J'ai juste eu le temps d'enfiler la robe de chambre. C'est un vieux modèle en coton râpé dont je n'arrive à me défaire, et même avant de me quitter l'an passé, ma pauvre femme me rabrouait encore, dans l'ignorance qu'elle vivait ses derniers jours.
Tu devrais mettre ça à la poubelle... Puis, elle ajoutait immanquablement, on dirait un mendigot. Elle avait raison, mais je n'ai jamais réussi à admettre l'évidence. Ce vêtement est comme imprégné de mon odeur, de mon histoire, de ma mauvaise humeur en écoutant les nouvelles à la radio. M'en séparer serait comme me mutiler. Comment lui aurais-je expliqué que chaque matin, l'enfilant, j'écoute avec ravissement dans mon dos le balancement du portemanteau le long des boiseries, y crayonnant au fil des années un arc de cercle sur la peinture. Une fois, j'ai stoppé ce mouvement de pendule puis, tel un gamin, l'ai relancé du bout de l'index. Il me manquait quelque chose...
Ça tambourine à la porte, et à cette heure, intrigué, je trottine dans mes savates jusqu'à l'entrée. Qui donc cela peut-il être ?... Il fait nuit noire, et traversant le salon, je m'approche de la pendule. Deux heures dix. À 90 ans passés, je dors peu, et me relever n'a rien d'exceptionnel, aussi je me déplace souvent sans même presser les interrupteurs, bras tendus parfois car il m'est arrivé dernièrement de rater le tournant, entre le salon et l'entrée, justement. Moitié assommé par l'huisserie, une douleur insupportable m'avait tétanisé avec l'envie de pleurer. Étrangement, de ma gorge sortait une forme de râle qui ne me correspondait pas, comme si quelqu'un d'autre expulsait son souffle avec difficulté de mes poumons.
C'est bête, je me suis imaginé autrement. Non pas mourant, mais tombant sans pouvoir me relever, atteindre le téléphone. Alors, j'ai crains une suite tragique, me massant dans la salle de bain avec du Synthol, un flacon enrobé de toiles d'araignées qui collaient à la peau.
Dépassant la sellette, je saisis sans raison le courrier reçu ce matin, pour me donner une contenance, avoir l'air occupé. C'est d'autant plus saugrenu que je bafouille vers l'extérieur, doigts sur le verrou, toujours dans le noir le plus absolu. Qui c'est ? Les mots issus de ma bouche ne sont plus les mêmes que par le passé, enfin, la sonorité, les accents, et je déteste cette voix chevrotante qui me contraint à graillonner. En fait, sitôt une parole prononcée, je tousse. Alors, je dis le minimum, et comme je ne vois personne, ça ne me contrarie pas. Je serre une dernière fois le cordon effiloché de la robe de chambre et je répète. Qui c'est ?
Dehors, ça cause, ou plutôt ça chuchote, deux hommes dont je distingue les silhouettes, un grand, un petit. Ça tambourine de nouveau. Je me dis, ce n'est pas ordinaire... J'allume le couloir, mais aussi l'halogène qui arrose toute la cour, installé dernièrement par le maire du village, pour ma sécurité. Je le soupçonne de voter extrême droite et moi qui fus torturé par la gestapo française rue Lauriston durant la guerre, je n'aime pas ça. J'ai cédé pour lui faire plaisir, aussi pour qu'il me fiche la paix avec son insécurité. Dehors, les deux hommes ont sursauté, bras replié pour se protéger de la violence de l'éclairage.
Je jette un œil sur le courrier, l'en-tête, Docteur Médioni, et mes yeux se brouillent. Depuis peu, je ne contrôle plus mes émotions qui surviennent n'importe où, même à la poste, me détournant quand l'employée annonçait à une commerçante la mort de Nathalie. Une gamine qui venait d'avoir le permis et qui s'est fichue dans un arbre, sans doute pour éviter un sanglier. Pour fuir le regard de la postière, je faisais tout à coup face à deux adolescents envoyés par leur mère acheter des timbres, et qui se racontaient leur premier baiser. J'avais tiré mon mouchoir, m'épongeant les joues avec la peur que l'employée ne s'en aperçoive.
J'entrebâille la porte d'entrée et tout se passe très vite. Je suis bousculé et je ne sais pourquoi, je cache le courrier dans une poche de la robe de chambre, l'enfonçant comme une boule de papier. La porte est claquée, le verrou tourné. Nous sommes trois. Le grand a l'air mauvais, le petit crétin. Dans l'instant, je sais, ces deux là vont dicter mes faits et gestes, mais qu'ai-je à craindre, à mon âge... Ils m'interrogent, le nombre d'habitants, la configuration des lieux et, suite à mes réponses, le plus grand se calme, le petit se conformant à l'attitude de son comparse. Je n'ai pas peur, plus rien ne me fait peur à présent. Ce sont eux qui craignent une arrivée dans la cour, je m'en rends compte à leurs comportements, ces gens sont traqués.
Et je repense à la rue Lauriston, le jour de mon arrestation quand moi aussi j'avais forcé une porte, plaqué ma main sur la bouche d'une vieille femme apeurée. La cavalcade dans les escaliers s'était étouffée et je prenais tranquillement le café, gentiment offert contre toute attente, vingt minutes plus tard avec mon hôte, quand la gestapo avait tambouriné alors que je m'apprêtais à grimper au dernier étage, tenter de fuir par les toits.
Je leur propose du café et ils se consultent. Mon attitude les déconcerte. Ils ne s'attendaient pas à ça. Pourquoi pas, grogne l'un, tandis que l'autre prévient. Pas d'entourloupe, je vous accompagne... Je hausse les épaules, me dirige vers la cuisine, presse l'interrupteur et une lumière glauque révèle le fouillis, les boites de conserve vides, sardine, macédoine, un tube de mayonnaise béant, les assiettes sales empilées sur l'évier dans l'attente d'Arlette, la femme de ménage, et puis, le linge débordant du panier. Subitement, j'ai honte. Avec Arlette, cette brave femme sans laquelle je serais incapable d'affronter le quotidien, je m'y suis fait, mais en présence de ces inconnus, je suis mal à l'aise. De plus, mon domaine, je le sais, dégage une mauvaise odeur. Souvent, Arlette ouvre en tout premier les fenêtres. Ça sent le fauve, lâche-t-elle en riant.
Quand il découvre la bouilloire culottée, la cuisinière rouillée, les tasses ébréchées, celui chargé de me surveiller appelle son acolyte. Viens voir, t'en veux toujours du café ?... L'autre passe la tête, mais a l'air moins bégueule. T'en fais des manières, rince tout ça sous l'eau et tiens, ajoute-il plaquant un torchon douteux sur son épaule. En Centrale, tu faisais moins de chichis... Ensuite, avant de retourner contempler la cour tête sous le rideau, il se tourne vers moi. Maintenant, ajoute-t-il avec du défi, vous êtes au courant...
De mon filet de voix tremblotant, je réplique. Vous vous êtes évadés, Je m'en doutais ... Le petit qui frotte maladroitement les tasses, tourne le buste. Comment ça se fait, que vous le savez ?... On vous a prévenu, les gendarmes ? Il n'a pas parlé mais aboyé. Non, monsieur, un hélicoptère a tourné cet après-midi et je me suis dit, tiens un prisonnier prend la clé des champs... Ensuite, je chausse mes lunettes, sors le courrier chiffonné de ma poche, m'installe dans le fauteuil, comme si j'étais seul, sous l'emprise d'une de mes insomnies. Avec ces verres de lunettes tout graisseux, j'y vois mal, et je devine plutôt ce texte tant et tant lu, connu par cœur. Avec le Docteur Medioni, comme il partait en vacances, on a convenu d'un langage concis, afin que je sache...
Les deux s'accordent un bref moment de détente, mais sursautent à la moindre branche qui effleure les gouttières sous l'action du vent. Par moments, le grand, le meneur, m'observe avec insistance, je sens qu'il désire parler, commençant à comprendre. S'il y a danger, il ne peut venir de moi. Peut-être s'imagine-t-il qu'un vieil homme malingre leur viendra en aide. De mon côté, je les ignore, lis et relis ces quelques lignes écrites de la main du Docteur Medioni et qu'il m'a fait promettre de brûler dans la cheminée. Je sais, j'ai désobéi, j'aurais dû craquer une allumette après la première lecture, mais c'est plus fort que moi, ce désir de parcourir ces mots, comme avec un billet d'amour...
Comme souvent lorsque je m'éveille au petit matin en travers du canapé, je m'étonne de l'absence de bruit dans la cuisine. Longtemps, j'ai su qu'elle avait tendu le bras dans le creux du lit avant de se décider, d'enfiler ses chaussons, mettre la bouilloire sur le feu. À la température du drap, elle savait si mon insomnie remontait à loin. Depuis sa mort, je me lève cinquante fois, entame un chapitre, mais avec ces yeux fatigués, toute lecture prolongée me brûle les yeux. Alors, je me recouche, une demi-heure, avant de me relever. Jusqu'à l'aurore qui me surprend souvent, comme maintenant, désarticulé tel un pantin.
Le plus petit des évadés monte la garde à la fenêtre et ne semble pas se soucier de ce vieux bonhomme affalé bouche ouverte, une lettre froissée sur les genoux. L'autre qui a disparu et que je crois aux toilettes, surgit, jovial. Ses cheveux sont mouillés et séparés par une raie, il a pris certainement une douche et soudain je pense aux toilettes, à la cuvette couleur caramel que cette brave Arlette n'a jamais réussi à détartrer. On devrait changer ça, proteste-elle gentiment, ce ne serait pas une grosse dépense. Je sais, comme d'habitude elle a raison, mais à mon âge tout m'indiffère.
Je n'ai pas remarqué de suite la mitraillette et je comprends sa méprise. Il la braque en ma direction, puis baisse le canon, comme s'il avait honte. Vous voulez savoir ce qu'on a fait ?... Le petit a tourné le dos au carreau, m'examine avec curiosité, dans l'attente sans doute d'un indice de crainte, de terreur. Mais je proteste posément. Non, monsieur, je ne veux pas savoir... Ma voix a acquis quelque fermeté, une idée m'ayant traversé l'esprit. Puis, j'ajoute, d'un ton protecteur. Si vous ouvrez la porte avec ça en main, Paul ne vous ratera pas. Un gendarme, tireur d'élite...
Ils ne l'ont pas remarqué, au loin des phares ont luit entre les platanes, sur la place, un éclair si bref que chaque fois je me pense victime d'un caprice du cerveau. Le soleil diffuse peu à peu sa lueur mais le chauffeur a oublié de les éteindre. Ça fait toujours ça quand une voiture ou un tracteur s'approche, même de jour avec un éclat de soleil sur le pare-brise. C'est la seule direction où, un instant, il est possible de détecter la visite du facteur avant que les pneus de la fourgonnette jaune ne fassent crisser d'un coup le gravier dans la cour.
Avec le plus grand tact, je leur révèle la vérité sur cette mitraillette. Il a du vider la maie dans mon ancien bureau, devant lequel je passe sans le voir depuis des années, tant d'années... Mon arrière-petit fils avait fait toute une comédie pour obtenir un Noël cette réplique de mitraillette, si bien exécutée que je me serais laissé abusé si je n'avais été dans ce magasin un peu particulier. La veille de Noël, choisissant d'affronter sa déception, j'avais décidé d'offrir autre chose au hasard, cachant cette réplique au fond de la maie, un endroit où jamais il ne la trouverait. Tous deux sont désappointés alors que je leur accorde la vie.
Je m'étonne que le grand ait cru s'en sortir en faisant le coup de feu avec les gendarmes. Je déteste les armes et, naïvement, j'avais prolongé la torture rue Lauriston en disant simplement cette vérité. Si j'ai accepté de conduire des fugitifs d'un point à un autre, de remettre des tracts, j'ai toujours refusé de toucher ne serait-ce qu'à une boite de munitions. Leur simple vue me révulse, comme celle des uniformes. La vieille femme malmenée le temps que la gestapo française s'engouffre dans l'escalier ne m'avait pas sondé par la suite. Souvent, j'avais repensé à elle si bien qu'un jour, longtemps après, j'étais retourné sur les lieux où l'on m'avait indiqué une tombe dans le cimetière du Montparnasse. Je ne suis pas porté sur l'émotion, ai toujours fui les commémorations, mais là, ce jour pluvieux en plein Paris, une envie m'avait poussé chez un fleuriste duquel j'étais ressorti une rose rouge en main, sous l'emprise d'un même trouble que celui de cet adolescent à la poste, revivant son premier baiser.
Avec des gestes mous, le grand dépose délicatement la réplique à la verticale, crosse sur le carrelage le long de la porte d'entrée, comme si au dernier moment... S'ils veulent s'en sortir, il leur reste peu de temps. L'idée qui m'est entrée en tête ne me quitte plus et, pour moi aussi, pour la mettre en œuvre, les minutes sont comptées. Je surmonte les courbatures, les douleurs diverses accompagnant chacun de mes mouvements, les invite à me suivre, leur indique mon plan. Cette fois, ils réalisent, je ne leur veux pas de mal. Le grand insiste. Vous ne voulez vraiment pas savoir ? Même sérieux, le petit donne l'impression de faire le mariolle. On ne prend pas vingt ans de Centrale pour une baguette de pain...
Je me redresse, serre le cordon de la robe de chambre qui s'est détendu dans la nuit, comme chaque fois. Je pousse la porte de la chambre et, c'est idiot, j'ouvre la fenêtre en grand. À cause des réflexions d'Arlette, sur l'odeur... Un rayon de soleil frappe les deux oreillers et j'ai le cœur serré, m'étant toujours refusé de ranger définitivement celui de ma femme. J'ouvre le placard, tire un costume. Jadis, je fus aussi grand que le meneur et je colle le portemanteau contre son buste, évaluant sa morphologie. Vous serez très bien là-dedans. Ça sent la naphtaline, vous m'excuserez... Au petit, je propose de se déguiser en femme, avec une jupe longue pour dissimuler ses chaussures. Ils enregistrent le scénario, sans se poser de question. Ils n'ont plus le choix.
La maison est orientée Est Ouest, barrant le terrain, si bien que pour passer d'un côté à l'autre, on est obligé de transiter par le couloir. Côté cour, c'est le gravier, qui a crissé légèrement, sans possibilité de détecter quiconque. Côté jardin, en limite de forêt il n'y a jamais eu de clôture, et un appentis laisse dépasser le nez d'une voiture, un ancien modèle, mais en état de fonctionnement avec un réservoir plein. Je tends les clés, détaille les dernières recommandations. Ça aboutit dans une forêt dense avec un chemin carrossable à proximité, roulez tout droit, vous ne rencontrerez personne.
J'hésite, mais alors que nous buvions notre café et peu avant que la gestapo ne tambourine, la vieille dame avait demandé, usant du même filet de voix que le mien à présent. Vous avez de quoi manger, prendre un métro ? Alors, je tire d'un tiroir quelques billets, les fourre dans la main du grand visiblement stupéfait. Poussez la voiture jusqu'aux premiers arbres avant de mettre en route. Fichez le camp, j'ai encore à faire...
La maison étouffe les sons et, de la cour, il est difficile d'entendre quoi que ce soit en provenance de la forêt, aussi sont-ils tranquilles pour un moment. De toute façon... Je me hâte de passer les vêtements du grand pour faire illusion et se hâter, pour moi, c'est lambiner pour d'autres, à qui il arrive d'oser des reproches, tel mon arrière-petit-fils préoccupé à sauter partout. En vieillissant, le temps s'accélère tandis que nous avons toutes les difficultés à décoller les pieds du sol, atteindre un bol, sans parler de la toilette de chat à laquelle je suis réduit. On a beau le savoir, on est habité d'une sorte de révolte devant une impuissance à faire vite.
Finalement, cet homme est plus corpulent qu'il n'y parait et je flotte dans le pantalon qui glisse à chaque pas. N'ayant plus le temps de passer une ceinture, je me rends devant la cheminée et, à l'instant de frotter l'allumette, je lis une dernière fois ces mots du Docteur Médioni. Comme convenu et en signe de notre vieille amitié, je le confirme, vous avez bien la même maladie que votre femme. Dès mon retour, je vous enverrai chez un spécialiste qui vous proposera un traitement de quelques mois, qui vous soulagera... N'oubliez pas votre promesse. Je tiens mon engagement, et la petite flamme réduit à néant ces mots qui ne m'ont guère étonné. J'aime la façon de ce bon Docteur de dire les choses. Quelques mois...
À présent, j'aspire un grand coup avant d'enfiler un bonnet jusqu'aux yeux, remonter le col de cette veste si ample, saisir la poignée de la porte d'entrée. L'air frais me saisit et c'est bon de le sentir pénétrer les poumons. Que la vie est belle.
Je repense à la lettre de Manouchian avant d'être fusillé. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie. Nerveux,Paul s'est positionné devant ses collègues, genoux sur le gravier, braquant son arme dans ma direction. Combien de fois m'a-t-il invité au Club de tir, afin de prouver qu'il méritait ses médailles ? Je n'aime pas les coups de feu et je sais qu'il a été blessé par mes refus. C'est un bon gars et je ne lui en veux pas d'être gendarme, et je sais aussi, je vais lui faire du mal. Alors, avec en tête le chemin emprunté par les fuyards, et qui m'a si souvent ravi lors de promenades en solitaire, je m'empare de la réplique le long de l'huisserie et que j'ai refusé d'offrir à mon arrière-petit-fils, la positionne à la ceinture comme j'ai vu dans les films, je mets Paul en joue...