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Billet de blog 8 juin 2012

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Les vendredis de Sokolo " A nos chimères..."

Tristan Bertin léchait toujours la baie vitrée quand Léontine intervint. Tu ne vas pas rester planté là toute la sainte journée, tout de même...

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Tristan Bertin léchait toujours la baie vitrée quand Léontine intervint. Tu ne vas pas rester planté là toute la sainte journée, tout de même... Habituellement, d’ici, on embrassait l’ensemble de la vallée, et on aurait pu toucher Domblans du doigt, alors qu’à présent, même Voiteur avait disparu derrière un voile humide. Tristan Bertin se tourna vers sa femme. Il pleut depuis combien, t’as noté l’heure ?...

Elle haussa les épaules. Tu ferais mieux de préparer les chambres. Puis, elle ajouta, elle aussi comme aspirée par le déluge. Tu les connais vraiment, ces blogueurs de Médiapart ?...

Indifférente à l’activité de son mari sur Internet, il lui était arrivé de jeter un œil sur ses contributions par-dessus son épaule, avant de s’éloigner, grommelant. Quel toupet, raconter des trucs pareils, quand on te pratique depuis trente ans. La veille, tous deux s’étaient promenés dans le village jurassien, contemplant les jardins en terrasse sous l’église, projetant déjà des intermèdes pour rythmer le séjour, se félicitant d’avoir choisi Château-Chalon comme lieu de rencontre. Et puis, au réveil, des nuages en forme d’intestins avaient crevé à la verticale du gite, noyant la vallée, enrobant la bâtisse d’un brouillard londonien.

Si on avait su, souffla Tristan Bertin, nous serions restés à Jersey, j’suis sûr qu’il y fait meilleur... Puis, il ajouta, quoi qu’on dise, c’est un beau pays. Léontine rangeait la charcuterie dans le frigo, les pâtés, les rillettes, les saucissons, la pile de tranches de jambon, la gamme complète des produits de Poligny d’où ils avaient eu toutes les peines à s’extraire, et puis du comté dont ils avaient goûté chaque variété de la pointe d’un couteau. Par chance, la veille un beau soleil frappait en plein le marché sur lequel Tristan Bertin avait cherché en vain du piment antillais, dit habanéro, celui justement qu’on ne trouvait que chez lui, à Jersey. T’avais qu’à en apporter, nigaud, avait lancé Léontine, au lieu de farfouiller dans les cagettes.

S’il n’avait jamais pu se défaire d’une dépendance, c’était de la superstition, aussi durant le trajet du retour au gite, il ne cessa de marmonner. Ça va tout foutre en l’air... Sans mon piment habanéros, la fondue c’est foutu. En fait, il était préoccupé par la rencontre avec ces blogueurs, déçu par avance de ce plat duquel il avait tant espéré pour créer une osmose, avec  des mains qui se croisent pour racler la gamelle commune, comme on se tasse autour d’un feu. Un beau pays, poursuivit Léontine, oui, mais hier, pas ce matin. J’ai consulté la météo, plombé pour les trois jours...

Tristan Bertin, un gars râblé aux cheveux en brosse qui à l’occasion s’exposait encore sur les terrains de rugby, cala les paumes aux hanches, se redressa menton pointé vers le plafond avec un cri bestial, celui poussé au sortir du lit et qui précédait le réveil matin depuis trente ans. Mais non, pas le Jura, je parlais de Jersey. Enfin, on fera avec...

Le déluge bouleversait le programme et déjà tous deux imaginaient des sortes de débats en remplacement, et de suite deux thèmes étaient adoptés, racisme et islamisme, primant sur les manquements des services publics suite aux réductions de personnel. Une idée de Léontine. Tristan Bertin la stoppa. Vas-y mou, tu ne les connais pas, j’ai pas envie qu’un excité renverse la marmite de fondue sur le crâne d’un contradicteur. Déjà sans le piment antillais... Le déluge désespérait Tristan Bertin, n’ayant à aucun moment imaginé qu’en juin ce fut possible, tant de flotte. Habituellement, leurs échanges leur semblaient d’un grand intérêt, mais c’était comme si l’humidité avait grippé les méninges du vieux couple, soudain pris au dépourvu, incapable de la moindre réflexion.

Alors, Léontine revint à son inquiétude. Tu crois que t’as bien fait d’accepter, avec ton casier ?... Tristan Bertin montra des signes d’agacement. On en a déjà parlé, merde ! Tu ne vas pas remettre ça. C’est de la vieille histoire, et personne du site n’est au courant. Léontine réclama son aide pour le rangement des bouteilles, le rouge, mais surtout le blanc, le vin jaune, sans oublier le vin de paille. De quoi calmer les esprits de la bande, ou les échauffer, selon les caractères. C’est bête tout de même, de devoir renoncer aux randonnées, à la balade aux Cascades du Hérisson, quel dommage... Au fait, osa Léontine, ce type de la DCRI, ils t’a dit quoi au juste, ce salopard ?...

Un carton en main, Tristan Bertin s’immobilisa, prit appui sur une chaise. En fait, dit-il, je ne comprends pas bien. Ils semblent s’intéresser à l’un de nos invités, un ancien commandant de bord, j’ai rien compris. À espionner nos contributions, ils s’imaginent que nous sommes intimes. Sans doute le tutoiement... C’est eux qui ont suggéré de l’intégrer au week-end... Il ajouta, caressant ses cheveux en brosse. Sans doute ont-ils posé des micros. Moi qui pensais qu’on causerait tranquille en plein-air... Léontine passait une lavette sur la table de ferme. T’aurais du refuser...

Tristan Bertin s’était assis, se mordait les lèvres comme du temps où l’institutrice lui posait une colle. Oui j’aurais dû, mais ils m’ont ressorti l’histoire des faux billets, et si la presse n’en avait pas fait tout un ramdam, j’en serais pas là. Tu sais combien ça coûte, la fausse monnaie ?... Léontine perdit son calme. Mais c’était comme des billets de Monopoli, avec la photo du dictateur au dos, une blague, cette plainte idiote a été rejetée...

Tristan Bertin tendit l’oreille, souleva le rideau. Tiens, une voiture... Ceux de Médiapart doivent téléphoner depuis Voiteur, personne n’a d’adresse. Une portière claqua, puis celle d’un coffre. On entendit marcher d’un pas vif sous la bourrasque, puis frapper. Tous deux se consultèrent, blêmes.

D’à partir de cet instant, les Bertin ne maitrisèrent aucun instant de ce week-end prolongé, pas plus le comportement de l’intrus que celui de leurs invités. Un type entra donc qu’ils n’attendaient pas et qui déposa sa flaque d’eau sur le carrelage. Sur la défensive, l’organisateur de la rencontre médiapartienne donna un coup de menton interrogateur tandis que le loustic évaluait la pièce. On sera combien ?... Le coinçant contre la porte, Tristan Bertin réitéra ses coups de menton, avec une moue dédaigneuse. Et... vous êtes qui ?...

Où qu’il aille, l’homme serait passé inaperçu, sauf à Château-Chalon ce week-end de pluie ininterrompue, et spécialement dans cette maison protégée par un code secret délivré en message privé sur le site, 310852, à savoir la date de naissance d’Edwy Plenel... Lorsqu’il tira de son blouson une carte tricolore, les époux Bertin sentirent comme un vent glacé s’introduire dans le système sanguin, lequel courant rebondissant dans les orteils remonta brusquement au cerveau tel un geyser. Putain, vont nous faire chier jusqu’ici !

Même à Jersey où le couple s’était réfugié suite à l’élection du dictateur, on savait la capacité de Tristan Bertin à exprimer son mécontentement, devinant à sa façon de se tasser comme une résurgence du rugbymen au moment de la mêlée. Sa femme prit la relève. Et, que peut-on pour vous, bel étranger ?... Le type de la DCRI afficha un sourire ravi. Mais... me désigner ma chambre... Comme le mari administrait des coups de poitrine afin qu’il recule, l’homme exhiba un billet froissé. Voyez-vous, je connais un juge d’instruction qui ne demande qu’à relancer l’enquête... De plus, je suis abonné à Médiapart. Vous n’avez jamais rien lu de Grain de Sable, c’est moi... La mine de Tristan Bertin s’allongea, son regard naviguant du billet à cet homme qu’il aurait bien envoyé sous le déluge d’un uppercut, même en caleçon. Soudain, il hurla. Fous-le près des chiottes, dans la buanderie !!!

Il n’avait pas désenflé après son coup de gueule que le téléphone portable siffla, un peu comme les mômes sur les terrains vagues. Puis un autre appel signalant une arrivée groupée à Voiteur. Un quart d’heure plus tard, plusieurs véhicules coincèrent celui banalisé du type de la DCRI et ce fut l’ancien commandant de bord qui commenta. Tiens, une surprise... Tous s’introduisirent avec force exclamations juvéniles, heureux de rencontrer enfin le célèbre Tristan l’exilé qui avait organisé ce rassemblement avec brio. Sitôt que le feu crépita dans la cheminée, le commandant de bord ne nomma plus leur hôte que l’exilé, repris par les blogueurs.

Un coup, c’était pour le féliciter de l’endroit, un coup de la météo, mais tous pour une telle initiative, et quand des pas se firent entendre à l’étage, les cous se dressèrent, et Léontine précéda son mari, de peur d’une bévue. C’est Grain de Sable, vous connaissez ?... Aussitôt, cette présence inattendue déclencha un brouhaha et personne n’est capable de dire qui souffla, ah cet emmerdeur, quelle idée !...

Tristan Bertin attaqua par le vin jaune et, au moment de lever les verres, la porte s’ouvrit sur Grain de Sable qui, pour l’occasion, avait troqué son complet pour un jean délavé... surmonté d’un tee-shirt rouge, barré d’un Yes Méluche qui fit avaler de travers Tristan Bertin. Le commandant de bord tiqua. Ben, je te trouve tourmenté, toi l’exilé, t’es très différent de ce qu’on trouve sur tes billets de blog... Puis, il ajouta, prends exemple sur notre ami Grain de Sable, vois comme il est aux anges parmi nous. Et quand ce dernier ajouta avec un clin d’œil, dis tonton, pourquoi tu tousses ?... la salle éclata de rire, et ensuite seulement l’intrus salua chacun d’une accolade, sans oublier l’incontournable, salut camarade, comme en 36 en peine guerre d’Espagne...

De suite, cet homme afficha un sourire satisfait, et le couple Bertin le comprit, tous étaient conquis par l’attitude désinvolte de ce flic dont ils redoutaient le pire à chaque seconde. Pour ce dernier, tout était occasion de mises en boite de leur hôte aux cheveux en brosse, et même alors que les préparatifs de la fondue étaient bien avancés, Grain de Sable s’approcha du faitout. Tiens, camarade, mets-y ça, pour relever... Tristan Bertin fixait les piments antillais alors que le type poursuivait. Capsicum chinense de son vrai nom, piment habanero pour les incultes...

Une bouffée de chaleur congestionna le cuisiner qui marmotta, de peur que d’autres n’entendent. Si je pouvais... Grain de Sable déboucha une bouteille de vin jaune, tendit un verre. À la révolution, camarade... Puis, il chuchota. Si tu pouvais, tu m’abimerais le portrait dans une ruelle, sans témoins... pas vrai ? Mais je te tiens par les... Il défroissa un nouveau billet avec l’effigie du dictateur au dos, puis fit mine de le saisir aux testicules. Mais vif comme précédant le coup de sifflet, Tristan Bertin le bouscula, stoppé dans la seconde par le gars de la DCRI qui murmura. Attention, l’exilé, je suis en service...

Tous s’attablaient, trinquant à un monde meilleur, et l’ancien  commandant de bord pressa les épaules des deux autour du faitout. Qu’est-ce que vous complotez... Ce fut alors que l’invité surprise se tourna vers la tablée. Que diriez-vous d’un jeu, afin de mieux se connaitre ? Si on commençait par les hommes... Aussitôt, ça protesta. C’est ça, comme toujours, pourquoi pas vos histoires de régiment ? Celle qui avait haussé le ton donna un coup de coude à sa voisine qui enchaîna. Vos virées dans les bordels, tant que vous y êtes... Mais ici, tous s’étaient déjà jaugés sur des commentaires d’articles et de blogs, et s’ils s’étaient donné rendez-vous dans ce gite isolé sous l’eau, c’était qu’en dépit de certains affrontements virtuels, tous s’appréciaient. Et aucun jeu ne changerait les points de vue.

Soumise au vote par celle qui avait évoqué les maisons de passe, l’idée fut acceptée à l’unanimité moins une voix, celle de l’exilé, chaque homme entamant son récit de ses aventures sous les drapeaux entre deux bouchées, sans oublier le vin jaune, pour faire glisser.

Quand ce fut son tour, l’ancien commandant de bord avala cul sec un verre du vin jurassien, plaqua ses mains de chaque côté de l’assiette, tel un enfant bien élevé baissa les yeux, comme en recherche de souvenirs. Tu vas voir, dit un convive, il va évoquer la torture en Algérie. En face, un autre haussa les épaules. Mais non, il était trop jeune... Personne ne sut pourquoi l’ancien commandant de bord s’essuya avec insistance le menton avant de commencer. Comme chacun sait, j’ai piloté des avions. Mais en fait, j’étais pilote de chasse...

D’un coup, le silence se fit, lourd, et chacun échafaudait la suite du jeu. Qu’allait-on apprendre, quels raids, quels villages anéantis, quels effets collatéraux allait-il confesser. Tristan Bertin lança un regard à sa femme qui comme les autres maintenait sa fourchette en suspens au-dessus de la gamelle, à Grain de Sable chez qui il nota un éclair dans l’œil, mais l’ancien commandant de bord poursuivait. Comme vous le savez, en janvier 1991, débuta l’offensive baptisée par les américains « tempête du désert ». Le jour même, j’envoyai ma lettre de démission au ministère des armées, refusant de bombarder l’Irak...

Immédiatement, Tristan Bertin guetta la moindre réaction sur le visage du type de la DCRI, se souvenant que ce service succédant aux renseignements généraux s’intéressait de très près à l’ancien commandant de bord, l’ayant même contraint à inviter ce dernier à Château-Chalon. Apprenant son recyclage dans l’aviation civile, tous firent une ovation au héros, y compris Grain de Sable, qui lui battit des mains plus bruyamment que les autres.

Aussitôt, Tristan Bertin intervint. Ça suffit, la comédie, on passe à autre chose. Curieusement, l’ancien commandant de bord et Grain de Sable furent les seuls à ne pas réagir, tandis que les convives protestaient, afin d’obtenir des détails, comment un pilote de chasse pouvait du jour au lendemain transporter des passagers civils. Les yeux hors de la tête, Tristan Bertin se mit à hurler. Mais taisez-vous bordel, vous ne comprenez pas, c’est un salopard !!! Personne ne comprenait plus rien, certains regrettant déjà de s’être embarqués dans un psychodrame. Oubliant ses billets pour lesquels un juge était tout près de relancer l’affaire, l’exilé se déchaînait, sans voir la terreur des autres. Un flic, je vous dis que c’est une bourre, ce Grain de Sable !...

Inutile de vous préciser, avec la pluie en toile de fond, la rencontre tournait à la cacophonie, pas assez pour empêcher l’ancien commandant de bord de se dresser à son tour, de bramer plus fort que l’autre. La ferme, bon dieu !!! C’est une plaisanterie, de mauvais goût, je l’admets et c’est ma faute... Grain de Sable est un ami d’enfance et nous avons imaginé faire marcher notre célèbre blogueur Tristan Bertin. C’est bête, je le reconnais. Mon parcours s’y prêtait... Refusant d’admettre s’être fait berner ainsi, le couple Bertin se consulta du regard. Mais, protesta mollement l’exilé, j’ai vu sa carte tricolore... Grain de Sable éclata de rire. Tiens, la v’la. Il la jeta sur la table. C’est vrai, je suis flic, mais de gauche et abonné à Médiapart. Son ami d’enfance poursuivit de l’autre bout de la table. À l’époque des RG, il m’a vendu sa voiture, me laissant son macaron sur le pare-brise. Je me garais n’importe comment, et jamais un PV... Puis, il ajouta, comme dans le regret. Jusqu’au jour où une pierre éclata le pare-brise, et comme je n’ai pas pensé à décoller ce truc...

Je suis arrivé à Château-Chalon le jeudi de bonne heure, et GMM, notre ami blogueur rencontré à Bastille lors du meeting de Mélenchon, m’attendait en vue de faire les courses avant que les autres ne débarquent. Un soleil de plomb tétanisait le Jura, et je m’étais arrêté un instant plus tôt à l’entrée du village, profitant de la vue sur la vallée, sur les parcelles de vignobles bien plus modestes que celles de Champagne, auxquelles je suis habitué. Sur le trajet qui mène à Poligny où il espérerait trouver son piment antillais, laconique, GMM évoqua un rêve au cours duquel la pluie avait gâché notre rencontre médiapartienne. C’est alors que je lui dis. Raconte, j’ai toujours prisé les rêves. De plus, je suis une tombe, ça restera entre nous...

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