l’Euromillions, avec ces chiffres trop petits, et c’est Florent qui avait ânonné de sa voix de bébé, adoptée depuis le départ de son père. On a gagné quatre millions, avait glapi le môme, ça fait combien, maman ?... La télé hurlait, elle avait coupé le son, incapable d’imaginer quoi faire de ces billets qu’elle pensait aligner sur la table de la salle à manger. Pour voir le tas.

La banqueroute était venu de Lionel qui disparut pour de bon, sans jamais répondre sur son téléphone portable, si bien qu’elle l’avait cru mort dès le premier week-end à l’attendre, perdant patience. Comment le joindre, ce crétin, s’était-elle lamentée. Les jours avaient filé, pas de nouvelles et elle se  revoyait lui confier le reçu. Mais comment peut-on être aussi conne, mais conne !...

Les soupçons n’étaient pas nés de suite, mais son absence intriguait. S’il lui était arrivé quelque chose, elle l’aurait su, des gendarmes auraient frappé à sa porte. Sur ses papiers, on aurait trouvé de suite l’adresse du ménage. Et puis, elle s’était résignée à la seule explication qu’une conne dans son genre ne voulait admettre, Lionel s’était carapaté à l’étranger, avec le magot. Forcé, elle avait rompu, l’avait poussé dans le wagon pour nulle part. À sa place, qu’aurait-elle fait ? Oui, ben justement, j’aurais partagé, en bonne conne diplômée.

La déprime n’avait pas tardé et elle finassait pour la contourner. Heureusement, je ne me suis pas écoutée, à vouloir démissionner du boulot le matin même. Preuve que, si je veux, je ne suis pas si... Elle n’acheva pas sa phrase, ça venait de sonner. Trainant ses chaussons sur le carrelage, elle souleva l’œilleton du judas, et qui se dandinait sur le palier dans des vêtements fripés, affichant une barbe d’une semaine et l’œil glauque de celui qui réintègre le bercail la queue entre les jambes ?...

Lionel, hurla-t-elle lui sautant au cou, étonnée tout de même de cette dégaine, avec tout ce fric. Ses impressions étaient partagées, à la fois elle retrouvait ce mari tant redouté au moment d’être chevauchée, et à la fois ce type, ce loqueteux, méritait qu’on le prenne sous son aile, lui offre à la rigueur un bol de soupe. Katia éloigna son penchant Armée du Salut et attaqua bille en tête. Au fait, tu ne me dois rien ?... Pour toute réponse, elle n’obtint qu’un grognement qui la fit reculer jusqu’à la cuisine, là au moins, il n’y mettait jamais les pieds. Je t’accorde une minute pour t’expliquer, mais la chose était visiblement difficile à sortir...

Katia regarda la pendule à l’instant où le paumé du bistro atteignait le trottoir, semblant hésiter sur la direction à prendre. Elle régla l’addition et cocha comme chaque fois l’Euromillions joué par la patronne, cette dernière en étant certaine, ces deux-là porteraient chance, avec une main heureuse comme la leur. Et puis, gloussa cette femme les yeux luisant, au moins, pour des rupins, vous n’êtes pas fiers...

Une fois sur le quai, comme lors de leur séparation, comme à chaque visite en début de mois, Katia attendait que le train s’éloigne, et comme la nuit était tombée, ce fut le fanal rouge qui tarda à s’éteindre. Elle pensait à la patronne du bar que jamais elle n’avait eu le courage de décevoir, comment lui expliquer que Lionel, ce crétin, avait porté ses vêtements à la laverie après son départ. La boule de papier mâché récupérée dans la poche de son pantalon lui avait tiré des larmes, et la peur que Katia ne lui arrache les yeux, raison pour laquelle il avait tant tardé à user de son droit à voir son fils Florent.

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