Ce matin-là, il ne portait pas son costume habituel, strict et sombre, mais un pull léger laissant entrevoir de la fermeture éclair un tee-shirt noir. Normalement, personne n’aurait dû frapper à sa porte, mais une inconnue avait fait le forcing auprès de la secrétaire.
Sans un mot, l’effrontée avait déposé sous son nez une feuille imprimée, un e-mail avec des consignes numérotées. Une liste incompréhensible, et Vidal la fixait, incrédule. La petite dame disant se nommer Noémie Clément se tenait roide sur son siège, dissimulant mal un sourire crispé dans l’attente qu’il se prononce. Son sac à main en peau de serpent datant d’avant-guerre était posé sur le parquet à sa droite, et Vidal s’étonnait qu’il tienne la verticale. Comme il restait silencieux devant la photocopie de l’e-mail, Noémie Clément se lança à l’eau de sa voix aigrelette. Hum, hum… Elle toussota, se tamponna d’un mouchoir. Vous en pensez quoi, monsieur l’inspecteur ?
Ce dernier leva le nez, tomba de nouveau sur ce curieux sac à main, étrangement plat, se demandant ce qu’elle pouvait bien y fourrer. Ses clés, un tube de rouge à lèvres, celui avec lequel elle s’était badigeonnée dans la salle d’attente, et puis un portemonnaie dans lequel fouiller de l’index face à des commerçants perdant patience. Pas grand-chose d’autre… Il eut l’intention de la reprendre, lui indiquer qu’elle s’était trompée d’endroit, se ravisa.
Il n’avait pas l’obligation de la recevoir en personne, mais ce lundi était une journée creuse, de celles où les cigarettes, planquées dans ce foutu du tiroir du bas lui imposant des contorsions, avaient raison de lui. Il lorgna un paquet ramolli sur le plateau du bureau. Ça vous dérange si je mastique du chewing-gum ?... Puis, il tendit le dernier à la visiteuse qui s’enfonça dans son dossier avec un signe de dénégation. Un temps, Vidal laissa voguer ses pensées, la bouche encombrée de ce truc collé à ses plombages.
Dès son entrée, cette petite bonne femme maigrelette lui avait évoqué sa grand-mère, et il s’était étonné de son ramdam pour une affaire visiblement farfelue. Mais comme la journée serait longue… Le plaisant, avec elle, c’était de ne sembler guère pressée, heureuse d’être installée au chaud, à évaluer le contenu des étagères, aussi, derrière son bureau la détaillait-il à son aise.
Elle avait dû être belle. Certainement, et même malicieuse. Sans s’avancer beaucoup, il aurait parié qu’elle avait fait tourner bien des têtes… Couturière, infirmière ?... Peut-être même machiniste, comme on nommait certains salariés en usine, au travail à la chaîne. À cause de ses mains croisées sur des genoux serrés. Des mains fripées tout en étant fines, sans doute déjà marquées à vingt ans. Tout à fait ma grand-mère, se dit Vidal.
Comme elle multipliait les coups de menton interrogateur, il secoua la photocopie.
Je lis : Pour prévenir tout nouvel oubli de ma part, je récapitule ce que nous avons au feu : 1) réservation d'un camion pour aller chercher le piano et vider le B2, 2) commande armoire pour le bureau de Roxane, 3) nourriture pour les poissons, 4) voir si le frigo qui dort dans le B2 est en état de marche ; a minima installer des grilles ajourées dans le frigo de l'infirmerie (ce n'est pas le cas actuellement et virer le bac à légumes)… Vidal se retint de rire. D’où tirez-vous ce charabia ?...
Le plus naturellement, elle répondit. De l’ordinateur, tiens… Puis, de nouveau, elle se tourna vers le mur, celui où étaient entreposés des dossiers accumulés par le directeur précédent fonctionnant à l’ancienne. S’il vous plait, lâcha-t-il claquant sa règle sur le bureau tel un maître à la communale. J’ignore si je suis en mesure de vous venir en aide, mais vous attisez ma curiosité. C’est quoi, le B2 ?...
Il était intervenu sèchement et s’en voulut, toujours à cause de sa grand-mère dont il avait raté l’enterrement. Enfin, raté… Prendre le train pour l’Auvergne aurait été renoncer au ballet à l’Opéra Bastille dont il triturait le billet chaque soir depuis des mois. Sans avouer à sa femme ce subterfuge, il s’était dit, la grand-mère ne le saura jamais. Brouillé avec le reste de la famille, aucun risque d’être démasqué.
D’une voix flutée, Noémie Clément le stoppa dans ses pensées. Bâtiment n°2 ! Vidal sursauta. Quoi ?... Plissant les yeux, elle répéta en traînant sur les mots, adoptant une intonation niaise. LeB 2, c’est le bâtiment n°2, celui perpendiculaire à la rue, où est remisé un vieux frigo. Ensuite, espiègle, elle ajouta, une étincelle dans le regard. Si vous lisiez attentivement, monsieur…l’inspecteur. Pour la deuxième fois, il fut tenté de la détromper, lui affirmer qu’il n’en était rien, pas plus de la police que des impôts, mais il se contenta de hausser les épaules, la questionnant d’une voix lasse. Vous êtes venue pour quoi, au juste ?...
La vieille dame se tortilla sur sa chaise sans pour autant témoigner du moindre embarras. Sa grand-mère se comportait ainsi, à chaque surprise réservée à ses petits enfants. Il la revoyait, chantonner avec innocence, indifférente aux questions des gosses accrochés à ses basques la veille de Noël. Vidal se fit cette réflexion. Ho, elle ne m’en aurait pas voulu, de cette histoire de ballet, elle qui adorait la musique… Sa visiteuse le questionna à son tour. Que viennent faire ces balais à l’âge de l’aspirateur ?... Vidal leva les yeux, s’excusa de cracher le chewing-gum dans le cendrier. Cochonnerie, ce machin… Quel aspirateur ?
Puis, il y eut un échange surnaturel, frôlant l’affrontement. Sa visiteuse s’excitait. Vous avez parlé de balai, si, si j’ai entendu. De plus en plus, à l’approche de la retraite, il laissait échapper des mots tout haut, sans s’en rendre compte, au grand amusement de sa femme. Ça va être gai, dans quelques années… Alors, pour couper court à d’éventuelles moqueries, Vidal reprit la liste de l’e-mail, s’efforçant à une diction parfaite. Ah, la suite du document… 5) sortir les fauteuils de l'espace Snoezelen (on doit commander un rocking-chair dès qu'Éveline et Roxanne se seront décidées)… Il releva la tête. C’est quoi ? Snoezelen…
Noémie Clément s’avança sur l’assise de son siège. Aux anges. Je vous explique… Et en effet, elle s’attarda sur ce lieu thérapeutique. Vous avez lu Alice au pays des merveilles ? C’est tout pareil. De la musique douce, de belles lumières qui clignotent et puis… des parfums !... Elle décrivit comment on s’occupait d’elle, la cocoonnait, l’aidant à évoluer sur un sol incertain, comme dans un rêve. Vous aimez rêver, vous, monsieur l’inspecteur ? Vidal se demandait s’il n’allait pas la mettre dehors, elle commençait à lui taper sur les nerfs avec ses airs de petite fille, à battre des mains, et puis sa voix montait dans les aigus, ce qu’il détestait. Ça ne m’étonne pas, avec un métier tel que le vôtre… Dénicher des assassins qui ne veulent pas se montrer…
Il allait presser un bouton afin qu’on l’en débarrasse quand lui revinrent en mémoire des vacances chez la grand-mère, les tours de cochons fomentés avec ses cousines. Une fois, l’une d’elle s’était allongée sur un lit, une bible dans ses mains jointes après s’être endimanchée, et Vidal avait couru affolé jusqu’au potager. Viens vite mamie, Sophie bouge plus, je crois qu’elle est morte ! En bottes de caoutchouc, sa grand-mère avait filé au premier et toute la marmaille avait pris un savon, privée de dessert ! La fameuse Sophie avait rendu l’âme pour de bon, quelques années plus tard, d’une curieuse maladie dont on lui avait caché les détails, et il revoyait la prunelle inflexible de la grand-mère alors que le cercueil sortait de l’église, comme s’il avait été responsable de tous les malheurs du monde.
C’était idiot, cette culpabilité et, une fois adulte, il s’en était ouvert aux deux autres cousines qui, chacune de leur côté, avaient confié comment la simple présence de la grand-mère les avait terrorisées. Noémie Clément se révélait intarissable avec son espace Snoezelen, ayant oublié des détails de toute importance. Alors, comme pour une fois les minutes ne lui étaient pas comptées, il se divertit. En premier, il lui coupa la parole, sèchement. S’il vouuus plait… ici, c’est moi qui pose les questions. Reprenons. Nom, prénom et date de naissance. Pour être un tant soit peu crédible, il se saisit d’un calepin. Allons, je vous écoute.
D’un coup décontenancée, la vieille dame fixait la fenêtre d’un regard vide, avant d’obéir. Oui, elle semblait se soumettre à un personnage détenteur d’autorité, et Vidal se dit, sa vie durant, il en a été de même. Sa voix se rétrécissait à un filet difficilement perceptible. Ohhhh, alors vous êtes vraiment inspecteur… Elle se tourna vers la porte, persuadée qu’on allait surgir, peut-être avec des menottes. Vous savez, c’est pas grave, ce que j’ai fait. D’après ses dires, elle se nommait bien Noémie Clément et, pleine de bonne volonté, se pencha en recherche d’une improbable carte d’identité. Vous me croyez quand même, j’ai 87 ans, susurra-t-elle reposant délicatement le sac en peau de serpent sur la même lame de parquet.
Ensuite, elle se raconta, sans besoin de la relancer. Toute sa carrière s’était déroulée dans un hôpital où elle tenait le rôle de surveillante, même durant la guerre, et même que ce n’était pas facile tous les jours, à cause du manque de nourriture. Vidal se dit, si elle avait été sténodactylo, rien ne la différencierait de ma grand-mère. Suspendu à ses lèvres, il oublia de noter, consulta l’heure. Après tout, on ne le dérangerait qu’en cas d’une nouvelle affaire, et les visites n’étaient programmées que l’après-midi. Ça, on a souffert, pas comme les juifs, sûr, mais tout de même, la vie n’était pas rose…
Mâchonnant son stylo, il observait. Les mêmes mots entendus durant son enfance, comme si ces gens récitaient un texte appris par cœur, peut-être des phrases lues dans le journal. Il se souvint combien les pleurnicheries des adultes l’agaçaient, et puis cette manie de toujours ressasser le passé, alors qu’aujourd’hui, lui-même commençait à lorgner le rétroviseur avec nostalgie. Et pis, j’ai divorcé, vous savez, c’était mal vu, à l’époque… Quand elle sécha une larme, il resta persuadé d’une irritation, déjà à raisonner comme face à sa grand-mère, incapable de compassion. Il s’en voulait, mais c’était ainsi.
Mais dites-donc, cet-mail, vous l’avez bien volé, non ?... Il se reprocha de suite cette accusation en forme de question, avec le risque qu’elle pleure pour de bon, méconnaissant la véritable personnalité de sa visiteuse. Elle s’énerva de nouveau sur sa chaise. Comment ça,volé ! Il y est toujours dans l’ordinateur, ce courriel, c’est juste une photocopie… Puis, se redressant, elle porta l’estocade, avec un sourire malicieux. Si je vole votre portefeuille, il disparait de votre poche, non ?...
Depuis le début de l’entrevue, il avait été certain d’être maître à bord, n’était-il pas sur son propre territoire, à la tête d’une entreprise respectée, crainte par beaucoup ? Comment avait-elle échoué chez lui sans réaliser où elle mettait les pieds, n’avait-elle plus sa tête où jouait-elle, tout comme lui, pour oublier les minutes à ne rien faire… Sa dernière réflexion montrait une vivacité d’esprit qu’il avait crue lui faire défaut, et ce n’était pas pour lui déplaire. Ne sachant quoi répliquer, il consulta la photocopie de l’e-mail, se demandant de quel ordinateur ce dernier était tiré.
Reprenons… 6) tabourets à roulettes pour personnel travaillant avec les thérapeutiques, 7) devis ventriloque, informer les PFG de l’invitation, 8) laisser un double clé de l'infirmerie + bureau Manuel dans l'armoire du SSI à destination des professionnels de Santé, 9) au besoin on bouge la cage aux perruches ce jeudi en prévision de l'installation des distributeurs. Il s’accouda, menton sur le poing droit. Tous deux se fixaient curieusement, sans un mot, et Vidal eut l’impression que cette petite bonne femme l’entraînait dans son monde, lui, comme un enfant se laissant diriger par la main, docile et confiant.
Elle rompit le silence. C’est quoi, PFG ?... À cet instant, ils furent dérangés par le téléphone. Allo, oui, c’est moi, qui voulez-vous que ce soit… Deux d’un coup ? Non, non, la place ne manque pas, même en 2003 nous avons assuré. Pourquoi 2003 ? L’année de la canicule, tiens ! Écoutez, le temps que je prévienne mes gars, le trajet, disons… en fin de matinée. En tous cas, avant la pause déjeuner. Ceux-là, pour les faire bosser au-delà des horaires, y intérêt à se lever tôt. Je vous en prie. À peine avait-il raccroché que Noémie Clément leva le doigt. C’était qui ?...
Justement, il allait demander des précisions sur son domicile, une lacune de l’interrogatoire. L’histoire du ventriloque lui évoquait une discussion récente avec le directeur d’un établissement voisin, et le mot thérapeutique semblait confirmer la piste. N’y avait-il pas aussi un personnel de santé ? Tout s’éclairait. Dites-moi, nous sommes entre nous… Pour Noël, n’assisterez-vous pas à un spectacle ? Elle ouvrit grand ses billes, un regard bleu qui avait dû être profond et qui à présent évoquait une eau de piscine, troublée par l’orteil d’un gosse. Ben, comment savez-vous ? Bien sûr, comme chaque année. Mais ce coup-ci, ce sera un ventriloque. Mes petits enfants vont taper des pieds en hurlant, ça… Qu’on est contents de toute cette jeunesse qui rigole, c’est un peu leur fête.
Quelque chose la turlupinait, ça se sentait à sa façon de se tenir, de trépigner sur son siège, aussi à cette manie de pincer les lèvres, comme pour refouler des mots défendus, une prise de parole sans autorisation. D’une voix fautive, elle bredouilla. Pour PFG, vous ne m’avez pas répondu, monsieur l’inspecteur… Vidal écarta la remarque d’une main molle. Vous verrez ça du trottoir. En levant la tête… D’ailleurs, on va devoir se séparer dans peu de temps. Désolé. Noémie Clément saisit son sac, le posa sur ses genoux. Ha bon, vous partez ?... Vidal éclata de rire. Non, pas moi, vous. D’ailleurs j’ai un coup de fil à donner. Non, non, vous ne me dérangez pas.
La fixant attentivement, comme avec la crainte qu’elle ne se sauve, il composa un numéro. Comment va ? Oui, oui, pas de problème je m’arrangerai pour être libre le 24 décembre... Justement, on vient d’en parler… Avec qui, devinez… Dans le mille, c’est elle ! Je vous l’envoie, promis. Au fait, c’est sympa d’avoir programmé un ventriloque. Vidal éclata d’un rire bruyant qui n’en finissait pas, un curieux rire tirant sur le gloussement. Avant de raccrocher, il ajouta. Au fait, un conseil, sécurisez votre ordinateur. Je vous expliquerai…. À plus ! Elle s’était levée, comme à regret. Quel plaisir d’avoir fait votre connaissance, monsieur l’inspecteur. Elle s’avança jusqu’au bureau, le contourna, s’y appuya. Dites, je peux vous embrasser ?
Une fois dehors, on l’attendait et, de la vitre de la camionnette aménagée, elle aperçu les grosses lettres sur la devanture. Pompes Funèbres Générales… Mains dans les poches, Vidal l’avait accompagnée jusqu’à la rue. Son téléphone portable sonna. Allo… Oui, le colis est parti, comme vous dîtes. Non, je vous assure, je ne suis pas enroué. Je vais bien, ne vous inquiétez pas. Il raccrocha, de mauvaise humeur. Quel con !
Il fila dans son bureau vers le tiroir aux cigarettes, aspira goulument une bouffée de la vitre donnant sur le ciel sans nuages, revint sur ses pas, fixa le miroir avec en tête sa grand-mère. Se demandant ce qui l’avait conduit à ce métier…