Le coup de fil était de Pierrette Focachon, et Lise se souvient avoir porté un œil torve sur le réveil. Qui ça peut être, à trois heures du matin, un jeudi?... Son premier réflexe avait été de se tourner sur le côté gauche après avoir tapoté l'oreiller, mais la sonnerie s'était prolongée au-delà du raisonnable. Elle avait glissé ses pieds dans les chaussons à tête de Dingo en bougonnant, justement offerts par Pierrette, collègue devenue amie au fil des ans.
Au départ, elle n'avait pas trop apprécié cette blonde toujours nippée avec des vêtements extravagants, des trucs impossibles à porter, sauf à se serrer la ceinture, c'était le cas de le dire, jusqu'à perdre combien, dix kilos ? Allons, soyons honnête, s'alléger de quinze minimum pour espérer la concurrencer.
Mais ce qui l'avait le plus agacée, c'était le maquillage outrancier, étalé à la truelle, et elle avait beau chercher, jamais elle n'avait croisé un tel phénomène. Des yeux, avec du violet comme un coquart, mais des yeux... de hibou ! Blandine, la sœur de Lise, qui s'était invitée avec sa valise depuis qu'elle avait surpris Cédric dans la voiture, sur le parking, tiens, en bas de l'immeuble, à peloter la voisine de palier, s'était exclamée le jour où elle était venue la chercher à la Poste. Non mais, en plus à l'accueil, je te foutrais ça au chômage...
Ensuite, elle avait ajouté, une de ses spécialités qui faisaient regretter à Lise de n'être pas née enfant unique. Une pétasse pareille, si j'étais mec, je l'enculerai à sec ! Si, si, c'est son vocabulaire, et Lise redoute qu'elle ouvre la bouche quand sa voiture est en panne, redevable de sa frangine qui klaxonne devant l'agence. Alors qu'elle l'héberge, gratos. Parce qu'elle, Blandine, est réellement au chômdu, et comme Cédric n'est plus là pour raquer, c'est Lise, tout naturellement, qui prend la relève.
Forcément, depuis son arrivée, elle tire le diable par la queue, nouilles patates, le tout à l'eau, rehaussé d'une noix de beurre. Enfin, de margarine. Parfois, l'envie d'éjecter son baluchon sur le palier la travaille, pour ce qu'elle est reconnaissante... Mais ne sortent-elles d'un même ventre ? Hélas...
Lise avait poussé ses Dingos dans le noir, en recherche du mur. Ensuite, il lui avait fallu contourner le matelas où Blandine ronflait comme un sonneur, même pas dérangée par cette foutue sonnerie. Ce qu'elle redoutait, c'est de s'affaler, n'ayant pas eu le temps de localiser son campement, de nuit.
Une fois dans l'entrée, elle avait décroché. Ouais, c'est qui ?... Elle avait eu conscience de meugler plutôt que de parler, mais qu'importe. Au bout du fil, rien, peu de chose, un soupir. De suite, elle avait compris, c'était Pierrette Focachon. Souvent, cette dernière lui conseille de causer autrement, déjà avec ses allures de déménageur, son cou laiteux, les rencontres se font rares. Les hommes qui s'intéressent à Lise trompent généralement leur femme, un coup de piston à la va vite, passage sous la douche à cause des odeurs, et un rouquin au nez proéminent avait sorti sa propre savonnette, convaincu que sa femme le reniflait tous les soirs sur le seuil au moment de l'embrasser. Et puis, quelques chtarbés, parfois sympa, mais aucun pour un bout de chemin ensemble.
Allo, c'est toi, Pierrette ?... Toujours dans le noir, elle avait perçu sa frangine se tourner en rouscaillant. Tu peux parler moins fort, merde !... Lise avait englobé bouche et récepteur de la paume. Pierrette, c'est toi, je le sais. Dis-moi... Son amie avait bien soufflé deux, trois sons, d'une voix mouillée de larmes, et seule la respiration forte restait ininterrompue, celle de qui s'est enfuie devant un danger, à bout de force et terrorisée. Lui revirent alors les confessions de cette femme au maquillage de tragédienne hallucinée, vivant à l'autre bout d'Alfortville.
Pour regagner la cité, Pierrette Focachon remonte l'Avenue de la Liberté, avant de s'engouffrer dans le passage piéton souterrain et bas de plafond, sous la voie ferrée. Chaque soir, elle ferme les yeux au moment d'amorcer le virage, une douleur au creux de l'estomac. Les gamins ont encore brisé les ampoules. Elle sursaute au passage du train, main sur le cœur à se maîtriser. Quelle idiote ! Jamais je ne m'y ferai... Passer de l'autre côté, l'affaire de trente secondes, avant de retrouver son univers, les lumières des tours de quatorze étages qui l'éblouiront.
Elle pense à Marco. Où est-il encore ?... Elle n'aime pas arriver en retard comme certains jours. Dix ans, c'est trop jeune pour traîner. Avec ses copains, il joue le long du ballast, seulement, depuis le départ du père de Marco, comment faire... Monsieur Rougier a bien proposé ses services. Celui-là, à me lorgner de son premier étage... Avec ce sourire qu'elle déteste, cet empressement. Elle l'évite, un sale bonhomme. Tout à l'heure, en s'introduisant dans le tunnel, elle a justement eu une pensée pour son voisin, là dans ces odeurs d'urine qui soulèvent le cœur. De nouveau, elle se promet de trouver un autre logement, une démarche repoussée chaque année.
Un soir, à la sortie du passage souterrain, la cité lui était apparue étrangement sombre. Bloquées sur la chaussée, les voitures laissaient tourner leur moteur, libérant des jets de vapeur blanchâtre. À la vue du gyrophare, Pierrette avait compris, un drame s'était produit. Guidées par des policiers en faction, des ambulances se frayaient péniblement un passage. Des camions de pompiers bloquaient l'accès de l'immeuble. Soudain, une rumeur avait monté parmi ces gens tassés, des flammes s'échappaient de la façade, suivies d'une épaisse fumée. C'est alors que Pierrette Focachon avait senti l'odeur du carbone, inquiète pour son fils. Il arrive à son gamin de regarder la télé en l'attendant, et c'était bien la première fois qu'elle souhaitait qu'il soit sur la voie ferrée, à lancer ses pierres.
Tremblant sur ses hauts talons, elle se tordit la cheville, se rattrapant au premier coude. Elle entendit la voix désagréable de monsieur Rougier la tutoyer. T'es encore plus belle quand t'as peur. J'parie que tu t'inquiètes pour ton Marco... Hébétée, elle avait adressé un regard suppliant. Peut-être savait-il quelque chose... Dites-moi où il est... je vous en supplie. À la faveur d'un mouvement de foule, le voisin du premier s'était pressé contre elle. Avec suffisamment de recul, Pierrette l'aurait certainement giflé. Si elle avait pu...
Comme il avait tenté de plaquer ses lèvres sur son cou, elle s'était dérobée, réussissant à ôter sa chaussure puis à le marteler du talon aiguille. Sans s'en rendre compte, des mots orduriers, ceux reprochés parfois à Lise, sa seule amie, avaient accompagné son geste, et elle avait dépensé tant d'énergie que des gouttelettes de sang avaient fini par marbrer le visage de monsieur Rougier. Elle avait cogné d'autant plus que celui-ci gémissait, elle cognait pour cette cité qui pouvait bien disparaître sous les cendres, elle cognait pour ces saletés proférées par des hommes dissimulés dans le tunnel à l'approche de femmes seules, elle cognait pour le père de Marco et ses visites inopinées dont elle ne voulait pas, elle cognait aussi pour ce maudit môme qui ressemblait tant à son père.
Elle tapait toujours, quand une main avait tiré son blouson. C'était Marco qui la réclamait, larmes aux yeux, et qui avait pris peur. Par quel hasard avait-il retrouvé sa mère dans la foule ? Comme Monsieur Rougier avait disparu discrètement, Pierrette avait été secouée d'un rire nerveux.
Lise avait glissé dos au mur, jusqu'à s'asseoir sur le carrelage dont elle percevait le froid au travers de son vieux jogging recyclé en pyjama. Pierrette parlait dans le combiné entre deux hoquets, reniflait bruyamment, sa voix perdue parfois dans des gargouillis à peine audibles. Tout se brouillait dans ce que Lise entendait à présent, les précédentes confessions de son amie de la Poste, cet incendie du mois dernier dans la cage d'escalier voisine, le passage du tunnel avec ces remugles de pisse, et ce monsieur Rougier à la harceler jusqu'aux poubelles, à la cave, et cette fichue minuterie mal réglée qui la laissait dans le noir, avec lui en embuscade. Chez elle, tout comme Lise, Pierrette Focachon affectionnait le jogging loin des regards, un modèle râpé avec des poches aux genoux et aux fesses, et il lui arrivait de penser aux collègues, incapables de l'imaginer ainsi, sans maquillage, à toujours remonter lestement ce pantalon à l'élastique détendu.
Bâillant, Lise écoutait en triturant les oreilles de ses Dingos, puis se donnant des tapes sur les joues pour émerger de sa nuit, redoubler d'attention, quelque chose allait de travers, sans deviner quoi. Son amie était une femme solide, pas du genre à gémir pour un pet de travers, une battante, habituée à vivre à la dure, depuis l'enfance, et même lors de leur séparation, le père de Marco avait reconnu être admiratif devant son sang froid, la clarté de ses remarques, de sa vision de l'avenir seule avec son fils, avec ou sans pension alimentaire, avait-elle précisé. Et c'était lui qui avait insisté devant son orgueil, y a pas de raison, c'est mon fils, j'assumerai, quitte à faire plus d'heures supplémentaires et bouffer du riz à l'eau matin et soir...
Un jour, à la pause de midi, elle avait confié à Lise, à propos du maquillage qui faisant tant jaser. Tu sais, sans, c'est comme être nue en pleine rue. Puis, elle avait ajouté, baissant les yeux, c'est la seule façon de me cacher... Lise avait hésité à demander des précisions, mais son amie avait coupé court, d'un ton péremptoire. Au fait, avec ta frangine, ça s'arrange, la cohabitation ?... Non, et son seul espoir, c'était qu'elle se rabiboche avec son Cédric, le seul type du département à la supporter quarante huit heures d'affilée.
Au moment où Pierrette se mit à sangloter, Lise se lissait les cheveux, usant des doigts comme d'un peigne, bâillant pour la énième fois. Quel cauchemar, se dit-elle, et demain... au boulot. Patiente, elle attendit la fin de cette longue plainte dépourvue de mots pour l'exprimer. Puis, avec l'oreille tendue en direction du matelas où les ronflements avaient repris, elle l'engagea à dire. Dire la raison de son appel à trois heures du matin. Trois heures trente peut-être, à présent... Ce fut difficile, pour son amie de s'exprimer, pour elle, de comprendre les sons transmis par le téléphone.
Articule, ma chérie... Alors, un message lui parvint. Il est revenu... ce salaud ! De suite, Lise repensa à ce fameux monsieur Rougier, la poursuivant dans la cave, excité sans doute par ce pantalon de jogging glissant à chaque mouvement. Elle se souvenait aussi de la façon, dont elle cherchait le témoin grésillant de la minuterie, une fois le noir revenu, accrochée à son sac poubelle.
Les mots qu'elle craignaient la glacèrent. Il m'a violée... Le salaud... Toujours adossée au mur, fesses sur le carrelage, Lise se désespérait, impuissante à argumenter une consolation. Sans doute faudra-t-il la rejoindre. Sa voiture encore en panne, elle subtiliserait les clés de la R5 pourrie de la frangine, se glisserait sur le palier sans claquer la porte. S'il le fallait, elle terminerait sa nuit là-bas, dans la cité le long de la voie de chemin de fer, la ligne Paris Lyon.
À la dernière Saint-Sylvestre chez son amie, le cerveau embué d'alcool, elle avait renoncé au trajet jusqu'à son appartement, s'était enroulée dans une couverture sur le canapé. Le jour allait se lever et elle n'avait pas fermé l'œil, sursautant aux passages de trains, chaque fois tirée des prémices d'un rêve, une torture dont elle se souvenait encore, le roulement métallique sur les rails, la caisse de résonance de la cité... Mais comment peut-elle vivre ici, bon dieu !
Les pleurs avaient cessé, laissant place à un silence saturé et qui la mit mal à l'aise. Écoute, je viens, le temps de passer un vêtement... Si, je t'assure, immédiatement, et puis, dans la matinée, on file au commissariat, porter plainte ... Mais comment est-il entré, ce sale mac ?... Elle s'était trompée de mot, mec, mac, trouvant inutile de rectifier. Curieusement, Pierrette s'inquiéta de leur absence au boulot. On s'en fout, tu comprends, on s'en bat les... enfin, merde, quoi ! Dans la vie, faut savoir ce qu'on veut. Il va le payer ce salaud de Rougier. Et comment est-il rentré, bon dieu ?
Les pleurs reprirent, comme un reste, un fond de cuve, plus légers, plus courts aussi. Mais, c'est pas Rougier... C'est le père de Marco, il a toujours les clés, passe parfois à l'improviste voir son fils, et tente de m'entraîner dans la chambre. Tétanisée, Lise écoutait la première évocation de son mariage raté. Quand il débarque, c'est qu'il a bu. Elle l'entendit déglutir. Beaucoup bu... Généralement, il titube, j'ai pitié, et l'autorise à s'affaler dans ton canapé, tu te souviens, de notre jour de l'an ?... Si elle se souvenait... J'ai hurlé tellement fort, que l'autre a surgi. Comme souvent, la clé du père de Marco était restée sur la porte, et Rougier s'est dirigé vers la chambre en tonitruant. Qu'est-ce qui se passe, bordel !!!
Ensuite, il a braqué une carabine sur le père de Marco et Pierrette a cru qu'il allait le dézinguer. Il était hors de lui. D'un geste vif, du canon de son arme, le voisin a désigné le couloir. Fous le camp, salaud. Il a jeté ses fringues et claqué la porte. La voix cassée, Lise demanda. Et alors... Son amie était lancée, comme soulagée de transmettre si vite son agression qu'elle avait crue coincée au fond de la gorge.
Ben alors, c'est étrange... Monsieur Rougier semblait tourneboulé par je ne sais quoi. Il a trifouillé dans la cuisine, m'a porté un café, est retourné chez lui. Sans un mot. Depuis le début, une question brûlait les lèvres de Lise. Et Marco ?... De son carrelage, ce fut comme si elle voyait le haussement d'épaules de son amie de la Poste. Oh, tu sais, avec lui, il en a tellement vu... Lise soupira. Écoute, je m'habille, dans un quart d'heure je frappe à ta porte. Ça te va ?... Puis, elle ajouta. J'emporte mes Dingos... Pierrette Focachon retrouvait peu à peu la voix qu'elle lui connaissait, laissant même échapper un rire discret. T'es vraiment une chic fille. J'ai le temps de me maquiller...