Salut à toi, Jacques... Il est tout juste 2H58 du matin à l’instant où César écrit ces lignes. Cela va surprendre son ami Jacques, mais il vient d’avaler deux œufs sur le plat, suivis d’un reste de blettes cuites de la veille. Depuis hier matin, il est à l’agonie, et c’est rien de le dire. Si, si, l’assure-t-il. Tous mes organes offerts par le créateur réclament justice, la tête, les cervicales, les membres, l’estomac qui reflue la moindre goutte d’eau, les intestins changés en pierres, et c’est miracle d’être debout pour te prévenir, un peu tard faute de ressources, il me sera impossible de me rendre à Paris.
Si toutefois il ne passe pas dans la nuit, il le rappelle ce matin sans pouvoir préciser l’heure, ne serait-ce que pour le rassurer si ses poumons ont repris leur danse, et si le cerveau jouit d’un repos qu’il a cru perdu à jamais. Un sentiment étrange s’empare de César alors qu’il tape sur le clavier, celui habituel après avoir traversé ce qu’il nomme son corridor de la mort lente. Comme Jacques le sait, ces crises ne sont pas nouvelles et remontent à ses trente ans, et César certifie à son ami qu’à l’époque, il a tout tenté pour en trouver les causes. Mais les médecins ne s’intéressent qu’à des cas précis, ceux qu’ils ont la prétention de connaître, ainsi qu’aux soins qui s’y rattachent, et dès lors que le patient affiche des symptômes non ciblés avec précision, ou comme c’est son cas multiples, concomitants et évolutifs, ils écoutent d’une oreille distraite, s’ils ne vous interrompent pas.
S’il n’y avait que les maux de tête comme sujet de plaintes, l’affaire serait tranchée dans l’instant, l’ordonnance rédigée avant la fin de sa phrase. Mais quand l’ensemble de l’organisme fait défaut, vous maltraite sans logique apparente, le soupçon vient, du moins c’est ce que ressent le patient, d’être un affabulateur, une victime d’un mal de l’âme, car vois-tu, ajoute-il dans son message Internet, ces gens-là s’imaginent encore l’humain régi par je ne sais quelle émanation surnaturelle, et qui vous manipule en secret, vous dirige en des directions inattendues et que l’on ne souhaite pas toujours.
Alors, son médecin, celui apprécié avec son air débonnaire, se contente d’une tape sur l’épaule en l’accompagnant vers la sortie. Vous vous portez comme un charme, mon vieux, et si tous mes clients avaient votre forme, je serais bon pour l’ANPE. C’est sa blague préférée, et César l’avoue, s’il retourne le voir, c’est qu’une fois dans la rue, il se sent guéri. Oui, il a bien dit guéri, d’il ne sait quoi, et alors cette histoire du mal de l’âme le trouble au volant de sa voiture.
Pour rentrer à la maison, il parcourt la campagne, traverse des hameaux qui rappelleraient sa Picardie natale à son ami Jacques, avec des monceaux de fumier autour desquels des poules s’ébattent en recherche de vers et parfois il lui faut ralentir pour doubler un tracteur d’un autre âge qui enfume la chaussée en trainassant. C’est un endroit où des mares surprennent, avec des échassiers égarés, et il n’est pas rare qu’une buse frôle le pare-brise en planant, prête à s’abattre sur le petit gibier. La conduite se doit d’être attentive en fonction d’un risque réel de culbuter des chevreuils, qui comme tu le sais Jacques, ne se déplacent qu’en couples, ou des sangliers, redoutables non par leur agressivité car, comme l’ensemble des animaux sur terre, ils nous fuient sitôt qu’ils nous détectent, mais par leur masse qui détruirait un véhicule, et j’en sais quelque chose... Tous ici en savent quelque chose, et si un accident de cette nature n’a pas immobilisé quelqu’un dans un fossé, c’est un voisin ou un neveu qui en fut victime.
Comme tout ce qui vit sur terre, nous sommes dotés d’une merveilleuse machine dont on se préoccupe peu, tant elle semble à toutes épreuves, tant la moindre défaillance parait improbable. César serait bien placé pour s’inquiéter de son bon fonctionnement à chaque réveil, ayant été victime de ces crises à raison d’un bonne dizaine de fois l’an, et ce depuis l’âge de trente ans, comme déjà dit. Mais l’homme est ainsi fait, les maux de tête éloignés, les douleurs à l’abdomen, aux cervicales, à tout ce qui bouge et s’use avec l’âge, il oublie illico ce qui allait de travers pour favoriser uniquement le rendez-vous vers lequel se précipiter, l’ensemble des tâches urgentes à accomplir sous peine de faillir aux résolutions, à l’incontournable, que sais-je encore, sans soucis du temps qui passe et des petits tiraillements qui ralentissent les gestes avec les années qui s’entassent.
Il a bien conscience de ne pas transmettre à Jacques une idée neuve et, d’avance, il l’entend rétorquer. Avec ça, tu n’inventes pas l’eau tiède... C’est exact, mais sait-il pourquoi César exprime ces évidences ? C’est que rivé au lit, dans la recherche d’une position idéale dans laquelle les douleurs aux vertèbres s’atténueraient, une fois sur le côté droit, la demi-heure suivante sur le gauche, avec ou sans oreiller, hésitant à enfourner de force un aliment pour apaiser les tiraillements d’estomac, y renonçant avec la certitude de devoir s’emparer dans l’urgence de la bassine qui monte la garde au pied du lit, César réfléchit.
Oui, c’est un grand moment d’interrogations durant lequel il envisage de trépasser pour de bon, par surprise dans sa solitude, imaginant la femme de ménage le découvrant la semaine suivante, entamé par ses chats. Non pas qu’ils soient voraces au point de se satisfaire de la chair de leur maître, mais une fois leur gamelle vide, comment leur reprocher d’apaiser leur faim. Cette crainte n’est pas si farfelue qu’on ne le supposerait, maints journaux se sont délectés de ce genre faits divers, car comme tu le sais, ajoute-t-il à Jacques, le journaliste est là pour vendre du papier, et quoi de mieux qu’une histoire tragique, si possible cruelle de surcroit, qui déclenchera des sentiments confus pour ravir le lecteur dans son salon.
Quand sa femme vivait encore, elle seule savait s’y prendre dans ces moments, en ayant tant affronté, se contentant de passer la tête. Ça va ?... Tu n’as besoin de rien ? Tel un agonisant, sa tête basculait d’un bord à l’autre de l’oreiller, signe de dénégation, le moindre mot lui étant un calvaire à prononcer. Alors, avec douceur, elle tirait la porte, non sans avoir discrètement déposé une caresse sur sa joue. Il s’en voulait de lui imposer ce silence dans la maison, se demandant comment elle réussissait ses déplacements sans même un froufroutement, l’imaginant lire, ou donner un coup de fer à repasser en soupirant. À aucun moment il n’avait cru qu’elle acceptait ses crises sans rechigner en son for intérieur, aussi cherchait-il à détecter une trace d’agacement dans son comportement, en vain, attitude sans doute induite par la façon qu’avait la mère de César de lui reprocher d’être malade.
Aussi, enfant, cachait-il le moindre mal, filait à l’extrémité du pavillon un mouchoir sur la bouche pour tousser. C’est ce que ne comprennent pas les médecins. Leur rendre visite, c’est pour lui un souci, la crainte de les déranger pour des broutilles, gaspiller leur temps alors que, dans la salle d’attente, de terribles maladies dévorent de l’intérieur nombre de patients. Comment peut-il oser leur voler leur tour, lui sans doute en pleine santé, penché sur un bobo qui mettra une drôle d’étincelle dans l’œil de l’homme de médecine ? Si je pouvais le foutre dehors, celui-là...
S’il a déjà confié à Jacques combien son médecin préféré semble en toutes occasions accommodant, voire insoucieux de ses lamentations, c’est que son ami possède aussi le sien, qui de la même façon lui tripote l’épaule, avec des mots quasiment identiques. Vous vivrez cent ans, monsieur Jacques, à la condition de ménager votre organisme, garder à distance le chocolat. Combien de tablettes, cette semaine ?... César approuve les confidences de son ami, loin de sa famille, sa femme, ses enfants, si ce n’est qu’une question de chocolat... Il sait avoir avec lui une oreille complaisante, et il lui rend la pareille. Et puis, quand Jacques ajoute savoir que c’est un mauvais médecin, mais qui lui fait du bien, diagnostiquant une bonne santé en toute impunité, c’est l’occasion pour César d’enfoncer le clou. N’est-ce pas leur rôle, nous rassurer ?Ne les paye-t-on pas pour ça ?...
Que n’a-t-il raison, et quand les praticiens annoncent notre mort prochaine, ne font-ils autre chose que la précipiter ? Combien de malades ont-ils trépassé de trouille, plutôt que de leurs altérations, fussent-elles redoutables ? Ce qui peut surprendre aussi son ami, c’est qu’au sortir de ces longues heures à subir ce tourment installé dans ses organes, une sensation de bien-être imprègne César, comme une purification, et il sait combien ce mot dans sa bouche semblera singulier à Jacques. Souvent, il imagina un coup de jet dans les veines et l’ensemble de la tuyauterie, afin de chasser les impuretés. Oui, chaque fois, une légèreté le submerge, mêlée de volupté, et sa femme s’étonnait de cette soudaine renaissance qui là encore le culpabilisait, par sa trop grande vivacité et son apparition trop proche encore des affres de la douleur. Alors qu’on s’apprêtait à lui accorder l’extrême onction, des danses sataniques l’agitaient à l’écoute de la Bossa Nova issue d’une radio.
Mais c’est le premier matin où le déchaînement des sens refuse de se manifester, et cette nouveauté accroit son inquiétude, non pas suite à une plus grande fréquence de ces crises, mais à leurs étirements dans le temps, et leur violence. Ce qui est nouveau aussi, c’est l’affrontement forcé de la nuit. Jamais il n’a connu d’insomnies, ce mal lui est étranger et il s’en félicite, heureux d’échapper à ces heures où le repos nous est soustrait par notre propre organisme, devenu d’un coup notre ennemi personnel. Durant ces crises, la veille et le sommeil comateux se succèdent sans règles précises, sinon que les douleurs parachèvent leur œuvre, le détruire à tout prix, et sans apitoiement.
Toutes sortes de choses lui traversent l’esprit, dans un ordre chaotique, liées aux derniers jours, ou alors des histoires invraisemblables avec le tort de leur accorder de l’importance, et puis d’autres auxquelles il reste étranger, avec l’impossibilité de leur échapper. Sans doute ce qu’on nomme le délire, mais avec la certitude de suivre un fil qui d’un coup se rompt pour laisser la place à un scénario invraisemblable. Souvent, il espère l’instant ou le gargouillis issu de ses tripes annoncera pour de bon le retour à la vie, mais ce dernier lui joue des tours, sans jamais se lasser, et il s’en rend compte en précipitant sa main dans le vide, tâtonnant en recherche de la bassine.
C’est le plus affreux des moments, et bien que sachant en sortir soulagé, tout son être résiste afin de retenir ce qui ne demande qu’à sortir, lui léguant dans les conduits une aigreur à préférer sur le moment le trépas à la vie. Du coup, contraint d’enfiler ses savates, il navigue jusqu’au lavabo, vide le magma dans la cuvette des WC, se rince la bouche, hésite à user du dentifrice tant tout effort le paralyse, et regagne enfin son lit duquel il doit expulser les chats dans un suprême effort, et qui ont squatté le creux dans lequel il love depuis la veille au soir.
Ne voulant point l’offenser avec ces horreurs, il épargne ces détails à son ami Jacques, pourtant étapes de sa renaissance. C’est l’épreuve la plus ingrate, bien qu’elle lui soit épargnée parfois, et alors, lentement, une détente se produit en lui, les bruits de tuyauterie se font comme un chant grégorien, plus réguliers, le ventre se détend, et comme par respect de la théorie des dominos si chère à nos stratège du Pentagone, tout s’enchaîne, la douceur reprend sa place, des cervicales au crâne, de la multitude des muscles jusqu’alors tétanisés à l’air qui enfle ses poumons désormais sans effort.
Il se croyait mort et envisage de joindre la cuisine. Oh, pas de suite, ne forçons pas le destin, ce dernier lui en tiendrait rigueur. Et c’est l’instant où il regrette la présence de sa femme, qui sentant le ressuscité gesticuler sur son grabat, entortillé dans ses draps, les repoussant avec des gestes brusques et néanmoins inefficaces, faisait chauffer une soupe dont le fumet achevait de le tirer de la torpeur. Comment faisait-elle pour remplir le bol au bon instant, car il n’y en avait qu’un, à ne pas rater, sinon il trébuchait sur un spasme, un torticolis pernicieux, et il en reprenait pour des heures, à chavirer d’un délire à l’autre.
Et c’est ce qui se passa hier au soir quand la nuit s’est faufilée dans son antre, avec l’incapacité de fermer les volets. C’est plus terrible de nuit, de devoir affronter la mort, même lente... Et c’est donc à l’approche des trois heures du matin, tiré d’un cauchemar par les chats et leur raffut, l’un voulant la place de l’autre sur la couverture, qu’il réalisa son aptitude à regagner le monde dans lequel il avait vu le jour. À pas de loup, à l’écoute de signaux éventuels lui intimant l’ordre de rebrousser chemin, et ce en quatrième vitesse. Mais non, vers trois heures du matin, il eut une pensée pour les Frères Jacques et leur façon d’évoluer dans leurs collants, et qu’il avait adoptée depuis ses longues années d’expérience pour revenir à la vie. On ne sait jamais...
C’est l’instant des bonnes résolutions, consulter son bon médecin qui le rassurera avec la tape sur l’épaule, toujours la même, si bien qu’à l’instant dit, il se contracte, de peur de chavirer tant le bonhomme est semblable à un hercule. Cette fois, il s’est contenté de deux œufs sur le plat et de ses quelques feuilles de blettes avant de se rendre devant son ordinateur. La salve était passée, jusqu’à la prochaine.
Un peu plus tard dans la matinée, il reçut de son ami Jacques un e-mail ainsi formulé. Courage, ami, que le soleil qui revient réchauffe tes boyaux. La mort qui toujours rôde « quelques encablures en avant » s’éloigne, l’été est là alors, à vendredi pour marcher dans la bonne ville de Paris. Je t’embrasse. Jacques. Lisant ces lignes, César se dit qu’il n’avait nul besoin de carabin, et pourquoi donc cet ami n’était pas rétribué par la sécurité Sociale ?...