Il n’avait connu la rue de Wattignies que dans la grisaille, et Arnold Gaillard était à peu près certain de la retrouver identique, là où elle se jette dans la rue de Charenton, une des plus longues de Paris. Avec Claudine Liégeois, il y avait formé un couple, blotti dans un espace restreint, un studio infâme qu’il regrettait à présent.
Il se souvenait des dimanches matin à paresser, repousser l’heure de descendre au bas de l’immeuble, jusqu’à la boulangerie. Souvent, à force de jouer à qui n’irait pas, ils tiraient un trait sur les croissants, et il convint qu’un soleil d’été parvenait à faufiler ses rayons passé midi, profitant de la lucarne pour dessiner au fil des ans une trace jaunâtre sur le papier peint qu’ils avaient eu la flemme de décoller, persuadés ne pas faire de vieux os dans ce taudis.
Cinq ans plus tard, le moment de se séparer venu, le papier les enveloppait toujours, comme dans une boite à chapeaux, et Arnold Gaillard était persuadé avoir lorgné avant de quitter les lieux la trace du soleil au zénith, se demandant s’il se mordrait un jour les doigts de tourner le dos à cette femme un peu boulotte et au rire cristallin, avec cette coquetterie à l’œil, qui l’avait séduit à la première rencontre. La réponse à son interrogation l’avait rattrapé, il avait la nostalgie de cette époque, et il était contraint de l’admettre, la grisaille était plutôt logée dans sa tête, car revenaient de ces ciels bleus aux côtés de Claudine Liégeois, alors qu’ils allaient trainer leur guêtres au bois de Vincennes, s’y rendant par la rue des Meuniers.
Une rue étroite et calme, longée nez en l’air, avec quelque convoitise en dépassant des cours aux fenêtres ouvertes sans crainte du raffut de la circulation. Arnold Gaillard n’était pas revenu dans ces parages depuis cette date. En habitué d’une banlieue plus accueillante pour des gens tels que lui, comment aurait-il rencontré une autre parisienne. Épaules rentrées, tirant le col de son paletot, il chercha en vain un souvenir quelconque de sa dernière nuit à Paris, de son dernier jour chômé pelotonné contre Claudine Liégeois, une petite boulotte à qui il avait téléphoné après bien des hésitations. Allo, Claudine Liégeois ? C’est Arnold... Là, sa voix s’était enrouée contre toute attente et il y avait eu un blanc. Arnold ? Arnold Gaillard ?...
Il avait perçu une expiration de stupéfaction, tandis qu’un camion faisait vibrer la cabine téléphonique. Je t’entends mal, tu dis quoi ? Je dis, tu ne changes pas, t’as vu l’heure ? Et mon mari, heureusement qu’il ronfle, sinon, c’est lui qui t’aurait envoyé sur les roses. Arnold gaillard était décidé à raccrocher, cherchant l’instant propice, sans passer pour une andouille. Oh, ça ne fait rien, c’était comme ça. Et pis, qu’tu sois mariée, j’men fiche… Je t’appelle pas pour ça. Une toupie de béton secoua la cabine, le jour se levait, et les lampadaires venaient de s’éteindre. Quelle heure pouvait-il être… La même pluie fine devait mouiller les trottoirs parisiens, et il pensa au chemin à parcourir ici, dans la bouillasse, jusqu’à son domicile. Les chaussettes déjà humides à l’aller seraient trempées une fois rendu, et il se demandait combien de temps elle mettraient à sécher si le soleil de Pâques ne perçait pas les nuages.
Toi, tel que je te connais, à ta voix, t’es dans la mouscaille… Où veux-tu qu’on se voie ? Mais j’ai peu de temps et deux moufflets à m’occuper. Il avait fait répéter, alors qu’il s’apprêtait à suspendre le combiné au crochet. Mais, j’ai rien demandé. Je n’ai jamais rien réclamé, à qui que ce soit, jamais, tu entends ! Il regretta de suite le ton employé, ce timbre mal assuré et qu’il ne dominait pas, détesté chaque fois qu’il se résignait à aborder à un inconnu. Même à tourner en rond dans un quartier en quête d’un boulot, il surmontait la peur de déranger, pour seulement s’informer. C’était une gêne récente, le ramenant à la petite enfance, timide et craintif.
Monte pas sur tes grands chevaux, définit un jour, une heure, ensuite, je retourne sous la couette. Parce que vois-tu, là, je suis à poil à grelotter dans le salon… Elle avait écouté sa proposition, tandis qu’il martyrisait le téléphone. Allo, allo, y a quelqu’un ?... Claudine Liégeois avait tardé, comme perplexe, tandis que lui devinait, elle hésitait à l’envoyer bouler.
Écoute, La Chope, je ne sais même pas si ça existe encore, de plus, nous logeons à Belleville, pas la porte à côté. Si, avait-il rétorqué, retrouvant de la fermeté, ça existe, j’suis passé devant l’autre jour… Bon, va pour la chope, rue de Charenton, c’est ça ?... Arnold Gaillard avait protesté, retrouvant des accents de l’époque où ils étaient ensemble, peu avant leur séparation. Rue de Charenton, tu divagues complètement, c’est rue de Wattignies ! Il avait perçu un agacement. Je sais, au confluent des deux rues. Poursuis comme çà, et je te pose un lapin. Ou mieux, je t’envoie mon mari, je te donne ses mensurations, 1,85 m, 95 kilos, ancien rugbymen. Maintenant, à jeudi midi, sois ponctuel et tâche de trouver un autre langage… Tchao ! Arnold Gaillard grommela une dernière fois, rue de Wattignies quand même, mais des bips sonores ne lui laissèrent pas le temps d’achever.
N’ayant plus l’occasion de fréquenter les transports, il avait hésité dans les couloirs du RER, et une grosse dame noire très maquillée lui avait indiqué le bon quai, sans doute touchée par cette sorte de flottement qui s’était emparé de lui. Une fois assis, il fixa ses chaussures de peur de croiser un regard, certain que tous l’observaient. Il les avait bien frottées au chiffon avant de partir, mais avec cette gadoue…
À l’arrêt suivant, un type entama un discours auquel personne ne prêta attention, et quand Arnold Gaillard vit cette main tendue sous son nez, il secoua la tête. J’peux rien pour toi, vieux… Ensuite, il fut soulagé de descendre à son tour, chercha des yeux la ligne 8, avec l’intention de sortir Porte de Charenton.
En principe, il aurait été préférable d’opter pour la station Dugommier, mais il se serait privé de la vue sur le bois de Vincennes, de remonter tranquillement la rue des Meuniers qui débute par des escaliers enjambant une voie ferrée désaffectée, ce qu’il fit gorge serrée, avec l’impression de revisiter son passé, à petits pas, vu son avance, vers cette époque où de retour de balade le dimanche, il glissait les doigts sous le chemisier de cette petite femme bien en chair qui l’accablait de baisers. T’es toujours trop pressé, minou, attends que ça prenne... Il détestait cette comparaison avec la mayonnaise, trouvait ces sorties sottes, et n’était pas certain de l’avoir aimée.
Non, ce qu’il regrettait, c’était ces années, et même leur taudis sous les toits prenait des allures de paradis. Tiens, c’était bien le genre de réflexions émisses par Claudine en ragrafant son soutien-gorge, se dit-il. Il revit ses seins, ses bourrelets, et puis ses fesses, ce qu’il préférait, une fois à quatre pattes, au moment de lui saisir la taille, tandis qu’elle tendait la croupe. Au moins, nous étions en phase sur une chose, songea-t-il. Il sourit en levant les yeux vers une fenêtre qui les avait fait tant rêver, se demanda depuis combien d’années il n’avait pas fait l’amour.
Comme il approchait de la rue de Wattignies, il chassa ces pensées qui menaçaient de le plomber jusqu’au soir. Il bougonna, c’est pas brillant, une répartie de Jean-Pierre Léo dans il ne savait plus quel film, vu avec Claudine Liégeois main dans la main, échangeant des regards malicieux. Ouais, pas brillant, répéta-t-il l’apercevant faire le pied de grue devant la Chope.
Dans l’hésitation, en arrêt sur le trottoir, ses doigts rencontrèrent le sparadrap au menton. Avant de quitter sa banlieue, dans la précipitation, il avait saisi son rasoir, la barbe avait quinze jours, la lame six mois, une rencontre fatale. Planté devant la vitrine d’une mercerie-bonneterie, d’un coup sec, il tira sur le pansement, gratta un reste de sang coagulé, puis réajusta son paletot, fit la moue à la vue de ses godasses. Discrètement, il les lissait sur son pantalon avant de se diriger vers Claudine Liégeois qui lui tournait le dos, regard braqué vers le métro Dugommier d’où il aurait dû surgir.
Après avoir sursauté, pourquoi l’appela-t-elle minou, comme autrefois, du temps du taudis sous les toits ? Oh, tu m’en colles partout, mon maquillage ! Écarte-toi, que je t’éponge… Tu parles d’un homme, sensible telle une jeune fille. Si mon rugbymen te voyait… Elle l’entraîna à l’intérieur de la brasserie, lui indiqua une table à proximité d’un radiateur. Machinalement, Arnold Gaillard en chercha une autre, mais la salle avait été modifiée, le comptoir changé de place. Il ne reconnaissait plus cet endroit dans lequel ils s’étaient si souvent réfugiés, penchés au-dessus des assiettes, en amoureux.
Comment me trouves-tu, j’ai forci, non ?... Troublé par sa coquetterie plus marquée, il la dévisagea avec insistance, comme avec certaines passantes, sans se cacher, et elle se recula sur sa chaise. C’est quoi, cet œil, et cette dégaine ? Et ce paletot, tu dors avec ? Ôtes-moi ça, tu vas fondre avec ce chauffage. Arnold Gaillard restait silencieux, sans savoir par quoi commencer. Il s’exécuta, évitant de soulever les bras, accrocha son vêtement au perroquet. Eh ben, c’est pas la dernière mode, ton machin. T’aurais pu faire un effort. C’est vrai, l’élégance et toi, vous êtes fâchés depuis la naissance. Le serveur présenta les plats du jour sur une ardoise, mais Arnold Gaillard l’arrêta de la main. Juste une bière, pas trop froide. L’écoutez pas, deux boudins purée et une seconde pression. Puis, elle ajouta à l’intention de son ancien compagnon. C’est moi qui paye, j’ai de quoi. En souvenir du bon vieux temps. Alors seulement, il se détendit.
Il était tout juste midi et les premiers clients poussaient la porte, certains transitant par le bar avec des regards curieux vers la salle. Claudine Liégeois débitait sa vie, en bavarde qu’elle avait toujours été, quelque peu surprise de ce drôle de type en face d’elle, si différent de celui qui la prenait immanquablement en levrette, persuadé qu’elle en raffolait. T’as fondu, toi. Tu te nourris bien au moins ?... Ce n’était pas la première question à laquelle il ne répondait pas, comme absent, et peu à peu elle s’interrogeait. Alors, elle poursuivait sur son parcours, sa passion de la décoration qui l’avait conduite dans une grande maison dans laquelle elle pouvait s’exprimer, ajoutait-elle avec insistance. De nos jours, ne pas s’emmerder au boulot, c’est pas donné à tout le monde. Et toi, toujours prof de philo dans ta boite privée ?...
Arnold Gaillard qui avait insisté pour un flan alors que son ancienne compagne faisait la moue, mâchonnait d’un air étonné son dessert, tandis qu’elle haussait les épaules. Tu ne m’as jamais écoutée. Je suis certaine, tu regrettes… Le flan ? Mais non, minou, de m’avoir quittée. Sinon… tu ne serais pas là. D’un doigt mouillé, Arnold Gaillard ramassa les dernières miettes dans son assiette, puis consentit enfin à se confier. Tu te souviens du tract du Docteur Carpentier ?... Claudine Liégeois gonfla les joues, souffla lentement. Carpentier, ça me dit quelque chose. Ah oui, une feuille mal imprimée trouvée à la mort de mon père, dans ses documents. Mourir à quarante ans, tu peux pas savoir combien ça bouleverse une fille… Arnold Gaillard opinait.
Te rappelles-tu me l’avoir donné ? Vois-tu, ça a chamboulé ma vie… Comprends pas et j’aime de moins en moins tes énigmes... Vous apportez deux cafés, s’il vous plait, je suis pressée. Désolée, mais j’avais prévenu. La voisine garde mes enfants, sa gentillesse a ses limites. Égaré dans son monde, il causait à voix basse, comme pour lui-même, ou plutôt à sa petite cuillère tenue verticalement, tel un micro. J’ai fait comme le Docteur Carpentier, 35 ans après. Quoi ! La tasse était renversée et elle rappela le serveur d’un hep nerveux. Dis, c’est pas vrai, t’as pas fait ça... C’était comme s’il restait sourd aux réactions de son interlocutrice. Quand tu m’as tendu ce tract, j’étais fasciné par le titre. Apprenons à faire l’amour, une leçon de choses destinée aux lycéennes, mieux que l’étude de Platon… Mains plaquées sur la bouche, Claudine Liégeois dilatait ses yeux comme des soucoupes. Mon dieu, les bonnes sœurs t’ont viré…
Lui, semblait aspiré par la porte sur rue, soudain pressé, extirpant un billet froissé, déplié sur la table. J’ai que ça… Elle, restait figée devant le garçon cherchant à comprendre, qui payait quoi, et avec quel argent. Mais puisque j’te l’offre, t’es cabochard ! C’est quoi, ce bifton fripé, tout crapoteux, tu vas pas me dire que tu fais la… Elle glissa la carte bleue dans le lecteur, pianota en soupirant. Ben si, figure-toi, et encore heureux qu’un type m’a refilé ce billet de cinq euros, sinon, impossible de rentrer. Elle lui saisit les mains, constatant combien le regard n’était plus le même que du temps du taudis, le poussant dans ses retranchements. Tu vis où, à présent, et pourquoi m’as-tu téléphoné ? Tu attends quoi, de moi !...
Toujours fasciné par la rue, il s’efforçait d’articuler, la bière lui ayant tourné la tête. J’me suis dit, cinq ans ensemble dans notre taudis, ça laisse des traces… Il désigna du pouce le plafond. Tout là-haut sous les toits, nous n’étions ni riches ni pauvres. Ça vivotait. Mais bon dieu, tu vis où !!! T’es seul, pas de femme ? À présent, Claudine Liégeois oubliait la voisine à s’impatienter avec ses deux enfants, décidée à ne pas le laisser s’évanouir dans la nature, imaginant un stratagème, même contre sa volonté. Il poursuivit, une confession décousue. La veille de commenter le tract en classe, la procédure du divorce venait de s’achever. Un gamin, si, perdu de vue. Le garçon débarrassa, tendant l’oreille, s’attarda avec son coup de chiffon.
Il était fixé en grande banlieue, un bled selon ses dires, pas tout à fait la campagne, où depuis peu on construisait un centre commercial. Alors, continua-t-il, forcément, pour gagner ma caravane, on s’englue sitôt qu’il pleut. Quoi, tu vis dans une caravane !!! Plus petit que notre taudis, et une fois de plus, il désigna le plafond, arquant les sourcils. Un prêt… Claudine Liégeois n’en pouvait plus, finissait par bafouiller. Écoute, rappelle la semaine prochaine. Le temps que mon mari rentre de province, de chez sa mère malade. Architecte, il s’était tourné vers les associations caritatives, pas de quoi s’enrichir, mais à deux, ils avaient réussi à devenir propriétaires d’un appartement, trois pièces à Belleville. À la bonne période, avant que ça flambe… Il peut te trouver une place. Donner des cours de français à des démunis, ça te plairait ? Mais surtout, ne va sortir ton tract…
Arnold Gaillard se frappa le front. J’oubliais. Tiens, je te le rends, cadeau. Il tira d’une pochette en plastique un papier, le déplia. L’original, je me suis dit, comme ça venait de ton père… Gagnée par l’émotion, elle ne savait plus comment se comporter avec ce curieux type qu’elle avait cru connaître. Mais d’où vient cette fixette sur le tract du Docteur Carpentier ? C’est simple, répondit-il, faire l’amour, y a rien de plus beau dans la vie, alors, autant leur apprendre, aux lycéens, c’est plus utile que les classiques… Puis, il ajouta, sais-tu depuis combien d’années je n’ai pas baisé ? J’vais te l’avouer. C’est si loin, je ne sais même plus… Il avait haussé le ton et des clients se retournaient. Tous deux éclatèrent de rire. Ne compte pas sur moi, j’te préviens de suite.
Il se gratta le menton, à l’endroit du sparadrap, constata une trace de sang sur son doigt. J’peux te poser une question ? Vas toujours… La levrette, tu pratiques encore, avec ton mari ?... Elle lui saisit les tempes, l’embrassa sur le front. T’es trop con, je t’adore. Pour être franche, j’ai jamais apprécié. Je te laissais le choix. Lui, c’est la position du missionnaire, plus reposante. Ah, fit-il, déçu. Pourtant, tu couinais quand même. Une fois de plus, elle pouffa, faisant signe de parler plus bas. Elle chuchota... Oui, pour te faire plaisir. Tu sais, je t’ai aimé, mais toi, j’suis pas certaine… Les yeux plissés, elle le contempla longuement, et après avoir hésité ajouta. Allez, avoue-le, tu ne m’aimais pas, c’est la raison pour laquelle je t’ai laissé partir… Ne trouvant rien à objecter, Arnold Gaillard murmura. T’es une chic fille.