Il venait de raccrocher, maudissant le patron de l'entreprise de déménagement. Quelle barbe!... Le réveil affichait neuf heures et Stéphane Delmas avait encore le goût du café en bouche. Pour cette matinée particulière, il avait imaginé prendre son temps, scotcher les derniers cartons en grillant une cigarette, peut-être descendre jusqu'au kiosque, échanger des banalités avec Raymond qu'il connaissait depuis plus de vingt ans et qui lui tendrait Libé en ajoutant comme avec n'importe quel client, un euro cinquante...
Raymond avait toujours été fidèle au poste, et Stéphane Delmas l'avait connu en gants et bonnet de laine, en pardessus puis en tee-shirt, et même dégoulinant de sueur dans sa baraque l'année de la canicule. Mais l'image la plus nette, c'était celle de son remplaçant un matin de novembre, un peu perdu en déballant la presse et qui s’efforçait à une mine de circonstance. Raymond vivait en vieux garçon dans le même immeuble que Stéphane Delmas, dans la cage d'escalier à gauche en entrant, celle dont la copropriété repoussait la rénovation d'années en années.
La mère du marchand de journaux occupait une chambre de bonne dans l'autre cage d'escalier, au-dessus de l'appartement de Stéphane Delmas, si bien que ce dernier entendait ses pas vers le milieu de la nuit, précédant la cataracte de la chasse d'eau. Une fois, il en avait glissé un mot à Raymond afin de la raisonner, ses tentatives s'étant soldées par de multiples échecs, quand ce n'était pas par un chapelet d'insultes. Elle possède un langage fleuri, avait commenté le marchand de journaux en soufflant sur ses doigts, un euro cinquante... L'affaire s'était arrêtée là, et la vieille dame avait continué de réveiller le couple. C'était avant que la femme de Stéphane Delmas ne s'entiche d'un brésilien avec lequel elle avait disparu, laissant un post-it sur le miroir de la salle de bain. Ce genre de mésaventure n'appartient pas qu'aux films qui laissent la migraine, aussi avait-il longtemps caché l'évènement à son entourage.
Ce jour-là, Raymond venait de perdre sa mère, et ce fut le seul cas où il confia son job à un tiers. Ce qui ne l’empêcha pas, dès le lendemain, de faire les yeux doux à une nouvelle locataire de l'immeuble, une gamine de moitié son âge. C'était un petit bonhomme, avec longtemps un faible pour une japonaise maquillée comme une poupée, présentée immanquablement à Stéphane Delmas s'il le croisait dans la cour de l'immeuble. Oubliait-il les fois précédentes, ou le faisait-il exprès, s'imaginant qu'on la prendrait pour une autre asiatique, une pièce de plus à son tableau de chasse? Le coup d'œil discret le laissait supposer.
Le lendemain de l'enterrement, laconique, Raymond avait livré des détails de la détérioration mentale de sa mère. Vous savez, ces derniers temps au téléphone, de l'hôpital, elle disait être satisfaite de cet hôtel et remerciait tout particulièrement ceux qui avaient transbahuté tous ses meubles et ses photos souvenirs au pied de son lit. Puis, il avait ajouté. Elle est mieux où elle est. Stéphane Delmas avait repensé à la chambre de bonne entraperçue alors qu'il tentait de la convaincre d'être moins bruyante passé minuit. Un réduit surmonté d'une lucarne, et il s'était étonné qu'au siècle de la conquête spatiale des gens vivent ainsi dans la capitale. Un euro cinquante...
Depuis peu, Raymond traînait la patte, et s'il tenait encore le kiosque à République, c'était en être maussade qui attend la fermeture avec impatience. La japonaise avait disparu et, s'il avait osé, Stéphane Delmas aurait demandé de ses nouvelles, était-elle malade, l'avait-elle laissé tomber comme sa femme pour un sud-américain? Peut-être était-elle morte ou exigeait-elle des compensations financières impossibles à assumer pour le marchand de journaux. Le plus probable était la dispute, car plus d'une fois il avait surpris le séducteur en compagnie d'autres béguins, toujours de petits modèles, sans doute en fonction de sa propre taille.
Ce coup de fil de l'entreprise de déménagement avait modifié ses plans et imposé de se presser quand il avait pensé musarder, rêver à la fenêtre, lorgner une dernière fois la véranda du rez-de-chaussée, combien de fois avait-il tenté de comprendre qui se déplaçait et pour quelles occupations derrière les vitres opaques? Autrefois, cet espace dans la cour avait été occupé par une entreprise de vêtements, installée en dépit de la réglementation de la copropriété qui avait fini par renoncer à intenter une ultime action en justice, certains propriétaires prétendant que cet argent aurait été mieux placé en rafraîchissant la cage d'escalier, un euphémisme, avec ses murs lépreux, ses marches bancales et ses paliers où l’on trébuchait à cause de tomettes manquantes.
Depuis, le local vitré avait été cédé à des particuliers discrets que jamais Stéphane Delmas n'avait croisés. Quand ses yeux s'attardaient vers la cour, s’il suivait les ombres, il ne pouvait s'empêcher d'imaginer sa femme en Amérique du Sud, se dire, peut-être a-t-elle des remords, ignorant combien il avait espéré entendre sonner à la porte un soir, la prendre dans ses bras un jour de pluie, la presser contre lui, sans un mot. Au début, passées la colère et les imprécations, il avait cru à son roman, l'avait attendue avant d'admettre, se résigner. Ce qu'il avait eu du mal à accepter, c'était la défection des amis, ceux de sa femme, ce silence accusateur. Comme s'il y était pour quelque chose...
En raison du déménagement, il aperçut la concierge dans la cour, une femme rarement croisée à pousser les poubelles, leurs horaires respectifs étant décalés. D'origine portugaise, elle fredonnait un chant de son pays, avec parfois un bonjour en direction d'un gamin filant vers l'école, tout en surveillant s'il laisserait lui aussi, comme les adultes, la monumentale porte sur rue claquer. Un bruit épouvantable secouait la cour, et la mère du marchand de journaux s'en était plainte maintes fois, dans l'indifférence générale.
Stéphane Delmas vivait ici depuis toujours, y avait grandi élevé par sa mère et, en dépit des protestations de sa femme, avait refusé de changer de quartier. À présent qu’elle avait traversé l’Atlantique avec son Roméo, il devenait conciliant, se serait coupé en quatre pour la satisfaire. Seulement voilà, s’user les yeux sur une carte du Brésil n’avançait à rien, vider la bouteille de scotch non plus. Dans la prunelle pourtant discrète de Raymond, il avait bien noté une désapprobation au constat de son pardessus, ses chemises douteuses, sa mèche désormais grisonnante qui lui barrait le front, tandis que lui, le marchand de journaux si coquet, dégageait un parfum sans doute renouvelé dans la journée. Stéphane Delmas s’était fait la réflexion, qu’il achète Libé le matin à peine réveillé ou le soir au retour, ça empestait pareil, un nuage poisseux à le poursuivre dans la rame de métro ou dans l’escalier. Même la petite japonaise en était imprégnée. La concernant, on pouvait comprendre, mais sur le trottoir parisien, avec les vapeurs de la circulation...
Ce qu’il trouvait difficile aujourd’hui, c’étaient ces riens, suspendus à sa vie comme des tableaux qu’on ne remarque plus. Il se souvenait la fois où la cour avait été refaite à neuf, le crépis miteux dégringolant de l’échafaudage, les voix des ouvriers, parfois les cris d’un étage à l’autre, la poussière. La radio des zingueurs sur la toiture. De sa fenêtre, il avait discuté avec l’un d’eux alors que ce dernier raccordait la gouttière à une descente, un gars du Limousin qui lui avait évoqué Bugeat. Quand Stéphane Delmas avait confié des anecdotes de son enfance à Treignac, le zingueur avait interrompu son travail, accepté une tasse de café. Ça alors, si j’avais su qu’à quinze mètres de haut je croiserais un riverain...
Comme Stéphane Delmas avait apprécié son humour, que le jour déclinait, le gars de Bugeat avait fini son temps accroupi au bord du vide, rêveur, rappelant son envie toujours présente de s’installer à son compte. Plutôt vers Condat, enfin à deux pas de Limoges. C’étaient ses dernières finissions sur ce chantier et Stéphane Delmas ne l’avait plus revu, tout en conservant un souvenir vif de leurs échanges. Quand l’équipe avait replié les éléments de l’échafaudage dans un vacarme métallique, il avait enfin découvert la teinte de la cour, sachant déjà combien il aurait du mal à s’y sentir chez lui. Il regrettait déjà le gris, les fissures et les plaques d’enduit mort retrouvées au matin sur les pavés. Comme du sable crissant sous les semelles.
À présent, consultant sa montre, il était trop tard pour descendre jusqu’au kiosque de République. Tant pis pour Raymond. Rien ne l’empêcherait d’y faire un saut avant de grimper dans le camion de déménagement. Il avait obtenu cette faveur, le patron multipliant les objections, des histoires d’assurance, la route trop longue, le chauffeur à qui il lui répugnait d’imposer un passager, mais Stéphane Delmas avait insisté. D’un coup, son dernier Libé de République lui manquait, et bêtement il se demandait si celui du Limousin aurait le même aspect. Non pas qu’il adhérait chaque jour au contenu, non, c’était plutôt une habitude, un cordon le rattachant à sa jeunesse, avec ses élans, mais aussi ses colères contre ces journalistes et leurs jeux de mots stupides.
Depuis combien d’années faisait-il sa halte au kiosque, la monnaie déjà dans la paume, certain de rendre service à Raymond avec l’appoint. Tous deux étaient nés la même année, le même mois, à deux jours d’intervalle. Raymond étant l’aîné. Chaque année, ils se souhaitaient bon anniversaire, esquissant un sourire. Un euro cinquante... Jamais ils n’avaient échangé plus de trois mots, et pourtant, c’était comme s’ils se connaissaient. Stéphane Delmas avait été tenté de lui faire partager sa surprise au bord de la gouttière, ce couvreur de Bugeat et son rêve de créer un entreprise dans le Limousin, mais les mots n’étaient pas sortis, respectant comme un code. Qu’avait donc à faire Raymond de ses histoires, la seul chose qui l’importait, c’était de courir les jupons, même si avec ses ennuis de santé la japonaise ne traversait plus la cour, se tordant les chevilles sur les pavés. C’était une très belle femme, aux traits intacts d’une année sur l’autre, imperméable aux ravages du temps, si bien qu’il avait cru longtemps qu’elles étaient plusieurs.
Stéphane Delmas s’observa dans le miroir de la salle de bain, celui au post-it, avant de le glisser dans un carton. Tout était empaqueté, hormis le nécessaire de toilette, des rasoirs à main, de vieux modèles qu’il ne se décidait pas à jeter, un autre électrique dont il s’était peu servi, et puis un stock de lames dans leur emballage jauni, un blaireau aux poils collés datant de son mariage. Il eut une pensée pour sa femme. Un coup de sonnette, le déménageur entrait, commençait à vider les pièces avec ses aides dont les tatouages roulaient sur les muscles. Le temps filait, avec parfois la carte du Brésil imprimée sur la rétine, cédant la place au kiosque un jour de neige, la pluie battante à la sortie du métro République.
Avant que tout ne disparaisse dans le camion, il se pencha vers une seconde cour visible de la fenêtre des wc, étroite, et qui lui semblait attribuée, puis descendit lui-même les sacs plastiques jusqu’aux poubelles, y croisa la concierge, qui lui saisit les mains. Je vais vous regretter, monsieur Delmas. Elle lui remit un papier. Si vous vous ennuyez dans le Limousin, allez donc à Lisbonne, j’y possède un studio dans lequel vous serez comme chez vous. Il se souvint l’entendre dire, de l’immeuble, vous êtes le seul à connaître les étrennes. Le camion remonta la rue Notre Dame de Nazareth, où les boutiques de vêtements tenues par des juifs à kippas cédaient la place depuis l’an dernier aux galeries d’art, et il se demanda qui les ferait vivre. Au feu rouge, il considéra le papier de la concierge, ou était griffonnés son numéro de téléphone, l’adresse à Lisbonne, derrière un rideau de larmes.