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Billet de blog 19 août 2011

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Les vendredis de Sokolo «L'souglou»

De bon matin, Biturin avait sursauté. Encore ce souglou au moment de tremper sa tartine. De quoi s'ébouillanter. Maudit souglou !

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De bon matin, Biturin avait sursauté. Encore ce souglou au moment de tremper sa tartine. De quoi s'ébouillanter. Maudit souglou ! Pour ceux qui l'ignorent, ceux qui préfèrent la Bretagne et ses galets, son crachin, ses crêpes, sarrasin ou froment, le Sud et ses coups de soleil, ses campings bondés, il existe d'autres lieux de réjouissance, sans être sur-tassés, sans risque de croiser son voisin, celui qui réveille le quartier à coups de marteau dès l'aube le week-end, à bâtir son pavillon depuis dix ans...

Né à Courpoil, commune d'Èpieds, 420 habitants en 1793, 374 en 2008, Biturin y avait croisé Lolotte à la maternelle, et depuis ne l'avait plus quittée. Ça arrive. Rare, mais possible. Pour preuve, tout un tas de clichés retrouvés dans un album, dont je vous ferai profiter au fil des lignes, sélectionnant les plus représentatifs de l'existence de Lolotte et Biturin.

Je sais, déjà ça rouscaille, avec des noms pareils, c'est que des menteries, des histoires à dormir debout... Détrompez-vous, vous en serez pour vos frais. Ce n'est pas le marronnier de l'été, selon l'expression journalistique, un micro tendu sur une plage, à récolter les âneries des congés payés, destination un journal féminin. Ici, dans la Thiérache, pays des églises fortifiées, la crise a balayé l'environnement, fauchant villages et bourgs comme le firent les allemands en 14-18, et autant vous dire que la Croix-Rouge a d'autres chats à fouetter en cette période que de ramasser les éborgnés, les éclopés, tous les kékés qui invectivent le mauvais sort, bras brandis vers le ciel. Il est vide, le ciel, bande d'andouilles !

Et puis, là où sokolo vous transporte d'un coup de baguette, si le bleu du ciel a quasiment disparu derrière le gris des nuages, les kékés se sont évanouis discrètement, aussi incroyable que cela puisse paraître. Ici, vous descendez de voiture en oubliant le portefeuille sur le tableau de bord, sans même un tour de clé. Pas un quidam à l'horizon. Des rideaux parfois troublent une fenêtre, une ménagère trottine vers une boulangerie avant de retraverser la rue dans l'autre sens, sans considérer la chaussée. Seul le commerce du pain a survécu, et encore, question gâteau, vous serez marron... En cas de bourdon, je vous déconseille une escapade dans ces localités, vous y perdriez l'envie de prolonger l'existence, regard désespéré vers les maisons inoccupées, les commerces à l'abandon, une quincaillerie en vente chez le notaire du coin. Vous êtes prévenus. Dans ce périmètre, la peste a déroulé son ombre, lessivé les trottoirs. Âmes sensibles, passez votre chemin, cette histoire n'est point pour vous.

D'emblée, dès les premières lignes, le ton a été donné, Biturin a l'souglou de bon matin, et qui lui ruine la constitution jusqu'au coucher. Vous ignorez ce que c'est, l'souglou, sans doute ! En patois picard, avoir le hoquet, mais uniquement dans ce pays, ailleurs, c'est autre chose, car ici la météo se mourgache plus souvent qu'à son tour, opacifie le soleil avant le déluge, avant la mitraille en 14-18, avant les plans sociaux à répétition, avant les trahisons des gouvernements de gauche, avant les crises économiques depuis l'an 2001. Ce que la guerre mondiale n'a pas réussi, la bourse va y parvenir. Ratatiner les kékés, laminer la région, vider les poches des miséreux, leur tordre le cou, leur courber l'échine jusqu'à la moquette, les réduire à rien, eux qui n'étaient pas grand-chose.

Le paysage se profile, modelé d'un avatar à l'autre, les bourgs battent de l'aile, et si vous désirez une bonne table, vous en mettre plein la lampe, grimpez dans votre auto, appuyez sur le champignon, quittez l'endroit à fond de train avant d'être contaminés, on y meurt d'ennui, de faim, d'espoir, ce qui n'empêche pas d'y croiser maints cortèges de mariages, et dans une cour, se dressera peut-être un mat de mariés orné d'un chiffon coloré. C'est un lieu de villégiature pas ordinaire, vous épaterez la galerie, passerez pour une ou un original, voire un demeuré, c'est selon, mais serez satisfait des réactions, de l'admiration suscitée suite à la témérité d'oser un pied chez les kékés, fouler le sol de ces bourgs, hasarder un œil au travers d'une devanture zébrée de toiles d'araignées, noter un numéro de téléphone dégotté sur une affichette fadasse, celle d'une agence immobilière, dont sans doute le gérant a mis la clé sous la porte depuis des lustres. Vous aurez tout pour rien, mais ce tout n'est rien, justement, quand la vie a fui, on se demande, où s'est-elle glissée, et comment...

De grâce, ne tombez pas en panne d'essence, vous vous tourmenteriez en scrutant le virage. Pour faire bref, de Courpoil où ils virent le jour, se sont connus, se sont fréquentés puis unis pour le meilleur mais surtout pour le pire, Lolotte et Biturin ont déguerpi au large, un sursaut salvateur, pour longtemps sillonner la France, montant et démontant un chapiteau d'une place à l'autre sur les traces d'un cirque, satisfaits d'offrir du bonheur aux enfants, accordant des entrées gratis, pour le plaisir d'un regard émerveillé vers leurs parents. La vie est ce qu'elle est, et je serai le dernier à la dénigrer. Et comme dans la chanson, on veille, on pense à tout à rien, on écrit des vers de la prose, on doit trafiquer quelque chose en attendant le jour qui vient... Un jour ça va, le lendemain, on fait avec. Mais atteignant la Thiérache, un autre poème m'a secoué les tripes, remontant du quinzième siècle et qui vous est familier. Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis, car se pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci...

Sitôt dans l'emplacement, vous vous mettez en quête de condamnés, animant les potences de leurs orteils, battants de cloches sous le blizzard, et qui parfois surprennent, surgis de fermes vétustes, à vous lorgner, farouches comme en présence de martiens garés derrière un bosquet, s'extirpant de leurs soucoupes en plein mois d'août, sous un ciel grisouille entre deux averses, avant d'hausser les épaules. Une erreur. Oui, vous avez la sensation d'être arrivé là par inadvertance, et si je n'étais tombé sur cet album, ce Biturin et cette Lolotte, je vous aurais caché mon équipée malheureuse. Figurez-vous, le hasard en étant seul responsable, dans un bourg, je bute sur la dernière entreprise de ces deux amoureux, leur commerce de restauration rapide.

J'arrive trop tard, c'est bouclé, un volet de bois condamne la porte et un rideau de fer la devanture. Pas besoin de questionner un passant improbable pour saisir l'historique, pas plus que de jeter un œil dans le livre de comptabilité.

Plus loin, la boucherie-charcuterie n'incite guère à ébranler la barre métallique couchée sur la porte. Un décor de théâtre, juste bon à refléter le trottoir en face, et on imagine les occupants partis jambes à leur cou. C'est ainsi dans maintes provinces du pays de France, des rues désertes, des commerces inexistants, comme dans mon village. La bourse au pouvoir, et les maffieux aux manettes. Les kékés au dépotoir. La modernité, j'vous dis. Mais Lolotte ayant disparu, Biturin était secoué par son souglou dès l'aube.

 Et oui, c'est une histoire ordinaire, ne réclamant point maints épisodes, ni plus d'atermoiements. Lolotte partie, le matin au réveil, Biturin se débat avec de longs et méchants rêves sans queue ni tête, mais qui tous se complaisent à lui rappeler qu'hier encore... Peu importe de quelle façon cet homme s'est trouvé sur mon chemin, et quelles furent les conditions pour qu'il accepte de me guider dans sa Thiérache natale. En ce mois d'août, lui assis à mes côtés dans mon véhicule, nous avons erré d'églises fortifiées en campagnes verdoyantes, mais sauvages en diable. Ici, villages et bourgs se succèdent, et pour y accéder, on plonge vers de ridicules vallées avec appréhension, avant de tournicoter sur des raidillons bordés tantôt de haies, tantôt de bosquets. Posées dans des prés, des vaches à la robe blanche et noire témoignent d'un reste d'activité, des moutons nous dédaignent, et dans des fermes des hangars en tôle dégorgent de monceaux de fumier, expulsant leur vapeur après la pluie. Biturin tend l'index, je donne un coup de volant, à deux pas de sa nouvelle demeure.

En limite communale, je l'aperçois. Une roue de métal récupérée d'un tombereau aidait la barrière à pivoter, et qui désormais doit entraver l'exercice. C'est là. Frères humains, vous qui après nous vivez... Ayant oublié son porte-monnaie, il me fait signe de patienter, et tient à m'offrir un verre, car nous avons décidé de pousser jusqu'à Saint-Quentin, dans une brasserie fréquentée à l'époque de son jeune temps aux côtés de Lolotte. Comme sa maison est mal en point, et comme cet homme en ressort sur son trente et un... C'est un grand jour, certainement, et du ciel s'abat sur notre périmètre un rayon, oui, un rayon de soleil sans doute touché par la scène, deux humains en recherche de leurs contemporains, et qui s'éloignent pour un moment vers une grande agglomération, en manque d'éclats de voix, en manque d'inconnus devant qui l'on s'efface et je sais déjà qu'il multipliera les excuses. Pardon... Sur la route, je l'interroge, et ces souglous impromptus, toujours au matin ? T'as consulté un médecin ? Tu sais, parait que le pape Pie XII en est mort, du moins selon mon père aimant à rappeler l'évènement. J'hésite à ajouter, le pauvre, suite à la complaisance du Vatican envers les nazis.

Mais nous parlons peu et je le laisse à ses émotions quand il s'achemine vers sa première église fortifiée. De loin, j'observe, me dis, d'ici quelques heures, il sera de nouveau seul, entre souglou et Lolotte disparue. J'ai cru comprendre qu'elle lui tire les pieds, de nuit, le contraignant à soulever les paupières inutilement, bouche ouverte, essoufflé comme après une course folle, et les draps trempés. Mais il revient et nous empruntons une départementale, en route à présent vers la grande ville, dans cette brasserie dont il m'a tant parlé, où il suçotera une glace tel un enfant, offerte par votre serviteur.

De lui me resteront deux images, la première devant sa portion de dessert, ses deux paires de lunettes, l'une sur le nez, l'autre pour voir de loin et qui pendouille au bout d'une ficelle, et la seconde sur les marches de son domicile, à faire le clown, frappant à son volet, et derrière lequel plus personne ne répond.

Frères humains... La pluie nous a débués et lavés, et le soleil desséchés. Et noircis.

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