Lola détestait faire les courses, seulement le placard était vide, et quand au frigo... Alors, voyons voir... Se tapotant les lèvres du bout du stylo, elle méditait devant un post-it.
Son samedi s'effilochait, entre la lessive, le coup de fer et le ménage en retard, plus question du ciné. Et dire qu'elle allait louper la dernière séance du Woody Allen... Quelle gourde, à force de repousser... Mécaniquement, la liste s'élabora, sans passion, pensant à un type croisé dans le RER et qui restait imprimé sur sa rétine. Dans le semainier posé sur la commode, celui offert par la banque, elle cochait les mois passés sans faire l'amour, les trimestres, et attaquait à présent les années, un repère discret au cas où le prochain apollon fouinerait là où ça ne le concerne pas. Avec eux, mieux vaut deux précautions qu'une...
Elle en était toujours à différentes variétés de pâtes quand le coup de fil la fit sursauter. Ha, t'es encore là ? Tu m'avais dit faire tes courses, sinon, je n'aurais pas pris Jules, ce n'est pas mon tour. Je te préviens, c'est la dernière fois que tu me fais ce coup-là ! Lola souffla ostensiblement dans le haut-parleur. Pffff, ce que t'es chiant. Je me demande bien ce qu'elle te trouve, ta grosse... Ça, c'était envoyé, ça lui couperait la chique un bon bout de temps. Au fait, Jules a rendez-vous chez le dentiste, à 14h. Tu te souviens combien il est détestable sur le trajet, ne le laisse pas filer à un carrefour, comme la dernière fois... À l'autre bout du fil, silence radio. Elle secoua le combiné, repensa à la fois où il l'avait laissée causer une demi-heure, avant d'entendre la porte claquer.
T'es là ?... Son ex grommela, des mots incompréhensibles, un lâche, toujours à fuir les explications, et même lors du divorce quand elle l'avait chargé à mort, il avait fait le dos rond. Tu voulais quoi, parce que j'ai à peine entamé ma liste de courses. Tu comprends, avec la vie que je mène... Du bout des lèvres, il mendia des précisions, ce qu'elle attendait en salivant. Et bien, je suis sortie en boite, tu te souviens combien j'adore danser, pas avec toi, évidemment, pour me faire pilonner les arpions, merci... Entre chaque pique, elle comptait jusqu'à cinq, le temps qu'il encaisse. Je suis rincée, et mon cavalier, je te raconte pas les sauts de carpe au plumard. Ça devrait être interdit, des ramoneurs pareils...
À cinq, elle reprit, montrant de l'impatience. Alors, qu'est-ce que tu m'veux, si c'est revenir au bercail, tu peux te la mettre derrière l'oreille... Leurs échanges, identiques d'une fois sur l'autre, n'excédaient pas la durée du dernier tube, les répliques étant datées, usées jusqu'à la trame. Ensuite, une fois à l'essentiel, en deux coups de cuillères à pot, c'était réglé. Heu... justement, Jules se plaint, il pleure, refuse d'articuler quoi que ce soit. Tu lui as encore monté le bourrichon. J'imagine que c'est les dents... Là encore, elle attendit jusqu'à cinq. Bingo, t'as tout compris. Surtout pas d'aspirine, du paracétamol, uniquement. Tiens donc, avec toi il a perdu sa langue ? Sur ce, elle raccrocha.
Ça y est, le cafard la talonnait. Du haut de son quatorzième étage, elle apercevait Paris, brouillé par la fumée expédiée par la grande cheminée de l'incinérateur d'ordures d'Ivry. Son point de repère. Dans l'alignement, légèrement décalée sur la droite, on trouvait la Tour Eiffel, indiquée chaque soir au petit Jules, tandis qu'il soufflait sur la vitre avant d'effacer la buée. Tu fais l'essuie-glace ? Tu vois comme elle clignote... Bientôt, on ira la voir. Une promesse jamais tenue mais dont l'enfant se satisfaisait en riant.
Elle avait le choix entre deux supermarchés. Aussi distants l'un que l'autre, avec une même queue un samedi matin. Lola se disait mauvaise ménagère, incapable de retenir les prix comme ses copines de boulot. D'après elles, fallait se méfier de tout, des étiquettes, des dates de péremption, des tickets de caisse, épluchés par la plupart avant de quitter les lieux. T'as tort, on détecte souvent des erreurs, et jamais à notre avantage... Stylo entre les dents, Lola scrutait un ciel uniforme annonciateur de crachin. Plus bas, une chape soufrée opacifiait la capitale d'où n'émergeaient que les tours du treizième, celle de Montparnasse au loin dans la brume, et le toit du Centre Pompidou plus à droite. Cette météo, elle la connaissait par cœur. Spleen assuré avec la télé comme horizon, à grignoter comme un hamster, vider des paquets de gâteaux. Quelle poisse... Tant pis pour la liste, elle improviserait, comme toujours.
Le miroir crado de l'ascenseur lui renvoya une image fade de fin du monde à laquelle elle tira la langue avant de tourner le dos. Au moment de grimper dans sa voiture, elle pensa aux poubelles. Zut, ça va schlinguer, en plus du poisson... Beaucoup de ses connaissances prenaient la vie comme elle venait, optimistes quoi qu'il advienne. À quoi ça sert, se faire du mouron ? Tu ne descendras pas dans le trou plus riche pour autant !... Ça roulait au pas, à croire que tous s'étaient levés à la bourre, direction le supermarché. Combien ruminaient au feu rouge dans le crissement des essuie-glaces... Ouais, ben moi, j'peux pas m'y faire. Putain, le sel, déjà l'autre fois, j'ai oublié...
Lola préférait se garer près de l'entrée du parking, là où c'est vide, à cause des gnons sur la carrosserie, la portière qui s'ouvre brutalement, les mirauds qui se gare au pare-choc, et puis, elle craignait les gosses sournois plus que tout. Au moins, se dit-elle, Jules est bien élevé, et ça n'a pas été une mince affaire avec un père comme le sien. À jurer toute la sainte journée. Elle glissa sa pièce dans la fente, tira un grand coup, et se dirigea vers le hall vitré en poussant son charriot. La liste revenait peu à peu, avec des oublis, c'était imparable, complétée au retour dans l'ascenseur. Au fait, marmonna-t-elle, Jules a insisté sur des crayons de couleurs et puis... zut, ça ne me revient pas. Non mais, ça va pas, pouvez pas faire attention avec votre caddie en crabe ! Un client se débattait avec tout un fatras dégringolant comme au chamboule tout. Vous ne voyez pas que je suis chargé, faut rouler moins vite, ma petite mère... Là, Lola s'était redressée comme un coq, prête à la bagarre. Mon petit père, si ça commence avec un vocabulaire pareil, ça va pas le faire. Si tu me cherches des crosses, tu vas regagner le SAMU éborgné. Je t'en foutrai d'une petite mère ! C'était un grand bonhomme frôlant le rondouillard, emberlificoté dans des vêtements griffés Emmaüs, ou tout comme. D'une mornifle, il aurait éjecté Lola jusqu'aux pompes à essence. Aussi, baissa-t-elle d'un ton, mais ce zig lui disait quelque chose. Dis-donc, toi, on se connait pas, des fois ?...
Née à Choisy-le-Roi, elle n'avait pratiquement jamais quitté l'endroit, sauf à de rares vacances, jamais bien loin et jamais longtemps. Depuis la maternelle, elle avait vu défiler des régiments de lascars dans son genre et, même si le chauffard au caddie de traviole avait pris de la bouteille, quelque chose dans le fond de l'œil, le geste pataud, la timidité sur la défensive, le rauque de la voix lui était familier. Accroupie à ses côtés, ramassant une ribambelle de boites de cassoulet, elle lui fila un coup de coude. Ben dis donc, c'est pas varié ton menu. L'homme bafouilla, merci pour l'aide, avant d'ajouter. S'il vous plait, cessez de me tutoyer...
Au ton plaintif, elle eut un éclair, s'exclama sans se soucier de clients freinant leur caddie pour surprendre la conversation. On aurait pas couché ensemble, même que t'es long à la détente ? Maintenant, ça me revient. Mais c'est bien sûr, beugla-t-elle. Bobby ! Mon Bobby, viens que je t'embrasse. L'autre, toujours accroupi se recula, roula sur les fesses. Mais laissez-moi, je ne vous connais pas. Vous êtes complètement chtarbée... Contrairement aux apparences, Lola était plutôt sentimentale et elle stoppa une larme sur sa joue. Tu me crées de l'émotion. Faut pas me faire ça, pas à mon âge. Bobby, moi qui te croyais mort...
Elle l'avait aidé à se redresser et il s'était accroché à la barre du caddie, apeuré, avec des regards vers la sortie. On m'attend, je dois ramener la camelote... Mais elle était déterminée à poursuivre la conversation, savoir le fin mot de l'histoire. Pourquoi Bobby avait-il mis les bouts, une disparition qui à l'époque avait fait jaser. Certains le disaient derrière les barreaux, d'autre affirmaient l'avoir vu s'affaler sous une voiture. Un mystère jamais élucidé. Comme elle le sentait ailleurs, avec des difficultés à la reconnaître, l'émotion sans doute, elle le poussa vers le bar glauque ouvert sur la galerie marchande.
Installe-toi, c'est moi qui rince... Une mousse, comme au bon vieux temps ? Le supposé Bobby sursauta, écarquilla les yeux. Bien sûr, mais... Lola commença seulement à le lorgner de travers, l'inspecter, son attifement, sa barbe d'une semaine, et ce regard qui sans cesse partait vers l'horizon, soudain vide, une expression de batracien. Dis, Bobby, t'as vraiment oublié le quatorzième et dernier étage, l'appart, la cité. La fois dans le local EDF, près du vide ordure, j'ai encore les remugles dans les narines. Pour une première, on fait mieux. À peine reculotté au bruit de l'ascenseur, que t'étais drôle sur le palier... Et puis Marcel Cachin, l'école, mon vieux Bobby, tu vas pas me dire que ça ne t'évoque rien ? C'est quoi, qui s'est passé. Raconte à ta vieille copine Lola...Ils avaient rangé les deux caddies dans l'allée et le supposé Bobby fixait la roue tordue. Il va pas s'envoler, bon dieu, chargé comme une bourrique, personne n'en voudra... Elle tendit la main, lui frôla la joue. Tu sais, je me suis marié avec le grand crétin qui me tournait déjà autour, du temps où on se voyait. La connerie de ma vie. Mais l'autre gardait l'immobilité et la froideur d'un lézard. Je ne vois pas de quoi vous parlez... Lola lui fit signe de la boucler. Ne m'interromps pas, si tu fais l'andouille, c'est pas malin. Je suis tourneboulée, tiens, encore une larme. Mon vieux Bobby. Si tu savais comme je t'ai regretté. Mais qu'est-ce que t'as fabriqué, durant tout ce temps. Personne ne t'a revu dans Choisy...
Elle fronça les sourcils. Dis, t'es pas dans la panade, des fois, sinon, tu crèches à la maison. Elle écarta le col de sa parka, tripota sa chemise, étonnée qu'il se laisse palper comme un enfant. Faudrait laver tout ça, un coup de fer par là-dessus, ça ferait pas de mal. À l'attention du serveur, l'homme aspirait sa bière par à-coups, reposait le verre, en vieil habitué qui fait durer. J'ai accouché d'un gosse, tu sais, et je l'ai appelé Jules, en souvenir de mon vieux Bobby... L'autre sursauta, puis fut pris de tremblements. Juuules, articula-t-il avant de souffler bruyamment, comme dans la panique. Ben oui, Bobby, c'est ton surnom, mais tu te prénommes Jules. Au cas où tu l'aurais oublié. Sur ce, elle cligna un cil, comme jadis.
Un haut-parleur grésilla réclamant le responsable du rayon outillage devant la caisse centrale. Un silence s'était établi, Lola pensait à son enfant, à son ex, se disant qu'avec tout ça ce dernier lui remonterait les bretelles, à cause de l'heure qui tournait. Résultat, elle rentrerait certainement les mains dans les poches. Elle se souvint du sel... J'ai dit une bêtise, marmonna le supposé Bobby. Lola haussa les épaules. Mais non, t'as rien dit, cornichon. Je pensais, peut-être ai-je changé, au point de passer pour une étrangère. Ça doit être ça, le tour de taille, la couperose, le trop de clopes et la voix éraillée. On avait l'impression que le supposé Bobby n'écoutait pas vraiment, accroché à son verre par obéissance, avec parfois comme un regret de voir les caddies se succéder vers la sortie, puis disparaitre sur le parking. Franchissant la porte coulissante, on prenait les bourrasques en pleine poire et les clients courbaient le dos en ahanant, allongeant leurs foulées avec une grimace.
Tête renversée, il aspira une dernière trace de mousse qui perla dans le gosier, puis claqua le cul du verre sur le guéridon, en plein sur le rond publicitaire en carton. C'est pas tout ça, on m'attend au restau... Des deux mains, il brossa sa parka, comme si elle avait été couverte de farine. Dis-donc, persifla-t-elle, t'es bourré de tics. T'as bientôt fini de le racler, ton vêtement... Tiens, c'est comme au pieu, t'as jamais été délicat. Aussitôt, il cessa le brossage pour observer ses ongles, longuement, du pouce au petit doigt. Quand je pense que tu te disais affectueux, à m'étriller comme un pur sang...
Le moment de se séparer approchait et Lola cherchait à comprendre ses dérobades, son refus d'accepter son passé, dans une dispersion qui finissait par l'excéder. Bon, je perds mon temps avec toi. Du coup, j'ai rien acheté. T'aurais au moins pu me confier pourquoi tu t'es barré. Au fait, c'est quoi, cette histoire de restau. C'est leur spécialité, le cassoulet en boite ?... Inquiet, il considéra le caddie garé en épis à l'entrée du bar. Bah, dit-il comme devant l'évidence. Le restau de Coluche. Vous vous souvenez, le gros en salopette rayée. Tout s'éclairait dans le cerveau de Lola, subitement. Ouais, je connais, je ne suis pas si demeurée. Les Restaus du Cœur, les enfoirés. Elle fredonna. Moi je file un rencart à ceux qui n'ont plus rien, lalala lalala, mais juste pour l'hiver à manger et à boire... Même si elle en apprenait un peu plus dans les derniers instants, un doute la poursuivait.
Le supposé Bobby était tout de même étrange, une lueur s'était émoussée dans son regard, sa voix monocorde lui donnait des frissons. Que s'était-il passé, bon dieu ! Comme s'il avait deviné ses interrogations, il reprit. À présent je vais charger les boites dans la camionnette, la beige, là-bas, non, pas si loin. Oui, grise, si vous préférez. Ensuite, j'empile au local, je ferme à clé. Voilà... Avec un soupçon d'admiration, elle susurra. T'es responsable des Restaus du Cœur, toi, mon Bobby. Puis, elle exulta. Tu vois, je suis fière de toi ! L'autre se tortilla sur son siège. Je m'occupe de la lochistique. On prépare l'hiver... Elle éclata de rire. T'es démasqué, t'as toujours confondu les gi et les chi. Ce que tu m'as fait marrer. C'est vrai, t'es né en Alsace.
Le supposé Bobby s'était levé sans crier gare, fouillant ses poches. Laisse tomber Jules, c'est ma tournée. C'était hors de question et, soudain cramoisi, il le fit savoir d'un coup sur le guéridon qui fit trembler les verres, si bien que le serveur encaissa illico presto, puis s'éloigna vivement son plateau chargé. Mais, je ne vous ai rien demandé ! Et j'en ai marre de ce tutoiement. Un coup c'est Bobby, un coup Jules. Vous trouvez pas que j'ai assez de mal à remettre de l'ordre là-dedans, pour venir y foutre votre bordel ! Une main sur son caddie, il se tapotait la tempe de l'index. Vous croyez que c'est facile, vous ! De s'y retrouver. Et puis c'est quoi, ces histoires de coucheries ? Si vous pensez me plaire, avec votre œil qui dit merde à l'autre ! Foutez-moi la paix, à la fin !
Tétanisée, Lola s'était attendue à tout, mais s'en prendre plein la tronche au supermarché, si elle avait su... Une coquetterie, protesta-t-elle mollement. Et puis toi, lança-t-elle peu habitué à se faire molester, t'en a pas une plus grosse que l'autre, des fois. Du côté droit même... Le supposé Bobby secoua le caddie, le remettant dans l'axe à coups de tatanes. Hein, grogna-t-il, vous déblatérez quoi encore, une quoi ?... Cherchant son caddie vide des yeux, elle répondit. Une couille !!! Elle avait hurlé sous le grand hall, avant de constater qu'on lui avait fauché son charriot, avec la pièce d'un euro. Ho, merde... C'est bien ma veine. Je suis maudite !
Elle le poursuivit alors qu'il poussait de travers, avec parfois un shoot sur la roulette. Tu veux pas que je t'aide, Jules ? Sourd à sa proposition, il courba l'échine comme les autres passée la porte vitrée, plissa les yeux, tira la langue sous l'effort. Avec l'esprit d'escalier, il répondit. Des clous ! Vous savez ce qu'il vous dit, le Jules ?... Tous deux commençaient à faire l'attraction, mais ni Lola ni le supposé Bobby n'en avaient cure. Elle allait lui rappeler cette tâche de vin sous le coude, quand lui revinrent des témoignages fantaisistes, Bobby aurait roulé sous une voiture... C'était idiot, elle n'y avait pas porté crédit. À cette époque, entre eux, il y avait des gouttelettes d'eau dans le gaz, pas de quoi déterrer la hache de guerre, et puis le grand crétin lui tournait autour avec insistance. Elle le laissa filer vers la camionnette, gagna sa voiture alors que le crachin lui traversait les vêtements. Ben ce soir, une fois de plus, je dormirai seule, et elle pensa à la dernière marque sur le semainier, se promit de compter, voir à combien ça remontait, son ultime voyage au septième ciel. Merde, les fournitures scolaires de Jules, le sel...