José Pietrement aurait voulu être chanteur. Qui n’a pas étant enfant désiré exercer un métier de rêve, n’en a pas gardé comme une écharde au cœur, évoquant lors de soirées arrosées ce regret, les yeux brouillés plus que de raison. Parfois, l’origine remonte à une interrogation formulée par une institutrice, une tante, un voisin, et ces derniers seraient bien étonnés que la vie durant un regret poursuive celui ou celle qui voulut être trapéziste, médecin, hôtesse de l’air, footballeur et pourquoi pas pompier ou infirmière.
Parfois, un enfant sort une drôle de profession qui déclenche des rires dans l’assemblée, s’y accroche jusqu’à l’absurde en dépit des quolibets. On échange des clins d’œil et la mère en profite pour stopper là ces plaisanteries qui la mettent mal à l’aise d’un révise tes leçons, on verra plus tard.
Ce qui singularisait José Pietrement, c’était de n’avoir jamais exprimé cette volonté, chanter au bout d’un fil sur scène. S’il s’exerçait, c’était hors de portée de quiconque, terrorisé à l’idée d’être surpris, à susurrer une rengaine à la mode, aussi avait-il pris le pli, José Pietrement cachait ce à quoi il tenait le plus. Très vite, ses craintes à propos d’un nouvel élan prirent des proportions préoccupantes, au point de gâcher la vie, si bien qu’il développa sans s’en rendre compte des stratagèmes, afin de masquer ses préférences en avançant d’autres projets dont il se fichait éperdument, des leurres en pagaille. De simples mensonges, sans porter à conséquences, personne ne les soupçonnant jamais. Jamais, s’était-il juré serrant les dents.
Pour les menteurs à répétition, même doués d’une grande habileté à travestir, d’une imagination sans borne, arrive le moment d’une incohérence, faute de réussir à maîtriser les multiples pistes déroulées à longueur de phrases. Si les interlocuteurs sont perdus dans un dédale de précisions, rien à craindre, mais si un auditeur assidu et maniaque cherche à relier systématiquement les diverses fariboles engendrées par un José Pietrement, la question insistante du comment est-ce possible atteint le reste de l’entourage qui, d’un coup, découvre la supercherie, ulcéré d’avoir été abusé, certainement depuis le premier jour.
Une fois à ce stade, il ne reste que la fuite, couper les ponts, changer de quartier, à moins d’être dépourvu d’amour propre, prêt aux reniements, mais ne surtout pas s’embourber dans des explications sans queue ni tête, sachant que l’ami ou le conjoint trompé en reste persuadé, tout nouvel éclaircissement est entaché par la nouvelle renommée, celle du baratineur. Le plus grand des mensonges, le plus fréquent certainement, reste celui par omission, qui selon certain n’en serait pas vraiment un, puisque non formulé. Il fait des ravages en politique, favorise la mauvaise foi et les combines de toutes sortes, et si les citoyens savaient le millième de la vérité, les fourches défileraient place de grève, et la lame de la bascule à Charlot, expression populaire faisant référence à Charles Sanson bourreau de Louis XVI, Danton, Robespierre et bien d’autres, chaufferait dès le lever du soleil, mais aussi à la chandelle, sans oublier les jours fériés.
Inutile de dire, José Pietrement ne mérite aucunement une décapitation, pas plus que la moindre main courante dans un commissariat de quartier. Si dieu existe, et si ce nouvel arrivant au ciel n’a que ce péché véniel à offrir en pâture à Saint Pierre à la porte du Paradis, ce dernier ne lèvera pas les yeux de son ordinateur. Non, ces dernières années, José Pietrement s’est contenté d’un usage précis de sa spécialité, ciblée dirons-nous et à destination de sa femme. La chose s’est faite peu à peu, l’âge avançant et la naïveté supposée de son épouse n’y est pas pour rien.
Tous deux forment un vieux ménage, manière de dire en ces temps où les séparations se décident sans tambour ni trompette, que les mariés se supportent, adeptes de concessions, avec des tolérances pour les travers de l’autre, même s’il y a vieux couple et vieux couple. Entendons-nous. Pour certains, rester ensemble, c’est s’adonner à la lutte gréco-romaine, pratiquer l’entretien de querelles, combien rebattues, et qui défont les amitiés les plus fidèles. José Pietrement n’est pas de ceux-là, son épouse non plus. Ces gens s’aiment et si la flamme n’éblouit plus le quartier, un lumignon les rapproche, et fait encore l’admiration, sinon illusion.
Seulement, José Pietrement cache un secret qui remonte à loin, une liaison, avec un inconnu. Oui, vous avez bien lu, un et non une inconnue, une passion de longue date, pleine de fougue, et qui aurait dû déboucher sur un divorce après le départ des enfants, une rupture jamais évoquée, par paresse, lâcheté, ou confort, les conséquences rognant sérieusement son train de vie, allez savoir de quoi sont faits les renoncements. Allez le lui demander, on le trouve chaque après-midi sur une chaise, au jardin du Luxembourg, près des joueurs d’échec.
Dernièrement, il lui est arrivé une aventure, du moins c’est ce qu’il conta à sa chère épouse, laquelle l’écouta avec attention, sans lever les yeux des mailles de son tricot destiné à son troisième petit enfant. Elle a toujours protesté si on l’interrompt dans ses tricots, et rien ne la met plus facilement d’humeur massacrante que d’être troublée en comptant, une à l’endroit, une à l’envers. Le programme télé ne l’indispose pas, les matchs de tennis omniprésents rythment les mouvements de ses index, et elle pense. À quoi, personne ne le saura jamais, car même les personnages de romans gardent pour eux certains secrets, qu’en aucun cas ils ne délivrent à l’auteur de ces lignes. C’est comme un pacte. S’ils acceptent de figurer ici, c’est avec leur consentement et non contraints, sous la menace d’on ne sait quoi. Un personnage ne se dévoile que par surprise, et je sais d’avance qu’avec elle, nous n’en saurons pas plus.
C’est une épouse discrète, fidèle et prête à tout pour sauver son ménage, et cette femme docile crèverait d’un coup d’aiguille à tricoter les yeux de qui s’immiscerait dans ses affaires, lesquelles se limitent à l’intimité de son mari, de ses enfants et petits-enfants. N’est-ce pas une mission suffisante ? N’est-elle pas sur terre pour cela ? Le danger ne vient-il pas toujours de l’extérieur ? Aussi, quand elle découvre un portefeuille en vachette sur le bureau de son mari, elle s’interroge, d’où provient ce cadeau, car c’en est un, son époux n’ayant pas pris la peine de jeter l’emballage, de ceux proposés à la caisse, avec des papiers délicats et un ruban.
Si elle a été tentée de poser une main sur le cuir, elle s’est contentée d’un effleurement, et ce fut comme si le portefeuille l’avait brûlée. Comment osait-elle... En ce début novembre, la pluie crépite sur les vitres, le thermomètre dégringole, annonçant la fin des beaux jours, et un instant, elle se projette dans les mois à venir, guettant un improbable rayon de soleil qui lui permettra de sortir jusque dans la rue, pour autre chose que des courses à la superette du coin de la rue des Pyrénées.
C’est à deux pas de la rue des maraîchers où ils logent dans un appartement situé entre le Bar Restaurant du même nom et l’école maternelle du 31, sur laquelle est apposée une plaque en mémoire des enfants juifs exterminés dans les camps de la mort avec la complicité active du gouvernement de Vichy.
Depuis ses douleurs aux hanches, madame Pietrement sort peu, en dépit des conseils de son médecin. Ses jambes enflent, de même que le reste de son corps, les coutures de ses robes étant prêtes de craquer.
Son mari est tout l’inverse, avale à chaque occasion sans compter, finit les plats, se lèche les doigts comme un gamin sans jamais prendre un gramme. Il y a encore peu, quelques années, elle l’accompagnait à son footing au Luxembourg, l’observait d’une chaise en comptant ses mailles, alors qu’il fusait coudes au corps, adoptant une allure mécanique qui la faisait sourire. Non pas de la course à pied, mais plutôt une marche rapide, d’un bout à l’autre du jardin. Ensuite, elle tirait une serviette d’un sac de sport et, tandis qu’il s’épongeait, madame Pietrement embobinait son tricot d’un reste de laine, plantait ses aiguilles dans la pelote, récupérait la serviette humide, fermait le sac, le tendait à son mari et le couple Pietrement se rendait à petits pas jusqu’aux joueurs d’échec.
Là, si le temps était favorable, ils prenaient place sur les chaises métalliques, déballaient leur pique-nique, et monsieur Pietrement plaçait toujours une plaisanterie, sans se renouveler depuis leur mariage. Pas la peine d’habiter rue des Maraîchers pour manger des tomates fades...
S’il a posé négligemment ce portefeuille sur son bureau, c’est sans doute qu’il y attache peu d’importance. Mais qui donc le lui a offert, s’interroge sa femme ?... Le tour de leurs amis, plutôt leurs connaissances, est vite fait. Les Lheureux de la rue d’Avron, fauchés comme les blés, les Yilmaz de la minuscule rue Philidor, baptisée ainsi en hommage à un compositeur et joueur d’échec, dont le fils ne quitte plus son fauteuil roulant depuis un accident de moto, et puis les Loitron, de la rue des 5 Diamants, dans le treizième arrondissement, où ils font les concierges dans un réduit trop étroit pour loger tant de monde. Aucun de ces gens n’aurait offert un tel portefeuille en vachette.
Côté famille, des enterrements à répétition avaient fait des ravages, valait mieux compter les vivants que les morts, on gagnait du temps. Madame Pietrement tourna autour du papier d’emballage laissé tel quel, avec son ruban rompu d’un coup de ciseaux, s’éloigna, changea de chaine, revint sur le match de tennis et, pour finir, saisit son tricot. Seulement, comme elle était seule dans l’appartement, c’était comme une idée fixe, caresser la vachette bordeaux, ouvrir le portefeuille, voir ce qu’il contenait, peut-être une adresse, celle de la boutique dans laquelle elle pourrait toujours se rendre. Pourquoi faire ? Elle n’en savait rien. Elle verrait.
Pourquoi repensait-elle à sa sœur, négligée au fil du temps et dont elle avait suivi le cercueil, abasourdie. Elle était partie si vite, sans prévenir avait commenté monsieur Pietrement, avec son mauvais goût habituel. La seule qui aurait eu l’élégance d’un tel cadeau, si une brouille stupide ne les avait séparées. De son côté, orphelin très jeune, son mari n’avait pas de famille, semblait n’en pas pâtir, et parfois, madame Pietrement avait l’impression qu’il se forçait à quelques amabilités avec leurs enfants et petits-enfants.
Il avait toujours été un père distant, peu porté sur la tendresse, animé d’un cynisme qui parois la heurtait. On aurait cru qu’il prenait plaisir à déconcerter, se ridiculisant soi-même avant de prendre à revers son entourage. Ses enfants en avaient souffert et, à présent, ces derniers se contentaient de hausser les épaules. Papa ne changera pas, commentait le plus jeune, qui avait tout de même trente cinq ans.
Comme on approchait 18 heures, monsieur son mari n’allait pas tarder, aussi madame Pietrement ouvrit brusquement le portefeuille, animée d’une rage impossible à contenir. Un carton s’en échappa qu’elle eut du mal à ramasser sur le parquet, avec ses reins bloqués, ses jambes comme des poteaux, et c’est en soufflant qu’elle s’effondra sur le fauteuil de son mari. C’était une carte de visite, celle d’un certain Alexis Parizelle, demeurant passage Saint-Sébastien, entre la place de la République et celle de la Bastille. Une écriture décidée, comme pressée d’en finir, traçait de grosses lettres bien moulées, qui rappelèrent à madame Pietrement celles de son instituteur à l’école primaire. Pour tes 68 ans, en souvenir de nos 30 ans de fidélité... Signé : Alexis.
De suite, elle s’alarma. La clé tournait dans la serrure, des pas se dirigeaient vers le bureau où elle tentait de retrouver ses esprits. Tu fouilles dans mes affaires, à présent ?... Une voix non pas ferme, mais grave, expression d’étonnement devant l’imprévisible. L’air manquait à madame Pietrement et elle trouvait stupide d’être prise en faute, sans savoir quoi répondre. Mais ce fut lui qui retrouva sa verve, s’emparant au passage du portefeuille dans lequel il glissa la carte de visite, avant de le claquer sur le cuir du bureau, d’autorité.
Elle allait dire, quel est donc cet Alexis Parizelle, quand il débita d’un ton goguenard une aventure arrivée dans la rue d’Avron, tout près de l’appartement des Lheureux.
La scène s’était déroulée la semaine passée, alors qu’il quittait le Narval, le tabac dans lequel il s’accoudait au zinc en lisant la une du journal. Comme chaque matin. Il s’en souvenait fort bien, le quotidien le confirmait, une fois de plus, il avait voté pour des politiciens qui le trahissaient une fois les clés du paradis en poche.
Il allait s’en retourner en direction de la rue des Maraîchers quand une voiture ralentissait le long du trottoir puis, moteur coupé, le chauffeur baissa la vitre côté passager, se pencha en s’exclamant. Comment ça va vieux ? Quelle surprise, ça fait un bail ! Tu ne me remets pas ? Lulu... José Pietrement, cassa le buste à hauteur de l’individu, position inconfortable qui le contraignait à prendre appui sur la portière, et il fouilla sa mémoire. Lulu, dites-vous, on se connait d’où ?... Un rire gras l’interrompit. Tiens, ça me fait drôle que tu me dises tu ! C’est vrai, ça remonte à vingt ans, mais t’as vu ma gueule, ça ne s’oublie pas...
Effectivement, celle penchée vers la portière n’était pas anodine. Un visage tout en longueur, étroit, taillé au couteau, et un strabisme qui curieusement lui donnait du charme. José Pietrement se dit qu’il devait avoir du succès auprès des femmes dans sa BMW, quelque chose en lui suscitant la protection, comme avec quelqu’un de fragile, qu’on hésite à éconduire. Et toi c’est comment, je l’ai sur le bout de la langue, aide-moi bon dieu...
À contrecœur, il répondit. José, José Pietrement... Un bus klaxonnait, aussi le fameux Lulu exécuta une manœuvre, maladroitement comme on s’y attendait, se gara à cheval sur le trottoir, cala avant de serrer son frein à main. José Pietrement répéta-t-il en traînant, c’est bizarre, ton nom ne s’oublie pas, mais j’aurais parié sur Michel... Ensuite, il se palpa le menton. J’ai bossé à Brive la Gaillarde très peu de temps en fait... José Pietrement le coupa. On ne se connait pas, j’ai travaillé à Antony, toute ma carrière. À l’équipement... Désolé, ajouta-t-il comme soulagé.
Mais le chauffeur de la BMW rebondit de suite. Antony, c’était juste après Brive la Gaillarde, tu ne me laisses pas finir... Employé d’entretien, c’est certain, je laisse peu de traces dans ta mémoire, ajouta-t-il dépité... José Pietrement roulait son journal, ne sachant comment prendre congé. Le temps passait et il devait faire un saut à la superette, rue des Pyrénées, sa main se porta dans sa poche, vérifiant la présence de la liste rédigée par sa femme. À présent, je bosse avec mon beau-frère, dans une association. Pour les handicapés. Je suis chargé de collectes et distribue de petits cadeaux. Sans lâcher le volant,il se pencha vers la banquette arrière. Tiens, en souvenir. Si, si, prend. De toute façon, on le donne, puis il ajouta avec un clin d’œil, c’est l’état qui paye, des subventions, tu piges ?...
José Pietrement interrompit sa narration, leva un œil glauque vers sa femme qui cherchait toujours sa respiration. C’est ça, son cadeau ! Il brandissait le portefeuille, la surveillant d’un drôle d’air. Et, osa-t-elle, il ne t’a rien demandé en échange... Le mari parut surpris par la question, mais revenait une habileté liée à l’enfance, quand il racontait ses fariboles. Comment le sais-tu... Si, et j’en fus choqué, il m’a escroqué de quinze euros. Remarque, ajouta-t-il, il n’a pas semblé satisfait, a démarré en trombe... Alors, madame Pietrement, se leva lourdement du fauteuil, s’immobilisa devant son mari, l’observa longuement. Mon pauvre José... Elle s’était emparée de la carte de visite, la lui fourrait sous le nez. Invite-le donc un soir à dîner, ce monsieur Alexis Parizelle. Avec l’âge, tu ne sais même plus mentir...