Qui se souvient du petit bois près de l’antique château d’eau ? Envahi de broussailles, guère accueillant, peu osaient le pénétrer, et lorsqu’un gamin s’en approchait, c’était pour y cueillir trois mûres dans des odeurs d’ammoniaque. Parfois, du pied de la colline on détectait un campement de bohémiens, à une fumée comme attachée aux nuages.
À cette époque, tout était évènement, un rien divertissait, et seul les menaces ralentissaient mon pas. Si tu retournes au petit bois, ça va barder !... Qu’y avait-il de si effrayant ? Un semblant de décharge, des pneus effilochés, des boites de conserves, parfois la queue d’un rat filant dans un trou. Une année, mon père y jeta ma chienne crevée, si longtemps maltraitée et nourrie par un voisin en ayant pris pitié, jusqu’au jour où, gonflée comme une outre, on trouva bon de s’en débarrasser plutôt que de l’enterrer au fond du jardin. Sa dernière fugue.
Longtemps délaissé par les travaux qui engloutirent mes repères un à un, le petit bois fut rasé, les souches déterrées, et la coulée de béton égalisa le terrain, surgirent alors des rues avec trottoirs, les tranchées du tout à l’égout desservant des immeubles en file indienne, avec leurs arrêts de bus, le commissariat grillagé, un centre commercial. Condensé du devenir de ce monde, le mien, le vôtre, un espace pas fréquentable.
J’avais combien, huit ans à peine, quand je m’étais juré fuir cet endroit, vivre à la campagne au plus vite. Les gosses ont de ces idées... On mesure mal les blessures de l’enfance, le côté diabolique des bulldozers, redessinant une géographie ne correspondant en rien à l’histoire, téléguidés par des architectes et des promoteurs, des gens considérant la nature et l’âme humaine comme de la pâte à modeler. Une engeance sur terre par erreur, à concevoir l’espace urbain comme une maquette, un coup de rouleau sur une façade, des panneaux publicitaires et des feux rouges, des fleurs en pot au carrefour, l’éclairage à heure fixe, et des interphones au pied des cages d’escaliers. Un gardien, le téléphone, et la foule des habitants, serrés comme des moutons, une ville nouvelle.
Le matin, les bus se remplissaient de mines blafardes, le soir le trajet se faisait en sens inverse, des salariés pas plus vaillants qu’à l’aller. Le reste du temps, les rues désertes foutaient le bourdon. Une enfance hérissée de grues, de parpaings et de fers à béton, de tranchées et de bottes de caoutchouc maculées, tandis que les étages poussaient comme des champignons, expression justifiée.
À vingt-cinq ans, tournant les talons, je suis tombé par hasard sur un village de cent habitants, celui habité encore à ce jour, et dont la population n’a guère augmenté. Au bout du jardin, une porte donne sur un bois, des chênes, des charmes et des merisiers. Les gosses ont de drôles de lubies, des obsessions à ne contrecarrer en aucun cas. Sinon, quelque chose meurt en eux... Je m’y promène souvent, et cet hiver, j’y pousse mes semelles dans la grisaille et la brume, seul ou accompagné, comme quand j’étais gosse sur le chemin de l’école, chassant des feuilles, reniflant les fermentations.
C’est un lieu où le cerveau vagabonde comme il l’entend, en recherche d’inspiration pour la journée d’écriture à venir, me souvenant parfois d’amis délaissés faute de temps, d’autres perdus de vue au fil de la vie, non recontactés, de crainte de n’avoir rien à se dire. Le long du champ, avant de replonger entre deux chênes, mon regard se perd dans le brouillard, l’esprit vide et c’est bon aussi. Dérangé dans son itinéraire favori par les chasseurs, un chevreuil est stoppé qui m’observe avant de filer, disparaître d’un bond.
Les coupes de bois laissent des espaces dégagés, jamais imaginés quelques mois plus tôt devant des taillis impossibles à franchir. Plus loin, des hommes chargent une remorque, et les rondins s’entassant résonnent de claquements secs qui me sont familiers, renvoyés d’un tronc à l’autre, si bien que par instant il est permis de douter de leur provenance. D’un geste, je salue les bûcherons au passage, puis d’un mot, fixant les hautes futaies épargnées par la saignée. C’est une tâche harassante, bruyante avec la tronçonneuse qui elle aussi porte loin, avec ce crachin.
On y croise rarement un promeneur, et quelle que soit la saison. Les retraités du village, ceux convaincus par leur médecin de s’adonner à un minimum d’exercice physique, vélo ou marche, se contentent de longer la route dans la vallée, et il arrive de les doubler en voiture, soufflant et suant, cramoisis, dans le respect de leur ordonnance, obéissants et consciencieux. Ils s’exécutent avec une même grimace qu’en avalant une potion, et jamais il ne leur vient à l’idée d’y adjoindre une forme de plaisir, eux pourtant natifs du lieu. S’ils s’enfoncent dans la forêt, c’est motivés par la chasse, éventuellement afin de ramasser des champignons, mais en aucun cas pour folâtrer. Moins regardantes sur la question, et si elle se plient à des prescriptions identiques, quelques femmes se regroupent entre amies, papotent tout au long des mêmes sentiers que ceux foulés par moi-même. Nos horaires étant différents, nous nous abordons une fois l’an et par le plus grand des hasards, nous promettant des balades communes, sans jamais les réaliser.
C’est plutôt un lieu d’échange avec soi-même, d’introspection, et aucun risque de buter sur un cadavre sous un amas de feuilles mortes. C’est est presque décevant, certains jours moroses, ce manque d’animation, l’absence de gibier, d’oiseaux, quand Peluche, l’âne du village, me rappelle soudain son existence avec cet étrange braiement qui emplit la forêt jusqu’au bourg.
Il arrive au chien jaune, celui du maire, de me charmer dès les premiers pas et, en dépit de mes gesticulations dissuasives, il me précède en gambadant, queue dressée, disparait dans les fourrés pour surgir cent mètres plus loin, quand je le pensais retourné à la ferme. Mais non, cet animal suivrait le premier venu, et c’est tout crotté qu’il accélère à la vue du panneau indiquant l’entrée du village au retour. Sait-il lire, je me demande, et je pencherais que oui, du moins ce panneau-là.
On aurait tort de croire à un rituel. Je chausse les godillots sur des coups de tête, en partisan de décisions abruptes, avec pour conséquences en d’autres occasions la naissance de regrets, de mots lâchés trop vite et qui se révèlent saugrenus. Qu’y faire, sinon cacher son sentiment au plus grand nombre, question d’amour-propre qui, comme chacun sait, se place là où l’on n’a rien à gagner. L’homme est ainsi fait, prompt à entrer en lutte contre maintes pulsions, qui si elles étaient débridées le conduiraient à froisser son entourage, si ce n’est se quereller pour de bon. On en ignore la source, la bile peut-être, la tension artérielle parfois, l’hypoglycémie à l’occasion, mais il serait vain d’interroger la médecine, ma foi souvent impuissante devant les mystères de la vie, des travers qui nous constituent et auxquels les autres s’efforcent de faire face sans s’en émouvoir plus que de raison.
Ainsi, dans les bois, nul ne se trouve sur ma route pour m’indisposer dans mes affirmations, m’ouvrir à des pensées contraires qui si elles n’étaient pas présentées pour me rabattre le caquet seraient sans doute miennes. Seul le chien jaune se permet un persiflage à un croisement, à deux doigts de me traiter de branquignol. Alors, tu te décides ? Et, me jugeant dans l’incapacité à déterminer une direction, c’est lui qui file où sa truffe le conduit, et c’est moi qui suis, nez sur les feuilles roussies, en recherche de je me demande quelles observations nouvelles à mon âge, quelles réflexions dignes d’être rapportées au premier croisé au village et qui m’écoutera avec ce drôle d’air qu’ils ont tous dans ces occasions, celui de perdre leur temps et de stopper leurs occupations par politesse.
C’est qu’on me connait, et feint d’approuver comme il se doit mes pensées nébuleuses, mes découvertes et mes théories changeantes, mes raisonnements qui ne m’ont jamais avancé dans le classement à la communale, sans évoquer la suite, le lycée dont je sortis mains dans les poches, pas même encombré d’un diplôme.
Quand le chien jaune disparait plus longtemps qu’à l’ordinaire, je sais qu’il surgira encore plus loin, devant ou derrière, mais jamais désorienté, guidé par son radar qui déclenche en moi la plus grande des admirations. Nous ne sommes nullement intimes, et lorsqu’il frétille à mon approche de la ferme, m’emboite le pas, j’en suis conscient, ce n’est pas animé par l’amour mais plutôt par l’intérêt, celui d’une longue promenade qu’il répugne à accomplir en solitaire.
Ce n’est qu’avec ce chien jaune comme témoin que j’ai le loisir d’ausculter les fanfaronnades issues de ma bouche et dépréciant mes dires, de faire défiler le chapelet d’excès et d’affirmations regrettés dans l’instant, mais sitôt qu’ils ont pris place au creux d’oreilles adverses, impossible de les en extirper, si ce n’est en usant d’aveux considérés humiliants pour soi-même, se déboutonner avec simplicité à l’aide d’un regret, contrition d’on on sortirait grandi, mais l’homme n’est pas familier de telles spontanéités, tant l’humilité lui est étrangère.
Mais ce chien jaune stoppe sa course au cours de mes soliloques, dresse une oreille, l’autre étant handicapée par une pliure portant à sourire, et je suis certain qu’il se cache dans son œil une malice, une façon de me confier, mon bonhomme, si j’étais habile à me servir de ta langue, de retour au village, tu aurais du soucis à te faire... Ce qui me porte à penser, s’il ne pratique pas le langage des hommes, il le comprend bien plus que beaucoup ne l’imaginent, et s’il me considère ainsi, c’est pour confirmer son opinion, patte levée sur un tronc avant de poursuivre ses cavalcades.
Peut-être en a-t-il trop entendu, peut-être se dit-il, les humains perdent bien du temps à se frapper la poitrine sans raison, vu que rien de ce qu’ils constatent n’entraîne un quelconque changement durable, programmés qu’ils sont dès l’enfance et impuissants à changer quoi que ce soit qu’il bannissent en secret. Quand l’envie de suivre la trace d’un gibier le fait frémir, ce chien jaune ne se pose aucune vaine question, et revenant bredouille, rien dans son attitude ne transpire d’un quelconque regret d’avoir trotté sans succès.
M’adressant à des lecteurs avertis, à quoi sert de biaiser, la vérité ne tarderait à pointer, et s’il le faut avouer, autant que ce ne soit sous la contrainte. L’homme est imparfait, et dès la naissance j’ai été comme tous doté de maintes contradictions, et celle décrite plus bas n’est ni pire ni moindre qu’une autre, simplement signe d’appartenance à la même espèce que ceux qui se penchent sur ces lignes.
Si les troncs qui hérissent le sol et s’élancent avec grâce vers l’azur me créent un grand plaisir à les contempler, je les aime autant debout que couchés. Il en va de même pour les animaux à poils et à plumes, tandis que pour ceux à écailles la position n’a guère de sens, tant il sont exercés à se mouvoir aussi bien à l’endroit qu’à l’envers, quand ce n’est sur le flanc. Dans l’assiette, tous ont en commun d’avoir changé d’aspect et, pour y piquer la fourchette, j’oublie volontiers l’époque où ils couraient les bois et les champs, entamaient leurs migrations avec des cris perçant, ou crevaient la surface pour happer des miettes de pain.
C’est qu’on a quelque peine à relier parfois nos émotions, de peur d’en tirer trop de peine. Nous nous défions de toute sensiblerie et détournons la tête pour notre arrangement, comme si n’y point voir effaçait nos faits et gestes, mais ne sommes-nous pas, du moins pour certains, en quête perpétuelle d’absolution, et comme de nos jours les hommes d’église ont déserté les lieux habituels où ils officiaient, nous nous accordons nous-mêmes bien des avantages qu’on aurait beaucoup d’embarras à déceler dans un miroir.
Aussi, flânant sur les sentiers, il m’arrive de renouveler d’un coup de baguette mon stock de bois dans la cour, une dizaine de stères constitués de chênes et charmes bien choisis, évaluant le temps de chauffe, m’interrogeant sur la quantité utile pour satisfaire mes vieux os tout un hiver. L’imagination les a déjà débités en rondins de belle dimension, celle pour les enfourner utilement dans l’âtre de la cheminée, et je me demande si les braises tiendront le temps nécessaire pour ne pas être contraint à une surveillance de tous les instants, car rien n’est plus exaspérant que de devoir toujours relancer un feu défaillant. Déjà les cendres s’envolent vers le potager où les légumes à venir y puiseront une belle énergie avant de finir eux-aussi de la façon dictée par une recette de cuisine.
L’estomac nous tient par la longe en permanence, car sitôt rempli il se vide, et à y bien réfléchi, c’est une occupation fort prenante, et même à ergoter dans les bois, on y revient, suffit pour cela de considérer des bûcherons à la tâche pour qu’il nous renvoient à notre déjeuner. N’y voyez pas malice, ces bougres tout en muscles ne gagneraient rien à être, salés, poivrés, goûtés, et l’affamé qui s’y hasarderait risquerait le coup de cognée fatal, et même agissant par surprise s’y casserait les dents, ces dernières avec l’âge étant trop promptes à quitter leurs cavités pour les mettre en danger.
Mais laissons là ces considérations, nous rappelant au passage, la position couchée n’est pas l’apanage des seuls qui transitent par notre palais, mais en premier lieu le nôtre et, qu’en maintes aventures, elle est source de bien des plaisirs, émaillés hélas parfois de regrets, jusqu’au jour où la mâchoire du médecin œuvrant sans succès sur un doigt de pied décidera de notre sort en terre. Sans m’y préparer, j’atteints l’incontournable moment, quand chaque année je mets en tas des stères de bois, où me vient une même interrogation.
Tout ce labeur, exercé par les uns, ces valeureux bûcherons dans leur solitude et souvent par grand froid, puis par votre serviteur dans la cour à empiler les rondins avant que la pluie ne redouble comme c’est la mode en ces temps forts désagréables, ce travail donc, me satisfera-t-il pour réchauffer et mon logis et mon âme jusqu’à la dernière bûche, où serais-je surpris avant d’en arriver à bout, ayant atteint un matin ou à une quelconque heure du jour ou de la nuit l’extrémité de ma route, et sans détour possible, l’instant où tout s’efface. Et je me dis, quoi que je fasse et pense, l’issue sera la même, mais n’avons-nous pas un cerveau prompt à nous torturer, malicieux et comme manœuvré par nos pires ennemis qui se logent moins loin qu’on ne le pense, raison pour laquelle je vais sur l’heure me défaire de tous les miroirs en cette maison.