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Billet de blog 17 juin 2011

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Les vendredis de Sokolo: «Saint-Louis...»

Il arrive de débuter un récit par une sorte de précaution d'une grande hypocrisie, et qui invite lectrices et lecteurs à ne pas confondre des personnages de fiction avec d'autres, de chair et de sang.

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Il arrive de débuter un récit par une sorte de précaution d'une grande hypocrisie, et qui invite lectrices et lecteurs à ne pas confondre des personnages de fiction avec d'autres, de chair et de sang.

Mais il arrive aussi que la réalité se hausse dans l'horreur à la hauteur de la fiction dans un premier temps, pour la laisser loin derrière au final, et auquel cas, sa simple narration suscite l'incrédulité. Il en sera de même avec Karl Brusch, personnage dont j'ai maquillé le nom, mort à ce jour, et je serai bien le dernier à ajouter, paix à son âme...

 Cet homme a tout d'abord été emprisonné, condamné à deux reprises à la peine capitale, puis acquitté, et je refuse de me plonger dans le déroulement des procès pour comprendre ce mystère. Non, je préfère vous transmettre ces lignes, dédiées à mon père défunt. Paix à son âme, ajouterai-je, si je croyais à quoi que ce soit.

Une fois libéré, sa valise défraîchie en main, Karl Brusch a grimpé dans un tramway, et son allure claudicante mais trompeuse, ne laissait soupçonner que cet homme qui venait de sauver sa tête savait où se rendre.

Il y a de cela quelque temps, William Schmidt qui s'était intéressé au sort de cet ancien commandant SS fut surpris d'apprendre que douze années après la guerre de 14-18 et suite à une blessure, Karl Brusch avait été amputé de la jambe gauche. Décidément, le très curieux William Schmidt avait du mal à s'expliquer la nature de cet ancien soldat des tranchées, et c'était bien dans son caractère de s'obstiner face à une difficulté. Mais le destin parfois relève de l'absurde, de détails insignifiants, et qui aurait juré pister cet homme jusque sur un autre continent, sinon William Schmidt. Tout ça à cause d'une réflexion idiote attribuée au commandant Brusch et rapportée par un témoin. Vous reverrez vos parents quand les poteaux téléphoniques refleuriront...

Il est vrai que de telles phrases, combien absurdes, résonnaient drôlement dans l'air glacé de Schirmeck. Il est possible d'en citer une ribambelle, toutes aussi dérisoires que cyniques, et on imagine qu'en d'autres circonstances personne n'y aurait attaché d'importance. Mais pas à Schirmeck, entre 1941 et 1944. C'est alors que l'enquête démarra, et qui conduisit William Schmidt dans ce village alsacien, en plein mois de décembre. Une route tournicotait jusqu'au col du Donon avant de plonger dans la vallée, avec des allures de Noël, et il aurait été facile de se laisser emporter par la rêverie, d'imaginer un traineau tracté par des rennes, glissant en froufroutant sur la neige envahissant la forêt, et ce matin-là, le givre avait été comme commandé pour lui tirer un sourire de gamin.

Qu'attendait-il de ce voyage, certainement peu de choses, juste une mise en bouche, vu qu'il en savait assez. Assez pour ne pas revenir sur sa décision. Vous comprendrez qu'il ne me sera pas possible d'entrer dans les détails, de vous livrer certains faits, pas plus que des circuits réservés à de rares initiés. Ceux qui, déterminés, vont jusqu'au bout de leur destin, et pour lesquels le but à atteindre n'est qu'une question de patience, une question de temps. William Schmidt ne saisissait pas toujours la loi des hommes, fluctuante et imprévisible, implacable un jour, clémente le lendemain, peu soucieuse des blessures, des plaies non cicatrisées en dépit du temps.

 Quand il vit le panneau à l'entré du village dénommé Schirmeck, ce fut un choc, une incongruité. Ce petit bonhomme en contreplaqué peint en blanc, au pied d'un poteau, Marché de Noël, du 13 au 21... Pourquoi donc avait-il imaginé visiter un cimetière, alors que la vie continuait. Il en aurait presque voulu aux habitants de leur désir de fête, soixante ans plus tard. Pressant le bouton de son appareil photo, il s'était demandé s'il n'y avait pas une forme de complaisance dans la douleur, à vouloir remuer tout ça, entretenir des idées noires, maintenir la lame du couteau dans la plaie. William Schmidt n'aimait pas ses examens de conscience récurrents, ébranlant ses certitudes, alors que tous ici, il s'en rendit compte, cherchaient à oublier.

Peut-être, parmi ces prisonniers qui s'étaient trouvés face au commandant Karl Brusch, lequel giflait immanquablement les nouveaux arrivants en préambule, les insultait, les fixant de ses yeux terrifiant, il y en avait pour préparer tranquillement au même instant, en ce mois de décembre, un sapin pour leurs petits enfants, à deux pas de l'ancien camp de redressement. Et quelle ne fut pas sa surprise de voir le baraquement de la kommandantur transformé en logement social... Discrète, une plaque rappelait les méfaits des SS et William Schmidt repensait à la sortie préférée du commandant Karl Brusch, Vous reverrez vos parents quand les poteaux téléphoniques refleuriront... Là encore, il avait tiré son appareil photo de son sac, marmonnant. Connard, mon père, je ne l'ai jamais vu...

William Schmidt savait être animé par la haine, savait qu'il se rendrait d'ici peu dans une bourgade en Allemagne, qu'il s'installerait dans une auberge tenue par un homme de l'âge qu'aurait eu son père, s'il en était sorti vivant, et qui boitait, une main parfois à la hanche où était fixée sa prothèse. Des témoignages l'indiquaient, les détenus attribuaient à la douleur physique les colères démentielles du commandant, au cours desquelles la vie des uns et des autres pouvait basculer d'un coup. Comme ça. À cause de l'humidité, du froid, mais aussi d'une mauvaise nuit. William Schmidt ne comprenait pas. Pour lui, la vie était dictée par une motivation, retrouver Karl Brusch, ensuite, il aviserait.

Ce qu'il ignorait, comme souvent ceux qui pensent obéir à un objectif planifié, c'est qu'à deux reprises sa volonté serait contrecarrée par des impondérables. L'un en Allemagne, l'autre en Afrique... Avant d'aborder la route en sens inverse, franchir le col du Donon entre une haie végétale saupoudrée de givre, il avait fait le tour de Schirmeck, roulant au pas, observant attentivement les rares passants et c'est à l'un d'eux qu'il avait demandé l'endroit précis de l'ancien camp de redressement. C'était un vieil homme, qui leva sa casquette en entendant les mots de William Schmidt, ces derniers lui coupant le sourire. Ahhh, le camp, lâcha-t-il avec un son guttural, comme étonné qu'un inconnu se souvienne de ça. Il tendit le bras, ajouta péniblement, au bout à gauche. Vous verrez une plaque... Puis, il murmura. C'est tout ce qu'il reste.

William Schmidt descendit de voiture, sortit son appareil, visa le baraquement avec cette fenêtre du côté droit qui l'intriguait, celle de l'ancien bureau du commandant SS Karl Brusch, protégée d'un rideau en mousseline ornée d'animaux et qui trahissait la présence d'enfants. Trop haute, la plaque était difficilement lisible, et là encore, il enclencha le bouton de son appareil. Sur la route, il consulta sa montre. Quatre cents kilomètres aller, autant au retour, moins d'une heure sur place, murmura-t-il...

Trouver l'adresse de l'auberge en Allemagne ne fut pas un exploit, suffisait de consulter l'annuaire téléphonique. Cet homme ne se cachait donc pas. Après avoir repoussé son expédition à plusieurs reprises, il s'était décidé enfin, avec en tête le témoignage d'un ancien détenu, sa vision des corps suspendus aux potences, dont celui d'un certain Auguste Schmidt, père de William. Aux dires du témoin, il ne fut décroché qu'au lendemain midi. Fumier, marmonna-t-il poussant la porte de l'auberge, reprenant à son compte les propres mots du témoin. Des fumiers...

Tout d'abord, l'ambiance chaleureuse du lieu le surprit, les clients parlaient fort, et parfois l'un d'eux hurlait comme s'il eut été en pleine nature, et lui revinrent d'autres précisions, livrées toujours par le même ancien prisonnier, ce besoin de brailler à tout bout de champ chez les SS, et cette obligation pour les détenus de courir, avec interdiction de se déplacer en marchant. Dans la salle du restaurant où une serveuse lui désigna une place près d'une baie vitrée, toutes ses obsessions semblaient surnaturelles, et William Schmidt se demanda s'il ne déraisonnait pas.

Un grand costaud, aperçu de dos alors que la porte des cuisines s'ouvrait par intermittence, s'affairait comme une marionnette, et lorsque la serveuse refit son apparition, William Schmidt s'informa. D'après cette femme d'un certain âge et qui usait d'un français à fort accent, c'était bien Karl Brusch, cuisinier hors pair. Si vous voulez, il sera ravi de vous saluer pour le café, après le départ du car de touristes... William Schmidt avait frémi, se contentant d'un plat, prétextant un rendez-vous d'affaires ne supportant pas le moindre retard. Vous avez tort, souvent c'est son frère aux cuisines, mais, ajouta-t-elle baissant la voix, c'est moins bon...

Les choses se compliquaient, ce frère inattendu rendait l'opération périlleuse, et William Schmidt détestait les imprévus, déjà persuadé d'un échec probable. La serveuse qui devait s'ennuyer, se colla à ce client pas comme les autres, attablé seul alors que tous ici s'agglutinaient bruyamment, approcha les lèvres de son oreille. Le chef, chuchota-t-elle évoquant Karl Brusch, et l'on sentait une fierté d'user de cette dénomination française, a une jambe de bois. En dépit de la situation, William Schmidt se retint d'éclater de rire. Ensuite, elle poursuivit d'un ton compatissant. Quand il a trop mal d'être debout, son frère le remplace. C'est pour ça, vous avez de la chance de tomber sur lui...

Et c'est alors que levant les yeux, il aperçut la cravache... Accrochée au-dessus de la caisse, la même qu'à Schirmeck, l'ancien détenu la lui ayant décrite en détail, en gardant un souvenir terrifié. Plus tard, la serveuse venue débarrasser s'étonna. Ça ne vous a pas plus... Vous n'avez touché à rien. Le chef va être vexé... Ne sachant comment s'en sortir, ce curieux client repoussa soudain sa chaise, se dirigea vers la caisse, après s'être excusé. Non, non, en fait, je n'ai pas faim... À la caissière, il posa cette drôle de question qui lui fit lever les sourcils. Je peux vous prendre en photo, là, derrière votre caisse enregistreuse ?...

Le flash lança son éclair et, rangeant son appareil, William Schmidt aperçut à trois mètres de là le visage de Karl Brusch sorti de sa cuisine, et qui le fixait avec insistance. S'était-il rendu compte que l'objectif visait la cravache ? Ce fut le moment d'entendre le son de sa voix, quand l'ancien commandant SS lui tendit une carte de visite. À bientôt monsieur, j'espère... Les bras chargés de paquets, le frère jumeau de Karl Brusch pénétra dans l'auberge, étonné que le cuisinier préféré des clients s'essuie les mains à son tablier, comme surveillant de la baie vitrée la disparition d'une voiture immatriculée en France.

Au moment où l'avion atterrissait à Dakar, William Schmidt s'en voulait d'avoir trop tardé. L'ancien commandant de Schirmeck et son frère avaient émigré au soleil et, là encore, on lui avait transmis tout bonnement l'adresse de leur nouvelle résidence à Saint-Louis du Sénégal. Comme tant d'européens, hommes ou femmes, dont beaucoup de gens modestes, ils allaient passer leurs derniers années tels des nababs, entourés de serviteurs dévoués, et il n'était pas rare que des expatriés cèdent aux avances de locaux, avides d'une nouvelle histoire avec un conjoint qui aurait pu être leur fille ou leur fils, voire leurs petits-enfants. William Schmidt ne cessait de s'interroger, peut-être pour se donner du courage, atteignant la fin de son scénario.

Aucune précision n'avait pu lui être fournie sur les raisons de l'internement d'Auguste Schmidt, son père. Concernant la couleur brune destinée aux tziganes, ou l'étoile jaune, il n'avait aucun doute, mais portait-il un insigne rouge, celui des politiques, ou plutôt bleu, celui des homosexuels ? Mais pourquoi donc, pestait-il posant le pied sur le sol sénégalais, s'étaient-ils tous acharnés lors du démantèlement du camp en novembre 1944 à piller la baraque de la kommandantur, quand ce n'était pas à détruire rageusement les traces de ces quatre années, réduisant à néant toute recherche ? D'abord les SS dans leur fuite, précédant les habitants de Schirmeck pris d'une furie vengeresse, ensuite l'armée alliée. En dernier recours, il y avait bien le Service International de Recherches basé en Allemagne, mais qui n'avait confirmé que le passage d'Auguste et sa pendaison.

Il gagna directement une plage, repéra sans difficulté le grand fromager où l'attendait un trafiquant dans un camping-car, chargé de lui remettre une arme. Alors qu'il croyait avoir affaire à un africain venu de Guinée Bissau, un vieillard blanc et maigrichon s'avança vers lui en tongs, sourire aux lèvres et bras tendus. Jamais il n'aurait cru qu'un type à l'allure de touriste le réceptionnerait ainsi, en short et bob sur le crâne. C'était un drôle d'énergumène, de longs cheveux blancs lui tombant aux épaules, et qui en aucun cas ne pouvait passer inaperçu. Invité à prendre place à l'intérieur du véhicule, William Schmidt écouta les instructions du trafiquant, et c'est en jetant des regards mélancoliques sur les vagues que ce curieux personnage expliqua le maniement du pistolet. Vous tenez vos bras bien tendus, et coupez votre respiration au moment de presser la détente. Puis, précisa-t-il avec un clin d'œil, ça fait du bruit...

William Schmidt s'engouffra dans un taxi-brousse, et commença la longue remontée vers le nord, étonné de tous ces baobabs poussiéreux qu'il s'était imaginé plus imposants. À Saint-Louis du Sénégal, la chambre d'hôtel était réservée, et la crainte que Karl Brusch se souvienne de ce client français le taraudait. À mesure que les cahots le rapprochaient de l'échéance finale, l'inquiétude grandissait. Allait-il être à la hauteur ? Assis sur le seuil, un gardien sans âge, grisonnant et édenté, homme à tout faire, montait la garde sur un tabouret. En appui sur le mur, il somnolait, mais bien malin qui aurait franchi la porte battante à mi hauteur sans qu'il ne soulève une paupière. La nuit, de même, et il était comme rivé à son siège.

Les jours qui suivirent, ce veilleur devint un mystère pour William Schmidt. Quelle que soit l'heure, le gardien restait fidèle à son poste, menton sur la poitrine, dodelinant avec la pénombre. L'ancien commandant SS s'était absenté ainsi que son frère, mais chacun dans deux endroits opposés du pays, et la jeune femme qui l'accueillit à la réception lui indiqua sa chambre. Comme en Allemagne dans l'auberge, de suite, il repéra la cravache, suspendue à un clou à l'entrée du couloir menant dans la cour intérieure. Comme à portée de main. Et il se tourna machinalement vers le gardien penché dans sa direction qui l'observait à travers ses paupières de son tabouret, maintenant le portillon ouvert de la main. Ce dernier avait pour fonction, il s'en rendit compte immédiatement, de laisser passer l'air tout en stoppant divers animaux en liberté dans les rues.

C'était une ancienne bâtisse coloniale comme il y en a tant à Saint-Louis du Sénégal, mais contrairement à la plupart, restaurée et ne croulant pas dans l'indifférence générale. Les longues balades pour patienter, dans l'attente de Karl Brusch, lui donnaient le bourdon. Trainer ses savates dans ces rues, c'était comme s'égarer dans une ville fantôme, désœuvré, n'osant sortir sans son arme trimballée partout dans son minuscule sac à dos, de peur que la sénégalaise qu'il pensait être l'épouse de l'ancien commandant ne la découvre en faisant le ménage. Et puis un matin, William Schmidt atteignit la fin de son voyage. Brutalement et sans s'y attendre.

Sa serviette sur l'épaule, il sortait de la douche, son éternel sac à dos dont il ne se séparait jamais même aux toilettes, à la main, quand un 4X4 aux vitres noires barra le haut du portillon. Le tronc du gardien apparut au-dessus du panneau de bois, quelques mots furent échangés, une portière claqua tandis que William Schmidt tirait lentement l'arme de son sac à dos, ôtait le cran de sureté. Un instant, il eut la crainte que le gardien ne survienne en premier avec des bagages, mais ce fut un Brusch méconnaissable qui poussa le portillon, visage défait par une longue nuit au volant. Même alors, une identique image poursuivit le français, Auguste, suspendu à la potence sur la place de rassemblement du camp de redressement, toute une nuit à Schirmeck. Alors, il tendit les bras comme le trafiquant le lui avait montré en visant sans se cacher un sénégalais sous le fromager, et le coup partit. L'homme s'écroula comme une masse, tandis que William Schmidt se disait, le bruit résonne de façon plus assourdissante que ne m'a prévenu le trafiquant. Ses oreilles bourdonnaient encore quand, dans son dos, il perçut une démarche asymétrique, un grognement coléreux et, tournant la tête, il aperçut Karl Brusch qui brandissait sa cravache...

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