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Billet de blog 16 septembre 2011

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Les vendredis de Sokolo " Un pensionnaire s'est échappé..."

Ce jour-là, des nuages anthracites se positionnaient à l'horizon, et il ne serait venu à l'idée d'aucun pensionnaire alors qu'il pliait sa serviette de table de s'aventurer dans le parc. Déjà, les femmes de service chargeaient leurs charriots, avec des tintements d'assiettes empilées et de couverts jetés dans des bacs.

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Ce jour-là, des nuages anthracites se positionnaient à l'horizon, et il ne serait venu à l'idée d'aucun pensionnaire alors qu'il pliait sa serviette de table de s'aventurer dans le parc. Déjà, les femmes de service chargeaient leurs charriots, avec des tintements d'assiettes empilées et de couverts jetés dans des bacs.

C'était un drôle d'instant, beaucoup restant pantois, sans savoir où se diriger, comme pris dans le tourbillon d'une circulation automobile au beau milieu d'une place.

Ordinairement, Alain Portelette grimpait les marches jusqu'à l'étage, s'étendait sur le matelas pour la sieste, et là, coupait les circuits. C'était ce qu'il préférait, à présent, la seule écoute de son cœur propulsant du sang jusqu'aux doigts de pieds, et dont lui parvenait un bruit de soufflet dans les oreilles. Il imaginait combien ce muscle devait être fatigué, depuis le temps, à rythmer sa vie dès sa naissance, si ça se trouve même au-delà, dans le ventre de sa mère.

Il imaginait l'existence comme la lente ascension vers l'à-pic d'une falaise, l'un derrière l'autre à piétiner, et sitôt qu'en tête de file un être basculait, les suivants mettait un pied devant l'autre, et ainsi de suite, depuis la nuit des temps. Il avait repris à son compte le thème d'un dessin découpé dans un magazine satirique, et qu'il avait suspendu au-dessus de son lit. Monsieur Alain, grondait la femme de ménage malienne, c'est pas bien de rigoler de la mort... Au garde à vous, accrochée au manche de son aspirateur, elle se gonflait d'indignation, et Alain Portelette revoyait son institutrice leur lire de son estrade La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf.

La taquiner était un plaisir quotidien, cette dernière se prêtant au jeu avec complaisance. S'il était d'humeur massacrante, enfermé dans un mutisme sans nom, elle ne manquait pas de le relancer. Ah, ce matin, monsieur Alain a un pied dans le vide au-dessus de la falaise... Il lui arrivait de découvrir des friandises dans le tiroir de la table de nuit, et cette brave femme, joues ballonnées, lâchait une multitude de sons étranges, mimant le pof pof d'un moteur curieusement sonore à chaque expulsion d'air, et niant l'évidence. Fichez-moi le camp, ôtez-moi ces chaussures crottées de mon passage. Ensuite, haussant les épaules, elle lançait son engin du bout de la semelle, cognait les pieds de lit, entamant une complainte africaine, avec parfois surgissant d'un couplet des paroles en français. Puisque je vous le dis, j'suis innocente...

Alain Portelette avait calqué ses occupations sur le défilement monotone de jours sans fin. Il n'en souffrait pas, non, mais chaque geste, même le plus insignifiant devenait évènement. Le réveil, la mesure de ce cube désigné à son arrivée comme étant sa chambre, l'évaluation attentive de la lumière déjouant les persiennes, l'écoute des bruits dans le couloir, les portes qui s'ouvrent, se ferment, l'odeur du café grimpant comme une ombre jusqu'à son oreiller et qui finissait par le faire se dresser. Une tête apparaissait après trois coups discrets. Pas encore descendu au réfectoire, monsieur Alain ?... L'instant de grommeler les premiers mots de la journée, peu nombreux et toujours prononcés à regret. J'arrive...

Certains profitaient d'une faveur de la direction d'être servi au lit, comme si tous les petits déjeuners avaient été remplacés par ceux d'un dimanche éternel. D'autres, comme lui, préféraient descendre les marches en titubant, cheveux en bataille, avec une pause sur le palier, pour bailler longuement, cramponnés à la rampe. La plupart écarquillaient les yeux au rez-de-chaussée, enroulés de leur robe de chambre, aspirant thé ou café dans l'indifférence de ce qui les entourait. La journée était lancée et tous avaient déjà vécu tant de choses, depuis le passage du camion des boueux qui les tirait du sommeil.

Franchissant la porte de cet établissement, Alain Portelette avait réalisé combien chacun de ses gestes deviendrait précieux, pourtant répétitif à l'identique d'un jour sur l'autre. Les premiers mois, il s'était fait cette réflexion, tuer le temps serait sa principale occupation jusqu'au jour où, il le comprit, aux aguets, le temps aurait raison de lui, lui subtilisant force et toute prétention, inexorablement. Ce midi-là, le réfectoire s'était vidé plus vite, à cause de bourrasques acharnées à démonter le parc, et dont on constatait les effets de la baie vitrée, les branches secouées, soudain souples comme des lianes, les feuilles se collant au double vitrage qui étouffait le son, et il avait la sensation étrange d'être en suspens dans un bathyscaphe, à contempler médusé un autre monde dans lequel il serait incapable de s'orienter.

D'un coup, une folie se dessina, celle de descendre les marches du perron, être rudoyé par ces rafales annonciatrice de pluie battante, peut-être d'orage terrifiant. Un instant, il s'était demandé si on le laisserait s'éloigner, mais seules les femmes de services occupaient l'espace, à tirer leurs charriots roulant. Le plus naturellement du monde, il ouvrit la porte vitrée sur l'extérieur.

Du perron, Alain Portelette huma l'air tel un animal, descendit les quelques marches et contempla le chemin encore mangé par des flaques de la veille. La température avait chuté brusquement, et il discerna le bout étréci barré par des arbres. Il se souvint des paroles de la psychologue, celle qui le visitait chaque mois, toujours un lundi matin. Vous devez retrouver goût à la vie. Il vous reste encore du bon temps à prendre. Oui, ce jour-là, ce qu'il désirait, c'était s'évader, atteindre le bout, tout là-bas, loin. Oui, loin, au-delà du bathyscaphe, patauger dans la nature.

L'établissement d'un luxe peu commun offrait un maximum de confort et on lui prodiguait maints égards, une exigence de sa famille, pour lui, qui toute sa vie avait travaillé à l'extérieur, tantôt dans les champs, tantôt dans les bois.

Quittant sa maison natale, il avait exprimé ce désir, un détour pour caresser des yeux son tracteur. C'était un vieil engin maints fois bricolé, repeint de l'année précédente, et sur lequel il s'était usé les disques de vertèbre. C'est à ce moment-là, lui disant adieu à sa manière silencieuse, qu'il réalisa. Il désertait la piste pour rejoindre les coulisses, comme les clowns de son enfance, disparaissait dans un mouvement de rideaux, et les spectateurs quitteraient la salle avant que l'on éteigne la lumière, repris par les bruits de la rue, leurs soucis et leur élans.

Chez lui, le mutisme dans lequel il s'était enfermé dernièrement irait s'accentuant, il savait tout ça, il savait aussi qu'ici, dans son nouveau lieu d'habitation, un parc lui permettrait d'observer tranquillement les fleurs sauvages, de croiser un animal interdit comme lui, comme au village, avec en plus une nuée d'infirmières à veiller de loin. Ce n'était pas vraiment des infirmières, mais personne n'avait réussi à lui ôter ce mot de la tête. À présent qu'il s'éloignait du bâtiment, autrefois transformé en colonie de vacances, il était tenté de bifurquer dans les taillis, de quitter la grande allée avec ses flaques, mais une dernière appréhension le stoppait.

Au loin, un roulement sonore accompagnait l'émergence de nuages boursouflés et il se dit, le ciel gronde et la terre va trembler. Il n'arrivait pas à oublier le jour de son arrivée, les conversations du personnel, dans lesquelles revenait sans cesse ce musicien retrouvé noyé. Un journal sur un guéridon, et le discours du directeur secoué par la nouvelle. En dépit des efforts de chacun, ce musicien ne s'était pas adapté à la vie d'ici, loin de son piano, et même si dernièrement il vivait dans un univers opaque, les doigts parvenaient à se poser sur l'ivoire sans jamais se tromper. Convaincant ses enfants, il avait exigé de réintégrer sa demeure en ville, et lors d'une banale promenade avait trébuché, sans doute assommé, s'était noyé dans quelques centimètres d'eau limpide.

Alain Portelette avait surpris les larmes de la femme de ménage malienne, et était resté sans voix devant celle chargée d'entretenir sa chambre. Des marguerites minuscules lui firent oublier un instant ce premier choc, et il en profita pour s'accorder une pause. C'est qu'il ne se déplaçait plus bien vite. Non loin de là, des graminées l'attendaient, et qu'il se promettait de visiter. Mais qu'il était difficile d'oublier les petits incidents de sa nouvelle existence et qui occupaient des trous, à force d'attendre du matin au soir les repas qui ponctuaient la journée.

Certains pensionnaires se bâfraient littéralement et il en avait été choqué, comme si ces derniers en voulaient pour leur argent. On ne se rend pas malade pour autant. Et ces verres de vin, ces pichets vidés par quelques-uns, et que les femmes de service remplissaient pour endiguer une fronde probable.

Le vent redoubla de violence, son souffle balayant le parc et Alain Portelette se posa sur un tronc. Il se souvenait du jour où, casque sur l'oreille, des hommes en cirés jaunes, avaient lancé la tronçonneuse, comme lui-même l'avait fait tant de fois. Le vieil arbre déraciné entravait le passage, aussi l'avait-on tiré en vue de l'emporter sur un gros camion. Peut-être serais-je encore là pour assister au spectacle, se dit-il...

Il allait reprendre sa progression quand l'image de madame Zimmerman le poursuivit jusque-là. La première fois qu'elle avait traversé sa chambre, contournant son lit à l'heure de la sieste alors qu'il avait coupé les circuits, il avait cru rêver... D'une démarche hésitante, elle s'était rendue à la fenêtre, avait effectué un demi-tour avant de ressortir, tirant la porte derrière elle, sans un mot. Regard hagard et complètement nue. Il avait appris qu'elle déambulait ainsi certains jours, visitant le bâtiment de fond en comble, et le personnel croisé, tout comme lui, assistait au spectacle, tétanisé.

Madame Zimmerman perdait ses cheveux par touffe et son corps cireux était couvert d'une peau ne parvenant plus à dissimuler l'intérieur de son être. Os et veines saillants laissaient une curieuse impression et sa façon de poser les talons intriguait, évoquant le tour de vis d'un plantoir effectué par les jardiniers. La direction avait préféré ne pas y prêter attention, se disant après tout, ce n'est qu'un incident mineur. Quand elle traversa de la même manière le bureau du directeur, ce dernier prit peur, se demandant comment se comporter, et ce fut la lingère qui le soulagea avec son explication. Madame Zimmerman termine toujours son circuit par moi. Et toujours quand ses vêtements sont sales et qu'on ne le a pas changés à temps...

À présent, ses déambulations se sont raréfiées, mais non dans les rêves d'Alain Portelette, à lui tendre la main afin de le guider vers la falaise sans transiter par la queue interminable, sourde à ceux qui protestent, tentent de les renvoyer dans la file. Et sur son tronc alors qu'il sent les premières gouttes, il les entend. Chacun son tour, comme à confesse !... La pluie s'est abattue d'un coup, alors que le tonnerre prenait possession du parc, une masse d'eau s'abattit qui le suffoqua et Alain Portelette prit peur. Là-bas, au rez-de-chaussée, ils avaient allumé les lumières en pleine journée et le rideau de la salle à manger avait été tiré en partie, comme pour minimiser le cataclysme de l'extérieur. Ils les devinaient, qui à papoter dans un couloir, qui à fixer l'écran du téléviseur, qui à faire la moue à la distribution des cartes de jeu, qui à soliloquer attaché à une rampe, qui à tenter d'expliquer à une infirmière, comme il disait, cette drôle de chose au ventre, à ramper comme un ver.

Scotché sur son tronc, il se sentait orphelin, sans pourtant ressentir le besoin d'un retour. Son tricot plaqué sur la peau propageait des frissons et des images remontaient, d'autres frissons sans pouvoir les situer dans le temps. Il pensa à ses enfants, si gentils, qui s'étaient saignés aux quatre veines pour l'installer dans cette maison confortable pourvue d'un personnel compétant, obligeant. Il repensa aussi au journal sur le guéridon, ce pauvre musicien et son piano, sa chute idiote dans un filet d'eau, la peine du personnel, les larmes de sa copine malienne, la femme de ménage.

Non, personne ici n'était malheureux, et tous ces petits moments de la journée tant attendus procuraient à la longue une sorte d'excitation, les odeurs de cuisine, et même une fois dans les couvertures, une fois le noir obtenu en tâtonnant vers la table de nuit, Alain Portelette soupirait d'aise, d'avoir traversé une journée sans problème, ayant évité bien des tracas, ayant supporté les habituelles douleurs qu'il n'évoquait plus tant elle lui étaient familières, atténuées par ses pilules.

Ah, justement, il les avait oubliées, celles-là, à force de décrocher, de couper les circuits à tous moments. Oui, tandis que l'eau dégoulinait sur son visage, il se rappelait, ce matin, enfin il lui semblait être descendu au rez-de-chaussée sans avaler son verre d'eau. Les médicaments devaient se trouver à la même place, dans le distributeur rempli chaque semaine par l'infirmière, en comptant comme à l'école. Durant cette opération, interdiction lui était faite de la distraire, pas un mot. Une limace traversait le chemin et il suivit sa progression jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Parfois, elle s'immobilisait comme essoufflée et il se demandait si cet animal avait le sentiment d'une présence, et comment il lui apparaissait sur son tronc. Faisait-elle ce trajet chaque jour, à la même heure, se déplaçait-elle au hasard, ou suivait-elle un itinéraire habituel, comme lui par beau temps le long des allées, ni trop près ni trop loin des autres pensionnaires, lui qui ne s'adressait à personne.

La psychologue lui avait reproché son isolement volontaire, de ne pas s'intégrer, d'ignorer les animations, de bouder la salle de télévision, hormis de brefs séjours à l'heure des informations. Ça, les infos, pour rien au monde il ne les aurait ratées. La musique d'ouverture surtout lui plaisait, et puis le plan rapproché sur la présentatrice si bien maquillée. D'années en années, elle perdait ses rides, ses yeux se bridaient, et jamais il n'aurait échangé sa place contre la sienne, à rajeunir d'un journal sur l'autre, jusqu'à quel point... Il chercha la limace, mais le chemin était désert, il était donc de nouveau seul. La pluie avait cessé et, avec ce ciel couvert, impossible d'évaluer l'heure.

Peut-être son absence avait-elle été détectée, et il pensa à la femme de ménage malienne qui devait être repartie dans sa famille, ne travaillant qu'à mi-temps, le matin à faire les lits, passer son aspirateur. Une fois, de retour de la buanderie, madame Zimmerman lui avait agrippé le coude, habillée de propre. On avait dû lui donner un coup de peigne comme à une poupée, et son peu de cheveux filant vers les épaules lui avait évoqué la transparence d'une toile d'araignée. Combien de temps était-elle restée accrochée ainsi, lui soufflant son haleine forte, mais lequel des pensionnaires y prêtait-il encore attention. Comme elle s'était approchée, d'une voix fluette et les yeux luisants, elle lui confessa. Tu ressembles à mon fils, qu'est mort à la guerre...

Ensuite, elle lui avait évoqué sa fille, qu'elle lui présenterait à sa prochaine visite. Elle s'était hissée ensuite sur la pointe des pieds vers l'oreille d'Alain Portelette. Je vais te dire un secret, ça me ferait plaisir que tu deviennes mon gendre... Elle était partie d'un grand rire en s'éloignant vers sa chambre, tandis que lui l'imaginait nue devant le directeur éberlué. Dernièrement, on avait installé un code sur la porte de madame Zimmerman pour prévenir ses sorties nocturnes inopinées. Ce matin, elle avait disparu de son lit, et personne ne comprit comment elle s'était procuré les numéros à tapoter sur l'écran. On la découvrit assise au rez-de-chaussée, dans l'attente d'être servie, devant un bol et sa serviette autour du cou, comme si de rien n'était.

De la vapeur pigmentait le parc à présent, un rayon de soleil zébra le pantalon d'Alain Portelette qui décida de réintégrer l'établissement. Madame Zimmerman lui avait promis la visite de sa fille à dix-sept heures tapantes...

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