Comme chaque matin quand elle travaillait, Mélanie s’avança vers la croisée avec la venue de l’aube. La montée de la luminosité la fascinait, et elle n’avait pu chasser de son esprit ces flocons qui envahissaient le parc toutes les fois qu’elle levait les yeux dans la nuit et brouillaient le paysage. Non pas que monsieur Edmond Dumonceau se soit manifesté, il reposait à présent, mais elle avait tenu à veiller à ses côtés dans ses derniers moments.
Quand elle avait poussé la grille de cette propriété inconnue, il y avait de cela plusieurs années, elle s’était sentie toute petite, si bien qu’elle avait tourné les talons, et c’est le jardinier avec sa brouette qui l’avait interpellée. Vous cherchez quelqu’un, je peux vous renseigner ? Si elle était finalement restée, c’était à cause de lui, de ce petit homme voûté avec son tablier en grosse toile bleue, ses gants qui pendaient à la ceinture et cette brouette hérissée des branches qu’il venait de tailler.
Au loin sur la pelouse, elle avait distingué un tracteur au capot levé, et puis plus près, montant la garde dans l’allée, deux grenouilles vernissées soufflant dans des instruments à vent. Avec leurs gros yeux, elles étaient ridicules, et Mélanie s’était retenue de pouffer. Le jardinier avait suivi son regard. Elles sont drôles, hein ?... Monsieur Edmond s’est laissé tenter en dépassant une devanture de fleuriste et, quand il les a tirées de sa voiture, il s’est tourné vers moi pour savoir où les mettre. Le jardinier parlait simplement et elle s’était dit, ce doit être une maison paisible où il fait bon vivre. Avec les mêmes gestes qu’à l’époque, l’homme avait poursuivi,. Je m’étais caressé la nuque le temps de trouver un endroit discret, pensez-donc, des grenouilles pareilles. Ici...
Le curieux dans cette rencontre, c’était cette façon de s’adresser la parole tout en restant loin l’un de l’autre, comme par timidité. Quel âge avait-il, bien trente ans de plus qu’elle, et certainement adorait-il évoluer dans cet univers, un sécateur en main, avant de disparaître avec sa brouette derrière le rideau d’arbres qui masquait la majeure partie du parc. Ce qui l’avait séduite de suite, c’était sa tranquillité, comme une douceur communiquée rien qu’en se posant devant vous. Il est des êtres comme ça, qui semblent imperturbables et qu’on n’imagine pas se mettre en colère.
Ensuite, elle l’avait suivi jusqu’au perron, et elle se souvenait de ce jour comme si c’était hier. Elle se souvenait de son émotion, et même de cette manie du jardinier, ses mains sur son tablier bleu sur lequel il s’était essuyé. Elle le revoyait toquer à la vitre, entrouvrir la porte avant d’obtenir une réponse, puis lancer dans le vide. Monsieur Edmond, une visite, d’une dame qui vous demande... Monsieur Edmond Dumonceau avait tardé, et le jardinier avait attendu sans un mot, lissant la lame de son sécateur du coin de son tablier, puis, les avait laissés tous deux face à face. En dépit de l’heure tardive, le propriétaire de la maison portait une robe de chambre, et c’est seulement plus tard qu’elle le constata, ne la quittait que lorsque le médecin s’annonçait.
Mélanie tendit l’oreille, brancha la radio puis l’éteignit, s’étonna de nouveau de la neige modifiant les reliefs du parc, et curieusement le silence omniprésent dans cette maison et auquel elle s’était habituée lui glaça les os. Elle n’était plus là que pour quelques heures, sa mission approchait de la fin, et elle devinait combien elle allait regretter cet endroit.
À ses débuts, ici, elle tournait en rond, n’osant se déplacer que sur la pointe des pieds, avant d’user de pantoufles pour ne pas déranger. Curieusement, la cuisine était dépourvue de lave-vaisselle et, une fois les assiettes et les couverts frottés, elle les déposait dans l’égouttoir avec une extrême prudence, évitant tout tintement.
Cette discrétion qu’elle pensait attachée à sa fonction l’avait perturbée le premier mois, d’autant qu’une radio à lampes en bakélite lui tirait le regard chaque matin en buvant son café. Jusqu’au jour où monsieur Edmond Dumonceau s’informa de la façon dont elle occupait ses journées. Bafouillant, elle avait avoué s’asseoir à proximité de la chambre, si possible face à une vitre, et là, son plaisir était de tricoter, tout en imaginant ce que cachait le rideau d’arbres, au fond du parc.
Après l’avoir écoutée, monsieur Edmond Dumonceau avait réclamé son aide afin de remonter l’oreiller, lui saisissant le bras. Plus d'une fois, un client l’avait attrapée ainsi et, doucement, elle avait desserré l’étreinte, passé un gant de toilette sur un front moite, puis porté un verre d’eau au filet de lèvres d'un vieillard. Elle avait bordé les draps une énième fois, puis ouvert en grand les rideaux. Ma petite, avait-il murmuré, vous devez vous ennuyer. Branchez-donc la radio. D’ici, j’aurais la sensation d’une maison habitée. Et puis, poursuivit-il, dans le salon, ouvrez le grand placard, il y est caché une télévision qui vous distraira...
Le premier jour sur le seuil, il avait encore la force de lui tendre la main, de se maintenir droit même si l’on devinait une lutte de chaque seconde, et s’il se déplaçait à l’aide d’une canne, jamais il ne butait dans les nombreux obstacles qui encombraient les pièces. Si elles ne s’éternisaient pas, ses phrases était d’une grande précision et il devait en avoir été toujours ainsi, sans doute cet homme n’aimait-il guère discourir et allait droit au but. Il passait le plus clair de son temps enfermé dans des livres dont il tournait les pages après s’être tamponné la bouche à l’aide d’un mouchoir et, une fois le marque page abandonné sur le chevet, replaçait le volume dans la bibliothèque, s’asseyait rêveur face au parc et dans l’immobilité des statues.
Mélanie l’avait compris, à présent Monsieur Edmond Dumonceau s’était retiré du monde, et jamais elle ne l’avait surpris à suivre un journal télévisé, à tel point qu’elle avait ignoré l’existence de la télévision dans le placard. Jamais le moindre quotidien n’entrait dans la maison, pas la moindre revue, et celles sur le guéridon du salon remontaient à la décennie précédente. Sa seule curiosité hors les murs concernait le parc, et souvent il l’avait envoyée chercher le jardinier afin d’obtenir un descriptif de l’avancée des floraisons au printemps, de la tombée des feuilles en automne. Monsieur Edmond Dumonceau semblait y attacher une grand importance.
À la longue, Mélanie s’était faite au rythme propre à cette activité, un travail en binôme avec une femme de Seyssinet, 48 heures d’affilée de garde à demeure. Un week-end sur deux, 72 heures enfermée avec un vieillard, et, les jours de repos, elle avait tenté au début de maintenir les contacts avec la famille, ses amis. Mais en semaine, tous sont pris par leurs occupations et, peu à peu, les uns et les autres se contentèrent d’un message sur le répondeur du téléphone.
L’hiver, elle guettait l’enneigement sur le Vercors, prête à monter dès que possible jusqu’à Autrans, glisser sur des skis et, aux premiers beaux jours, elle retrouvait ceux du club de randonnée de Sassenage, des retraités, les seuls à ne pas être dépendants d’un horaire. Habituellement, les familles des clients la casaient dans un réduit pour la nuit, sorte de cagibi fermé par un rideau, à portée de voix d’un vieillard qui pouvait réclamer son aide à minuit comme à deux ou trois heures du matin. Chez monsieur Edmond Dumonceau, on lui avait attribué une vraie chambre, avec une armoire à glace à deux portes, une table en guise de bureau et même un fauteuil. Les draps sentaient bon et, de la fenêtre, elle avait vue sur deux cerisiers et le mur le plus proche bornant la propriété qui s’étendait latéralement jusqu’au rideau d’arbres.
Dès le printemps et s’il faisait doux, alors qu’elle préparait son café, le jardinier grattait la vitre avant de s’introduire dans la cuisine avec son éternel sourire. Monsieur Edmond va bien ?... Cette face de la maison donnait sur les montagnes du Vercors que tous deux fixaient sans un mot, comme impressionnés chaque matin par cette masse sombre au-dessus de leur tête. Ce côté-ci prenait vite l’ombre en fin de journée, et la fraîcheur vous tombait sur les épaules, même en été. Quand il était temps de se séparer, le jardinier avait toujours une anecdote à conter concernant monsieur Edmond dont Mélanie connaissait à présent des pans entier de sa vie.
Souvent, elle se demandait si son visiteur matinal ne brossait pas son tablier bleu vigoureusement, tout en jacassant, uniquement pour retarder le moment d’empoigner sa brouette, de s’éloigner entre les buis vers le potager, ou l’alignement des rosiers.
Depuis que monsieur Edmond Dumonceau était cloué dans sa chambre, le plaisir du jardinier était de déplacer les deux grenouilles qui montaient la garde passé la grille, et qui délimitaient l’allée menant à l’habitation. Les yeux plissés, il évoquait ses toquades, la façon dont il serrait contre sa poitrine l’une d’elles de peur de la briser, en recherche d’un nouvel endroit qui le surprendrait le lendemain. Voyez-vous, Mélanie, la vieillesse a ça de bon, j’oublie les avoir déplacées. Parfois, j’y consacre la journée, pestant sur ces bon dieu de batraciens dissimulés je ne sais où...
Un matin, il lui avait avoué les avoir crues volées. Une semaine durant ! C’était au printemps, et il avait tourné et viré dans tous les recoins du parc, soudain inquiet que monsieur Edmond retrouve des forces, qu’une lubie de prendre l’air dans l’allée ne lui traverse l’esprit... Il avait buté dans les faïences animalières, alors qu’il arrosait les verges d’or déjà hautes où elles avaient été entreposées un jour de neige, croyait-il se souvenir. Le pire, avait-il ajouté les yeux perdus sur le Vercors, c’est que de tout l’hiver, lors de mes tournées hebdomadaires afin de constater que chaque arbre est resté en place, ajoutait-il malicieux, je n’avais pas remarqué leur disparition. Puis, il s’était repris, de l’inquiétude dans la voix. Non, enfin, je ne sais plus. J’ai dû les déménager aux premières douceur du printemps, alors que les pousses des verges d’or pointaient à peine... Avant de frotter son tablier, il s’était contenté de marmotter, sacrées grenouilles, tirant la porte vitrée derrière lui.
Un jour, inquiète d’une absence soudaine de monsieur Edmond Dumonceau, Mélanie avait consulté la liste des numéros d’urgences punaisée dans la cuisine. Ce n’était pas son premier client à la contraindre à prendre une décision sans consulter au préalable une famille ne se préoccupant guère d’un vieil homme diminué. À vive allure, une voiture remonta l’allée en fin de matinée, et le jardinier était déjà là, au pied du cerisier, bras ballants, considérant un homme d’une trentaine d’année en sortir avec sa sacoche. Ce dernier franchit les trois marches du perron comme au footing, et Mélanie le suivit qui se dirigeait directement vers la chambre.
Il en ressortit quelques minutes plus tard, gagna la cuisine, prit le temps d’un café. Je pense que la famille désire le maintenir ici le plus longtemps possible. Je vous préviens, ce ne sera pas une sinécure... Une infirmière devra vous seconder. Curieusement long et étroit dans un costume étriqué, l’homme repoussait sans cesse des cheveux gras débordant du col de chemise. Il vida sa tasse en aspirant bruyamment, puis fila de la manière dont il était venu.
La voiture pilait avant de virer dans la rue quand Mélanie sursauta au son d’une voix dans son dos. Depuis six mois, ce jeune homme remplace le médecin de monsieur Edmond, très malade parait-il. Sans le café, il battait son record de vitesse... La voix du jardinier était méconnaissable et elle devina des larmes qu’il venait d’éponger.
L’infirmière, elle, prenait son temps, et il n’était pas rare qu’elle reste à discuter avec Mélanie. Une blonde venue de Paris et qui se perdait encore aux alentours de Grenoble. Elle avait promis à Mélanie de la suivre sur les pistes de ski, mais avec la peur au ventre avait-elle précisé en riant aux éclats. Elle riait sans cesse, pour des riens, et on se demandait si ce n’était pas un moyen de tenir face aux malades qui attendaient d’elle des miracles, une façon de masquer l’émotion qui devait bien se tapir dans un coin. Tout le contraire de Mélanie, discrète et dévouée, serrant les dents parfois, mais ne laissant rien transpirer de ce qu’elle ressentait. En somme, un comportement différent de celui de l’infirmière mais allant dans un même sens.
Une fois, cette dernière était entrée dans la chambre de monsieur Edmond Dumonceau alors que le jeune médecin téléphonait, un appel privé devant le malade inconscient, et elle avait été surprise qu’on lui fasse signe d’approcher tout en poursuivant une conversation. Ensuite, il avait rangé subitement son téléphone et l’avait coincée contre le portemanteau où était suspendue la robe de chambre inutile, celle que son propriétaire n’enfilerait plus.
Mélanie l’avait vue surgir dans le couloir. Celle-là, il ne l’a pas volée ! Saligaud... Puis, elle avait éclaté de rire. Je crois que ses lunettes sont bonnes à être remplacées... Comme Mélanie l’interrogeait en tendant le cou, l’infirmière avait gloussé. Elles ont d’abord volé sur le tapis, ensuite, j’ai marché dessus. Tu penses, avec mes 70 kilos...
L’état du malade se détériorait rapidement, les nuits blanches s’enchaînaient et, contaminée par la peine du jardinier, elle aurait pu se désengager. C’est elle qui choisissait ses clients parmi la liste de l’association, libre d’accepter, de refuser tel ou tel et il lui était arrivé d’envoyer bouler des vieillards trop habitués à être servis depuis l’enfance et qui laissaient libre cours à leur caprices. N’était-elle pas là pour répondre à leurs exigences ?
Ce matin-là n’était pas comme les autres. La neige ne pouvait laisser indifférent, surtout quand on a été témoin des premiers flocons, ceux qui fondent, puis les suivants qui peu à peu s’imposent sur toute l’étendue du parc. D’abord de nuit, puis avec la levée du jour. À maintes reprises, elle avait enfilé ses pantoufles, puis renoncé à sa chambre, définitivement, pour se fixer au chevet de monsieur Edmond Dumonceau. Une veilleuse restait allumée, et pourquoi donc avait-elle eu cette curiosité, se plonger dans le dernier roman dans lequel s’était perdu celui qui avait de la peine à soulever les draps de sa respiration. Un ouvrage de Georges Simenon, Le charretier de La Providence, dans lequel le commissaire Maigret, touché par le destin tragique de l’assassin, le laisse tranquillement s’éteindre dans la paille de l’écurie d’une péniche, La Providence, près de ceux qu’il aime, ses chevaux, ceux qui tirent les péniches le long des chemins de halage. La patronne de La Providence lui tient la main, avec des regards suppliants vers Maigret afin qu’il ne lui prenne pas son employé.
Un marque page en témoignait, le mourant ne connaîtrait jamais la fin de l’histoire, et c’était la raison pour laquelle Mélanie avait lu à haute voix sitôt ce chapitre atteint. De temps à autre, elle jetait un regard vers la vitre. Elle avait laissé les volets ouverts, dans l’espoir que la lumière du jour lui ouvre les yeux, et c’était elle au contraire qui, au petit matin, lui avait baissé les paupières. C’était un de ces longs week-end de 72 heures de travail continu, et c’est un zombie qui avait mis le café en route avant de s’endormir dans des bras repliés sur un coin de table.
Un grattement lui avait ouvert un œil. L’infirmière avec une toque et le jardinier qui portait son chapeau de paille semblaient sortis d’une image de Noël. La neige tombait toujours, de gros flocons qui prenaient leur temps pour descendre, et l’homme préféra s’en aller en solitaire le long de l’allée plutôt que de partager une tasse de café. Au moment de se séparer, l’infirmière secoua Mélanie. Oh, tu vas pas t’endormir tout debout. Pas question de prendre le tram. Grimpe dans ma voiture ! Alors, ils virent le jardinier leur adresser des signes. Attendez, attendez ! Il avançait, pataud, avec dans les bras une des grenouilles encore couverte de neige. Pour vous, Mélanie, vous l’avez bien méritée. J’en aurai plus qu’une à surveiller, ce sera plus facile. Il ajouta, si les héritiers veulent de moi... Bougez pas de la voiture, je la cale dans le coffre.
Sur la route de Sassenage, l’infirmière secoua Mélanie. Dis, t’as pas envie d’aller en boite ce soir ?... Un truc qui bouge. Et ta grenouille, tu vas la mettre où, à la place de ta table de nuit ?... Mélanie riait, essuyait une larme, ne sachant plus indiquer la route à l’infirmière qui poursuivait. Tu sais, ce qui serait bien, c’est de l’électrifier, ta grenouille, qu’elle clignote quand t’atteins l’orgasme... Puis se garant en urgence à cheval sur un trottoir, chercha fébrilement dans son sac un mouchoir.