Depuis ce matin, il s'agite, et sans cesse avale du café, comme en recherche de courage. Au passage, il tapote de l'index les touches en ivoire et ébène du vieux piano qui renvoient un son enroué. Lui, c'est Alexandre Fuselier, père de famille, grand-père et veuf par la même occasion.
Même après ce grand coup de propre donné depuis deux jours, la poussière pique encore le nez et, à tour de rôle, chacun des habitants éternue. Le soleil matinal fait danser des particules dans la cuisine et dans les chambre situées à l'est, et il se dit, c'était bien la peine de s'acharner ainsi.
Il est fourbu mais jamais il n'aurait cédé sa place aux autres pour remettre de l'ordre, passer le chiffon, un coup vite fait sur les vitres, l'aspirateur qui finalement a lâché un rond de fumée avec une affreuse odeur de plastic brûlé. Alors, comme l'avait fait avec obstination sa défunte femme, il a chauffé de l'eau sur le butagaz, l'a versée tiède dans un seau, puis a poussé la serpillière, la bâche, comme les gens disent dans le pays, du bout d'un balai mité en démarrant du couloir.
Tout à l'heure, il a frappé à la porte de ses petits-enfants, des faux-jumeaux, et que tous nomment les jumeaux, sans distinguer le garçon de la fille, les a exhortés à se lever tandis qu'ils se chamaillaient. T'avais qu'à compter les moutons... Il les a laissé régler leurs comptes, et la porte ouverte a été le plus efficace des arguments. Une fois dans la cuisine, les enfants ont réclamé son avis sur la meilleure façon de s'endormir dans cette maison froide, et qui rappelle des souvenirs.
Planty est situé au sud-est de Montereau, et le couple Fuselier, traversant cette ville en direction de leur résidence secondaire, avait évoqué si souvent ce 15 septembre 1840 à six heures du matin quand Frédéric Moreau embarqua sur un navire baptisé Le Ville-de-Montereau pour gagner Nogent-sur-Seine. Les premières lignes de L'éducation sentimentale, de Gustave Flaubert. Leurs deux enfants, Grégoire et Nathalie, ont été initiés dès leur plus jeune âge à contempler la ville célébrée par Flaubert de la voiture, ensuite ce fut au tour des jumeaux, ceux de Grégoire, car Nathalie ne s'est jamais mariée.
La fille Fuselier, comme on dit ici à Planty, était plutôt artiste et, avec une meilleure école de piano, elle aurait certainement bénéficié d'une carrière internationale. Du moins, ce qui se chuchotait à la sortie des petits concerts donnés dans la salle communale du village. Au lieu de ça, elle avait vivoté, donnant des cours à des gamins contraints par leurs parents, et qui une fois la leçon reçue, s'en allaient poser leurs doigts sur des claviers reliés à l'électricité, de moindres dimensions et qui perturbaient leurs réflexes. Parfois, un adulte s'inscrivait, un débutant qui n'irait pas bien loin, avec la volonté de lire des partitions de variété, de plaquer des accords en vue de fredonner des rengaines. Nathalie se désolait souvent quand tous se retrouvaient à Planty à l'heure du dîner.
Aux jours de fête, la grille de la maison était grande ouverte, et les gens du village ne manquaient pas d'échanger des nouvelles avec Nathalie, toujours à l'extérieur, un sécateur en main. De tous les Fuselier, c'était certainement la plus populaire. Certes, ses petits récitals dans la salle communale y étaient pour quelque chose, mais elle dégageait une simplicité qui séduisait.
Alexandre Fuselier fait la navette entre la maison et la rue sinueuse, consulte sa montre, et c'est toujours la femme de Grégoire qui vient le tirer par le coude. Ne vous impatientez pas, ils seront à l'heure... Je vous ai préparé un déca, à cause de votre cœur... Les jumeaux en profitent pour jouer indéfiniment des comptines apprises par Nathalie, se poussant pour s'asseoir sur le tabouret, jusqu'à ce que ça dégénère. Aussi, quand Alexandre croise son fils Grégoire, il détourne les yeux, perturbé par ces notes de musique.
Contrairement à Nathalie, son frère parle peu, et jamais de lui. Bien évidemment, les notes qui résonnent ce matin-là ne sont pas celles de la prof de piano, l'ivoire et l'ébène ne sont pas frappés de la même manière, mais en ce jour d'automne, une autre émotion s'est introduite dans la maison de Planty.
Longtemps, ce village fut un lieu de retrouvailles incontournable. Les grilles s'ouvraient pour les fêtes et les anniversaires, et si Alexandre n'avait pas été hospitalisé à cause de son cœur un Noël, les habitants auraient aperçu Nathalie munie de ses gants de caoutchouc penchée côté rue sur les plantations qui ornent le mur d'enceinte, tout du long, sans exception depuis... Depuis combien, déjà ? Au village, on a cette impression d'un piano solidaire de la propriété, et l'été des mélodies sortent des fenêtres ouvertes, comme aspirées par la campagne, la cime des arbres du bois voisin. Parfois, on reconnait le jeu des jumeaux, leurs interruptions soudaines, tandis qu'ils se querellent, poussant des cris stridents qui viennent s'éteindre vers la mairie.
Alexandre Fuselier s'essaye une fois de plus sur le clavier, au grand amusement de ses petits enfants. La musique n'a jamais été son fort... Sa femme avait transmis son amour des bouquets à sa fille Nathalie, qui elle-même avait encouragé ses neveux, les jumeaux, à déposer une composition sur le piano, comme elle l'aurait fait avec ses propres enfants.
En ce jour particulier, des roses et des asters sont blottis les uns contre les autres dans un vase en grès émaillé acquis chez un artisan de Tréguier, en Bretagne, par madame Fuselier, la femme de Grégoire. Choisissez vous-même, les enfants, ça fera plaisir à Nathalie... Comme toujours, les jumeaux ont parcouru le jardin en recherche de fleurs rescapées de la sécheresse, lui coupant, elle les assemblant, se piquant les doigts. Peut-être sont-ils plus agités, pressés de courir jusqu'au piano, de remplir le vase bleu, d'y enfoncer les tiges un peu n'importe comment. Monsieur Fuselier les interpelle, avez-vous ajouté une ou deux gouttes d'eau de javel et une cuillère de sucre, pour retarder la flétrissure... Depuis le temps qu'ils entendent cette réflexion, tous deux répriment un éclat de rire, le regard pétillant. Oui, grand-père, lancent-ils au garde à vous, dressant leur cou à la manière des oies qui tentent de mordre les mollets à la ferme d'à côté.
Ensuite, ils se jettent sur le clavier et entament un ragtime, le péché mignon de Nathalie, qu'elle ne partageait que dans l'intimité, comme honteuse d'apprécier ce genre de musique. Monsieur Fuselier se tient dans leur dos, et des larmes mouillent son regard en consultant d'un geste brusque sa montre. Plus qu'un quart d'heure, murmure-t-il. Mais les jumeaux oscillent au gré des notes, et l'alternance des basses les fait se trémousser sur le siège partagé, en lutte contre un déséquilibre permanent.
À présent, leur mère est là à écouter le ragtime, saisissant discrètement la main de Grégoire. D'un coup de menton, elle désigne le grand-père en recherche de contenance. C'est un long morceau que les jumeaux se complaisent à relancer, si bien qu'on ne sait plus où se situent la fin et le début. Nathalie a patienté des heures à leur détailler le jeu de la main gauche, des piqués vifs et souples tout à la fois, et depuis qu'ils y parviennent, les enfants achèvent dans un grand rire, se lèvent, se congratulent, courbent la tête vers le public, et toujours les adultes se prêtent au jeu.
C'est à cet instant qu'Alexandre Fuselier se demande ce qui leur a pris, et pourquoi ces enfants lui imposent-ils ce supplice. Oh, il connait la réponse, à leur âge on est capable de décisions surprenantes, que lui ne comprend pas. On retire le bouquet, demande-t-il comme pour dominer la situation. Mais il affronte les protestions des petits pianistes, pas maintenant, au dernier moment...
Ce piano est toute une histoire à lui seul. Monsieur Fuselier n'ose dire combien il est attaché à cet instrument, un Pleyel de 1917, style Art Nouveau, en palissandre de Indes et aux poignées en bronze, de même qu'aux aux morceaux renvoyés par des cordes toujours distendues, et qui sonnent curieusement à l'oreille. Trop peu habitée, de plain-pied et sans vide sanitaire, la maison regorge d'humidité, et du salpêtre saupoudre les murs de petits nuages blanc, brossés régulièrement, sans illusion. Aux prochaines vacances, tout sera à recommencer. Comme avec la poussière, les toiles d'araignées, le tri du peu de courrier tombé dans un grand sac en tissu, noyé sous un monceau de prospectus. Cette fois-ci, le grand nettoyage lui a été plus pénible, à cause des jumeaux. Mais, bon dieu, que leur a-t-il pris, ne cesse-t-il de marmonner...
Depuis la disparition de Nathalie, les séjours à Planty se sont espacés. Et si les Fuselier se retrouvent pour Noël et pâques, les anniversaires sont souvent passés à la trappe. D'un commun accord, à cause de la consternation d'Alexandre Fuselier après avoir poussé la grille. Tant de remise en ordre le démoralise. Et puis, avant, sa fille faisait la route à ses côtés. À qui donc à présent évoquer Flaubert en dépassant Montereau, rêver du bateau à vapeur, de la remontée de la Seine, en spectateur de cette banlieue qui devait se révéler bien étrange ?... Il pense souvent à Nogent sur Seine où se rendait Frédéric Moreau, le jeune héros de l'écrivain. Maintes fois, il s'est promis de visiter cette commune, quand il aura le temps, peut-être proposera-il cette virée aux jumeaux, mais ça ne s'est jamais fait. Une centrale nucléaire y a poussé, et il se demande comment Gustave Flaubert aurait décrit ce monstre qui doit bien inquiéter les habitants.
Personne ne pourrait se résoudre à vendre la maison de Planty, même si le jardin ne ressemble plus à rien, et dans lequel les jumeaux sont contraints à des circonvolutions entre de jeunes d'arbres, des repoussis, pour atteindre les rosiers. De la fenêtre, Alexandre Fuselier considère le fouillis, autrefois jardin si bien entretenu, quand il entend la cavalcade des jumeaux sur le parquet. Je vous ai dit maintes fois de ne pas courir dans la maison, vous allez tout renverser !... Mais les enfants hurlent, frappent dans leurs mains. Il est là, il est là ! Monsieur Fuselier se passe la paume sur son crâne dégarni. Mais qui donc ? Et cessez de brailler... Alors, il redescend sur terre, brutalement. Le camion, dit l'un. Il fait sa marche arrière, ajoute sa sœur.
Les jumeaux l'assurent, l'idée vient de Nathalie qui d'après eux aimait à se laisser aller aux confidences durant ses leçons de piano. Alexandre Fuselier en doute, mais Grégoire, leur père, n'est pas loin de les croire. Sa sœur s'est toujours ouverte devant le clavier, interrompant ses gammes, buste tourné. Tu sais ce que j'aimerais faire plus tard ?... C'est ridicule, je sais, mais je souhaiterais me rendre utile. C'est bête, hein ?... Combien de fois était-elle revenue sur cette obsession, se rendre utile, servir les gens. Les vieillards, pourquoi pas ? Tu dois me trouver nouille...
Lui avait suivi son parcours, celui envisagé dès l'adolescence, penché sur un ordinateur. Ingénieur en informatique, rien d'original, ajoutait-il immanquablement. Alors, Nathalie entamait rageusement l'étude N° 12 de Chopin en ut mineur, une des plus terribles, et qui sonne telle une colère. À ces moments, il la sentait pleine de hargne, contre elle-même, contre sa vie, celle choisie par manque d'audace. Ces cours mal payés donnés à des enfants déboussolés par ce clavier d'un coup trop grand, se trompant de touche avant de plaquer la main devant la bouche. Tu sais, avait-elle dit un jour à son frère, je vais proposer mes service à la maison de retraite devant laquelle nous sommes passés l'autre jour, c'est comment, ce bled déjà ?...
Tout d'abord, il n'avait pas compris, mais comme elle avait repris ses gammes, il n'avait osé l'interrompre. Puis, en ayant terminé, claquant le couvercle, elle avait confirmé sa décision. J'y vais de ce pas, peut-être qu'une pianiste les distrairait... ces vieux. Alexandre Fuselier avait levé les yeux au ciel tandis que sa fille s'éloignait dans la vieille auto de Planty, et dont il fallait toujours recharger la batterie. Elle et ses coups de tête, avait-il soupiré... Les jumeaux avaient protesté, prenant la défense de leur tante. On donnera des cours, nous aussi, aux papys mamies...
C'est finalement une histoire banale et qui s'acheva par une déception, la maison de retraite n'ayant pas d'instrument à sa disposition. Ces faits remontent à deux ans, le temps qu'il a fallu pour que le village en grappe accompagne Nathalie dans le petit cimetière de Planty. Elle se savait gravement malade, l'a caché jusqu'au dernier instant à tous, pour éviter de les peiner. Elle était ainsi, et quand les jumeaux exigèrent comme cadeau d'anniversaire que la famille offre le Pleyel à la maison de retraite, Alexandre Fuselier repensa à l'instant où il leva les yeux au ciel, alors qu'elle s'éloignait dans la vieille guimbarde, après avoir subi sa réprobation. Du bénévolat, toi qui gagnes des clopinettes, ma pauvre fille...
Aussi, devant l'insistance des jumeaux à la veille de leur anniversaire, il n'avait pas trouvé d'argument contraire, s'était simplement dit, ces enfants sont curieux... Le camion en place, le chauffeur saute de sa cabine, et ce grand costaud ouvre les deux battants, et en deux temps trois mouvements enlève le cadeau comme une plume, le sangle avec des han... Les Fuselier sont postés devant la grille, chacun agitant sa main alors que le véhicule dépasse la mairie. Et seul Alexandre Fuselier parvient à sortir un mot. Si c'est Nathalie qui l'a voulu...