C'est le second tour de la primaire socialiste et Denis Chartogne connait le Square du Temple comme sa poche, celui face à la mairie du troisième arrondissement de Paris, traversé pour se rendre à l'école rue Vaucanson où se tient le bureau de vote dont il dépend.
Ce n'est pas sa route directe, mais il a succombé à ce plaisir. Habitant le quartier, il aime y folâtrer et c'est là qu'il a rencontré sa future femme assise sur un banc, à lire le Monde.
C'était un matin, la lumière était douce et des moineaux s'enhardissaient sur les lattes de bois. Il avait demandé à l'inconnue si la pipe ne l'incommodait pas et elle avait chuchoté. Non... Ho, son regard l'avait à peine effleuré avant qu'elle ne plie le journal en quatre, le tasse sur sa jupe, s'y replonge. Son geste pouvait être interprété de diverses manières, celui d'une personne respectueuse de l'espace partagé avec un inconnu, mais aussi celui d'une solitaire importunée de bon matin. De suite, cette jeune femme élégante et visiblement raffinée lui avait tapé dans l'œil, mais aborder quelqu'un dans un square à deux pas de chez lui, et surtout dans ces conditions, sans prétexte crédible, aurait nécessité plus de toupet qu'il n'en était pourvu.
Il l'avait laissée poursuivre son article et, comme un instant elle leva la tête vers un reste de nuage, Denis Chartogne s'était lancé finalement à l'eau. Heu... vous êtes seule ?... La réponse ne s'était pas fait attendre, cinglante comme un coup de fouet chez Bouglione. Oui, et je tiens à le rester... J'ai connu des gens qui se sont rencontrés à un carrefour, après avoir froissé de la tôle, s'invectivant au son des klaxons, incapables d'un constat à l'amiable. Une fois l'affaire réglée chez la dame, qui aurait cru que tous deux auraient continué leur dispute jusqu'à leur dernier jour, encouragés par une ribambelle de gamins. Le mois dernier, les Chartogne, eux, ont fêté leur trentième année de mariage et je crois bien être le seul invité à connaître l'étrangeté de leur rencontre.
Aussi, le Square du Temple possède un parfum tout particulier pour Denis Chartogne. Il y entraîne ses petits enfants, et il lui arrive d'entrer en contact avec une nounou africaine ou asiatique chargée de bambins blonds comme les blés. Souvent, il tâche de leur tirer quelques secrets, leurs conditions de travail, si elles sont hébergées, et de quelle manière. Jadis, il a connu des coopérants au Maroc, des enseignants de gauche, le claironnant avec arrogance, qui bien que louant un pavillon pourvu de maintes pièces sans utilité, certaines encombrées de cartons contre le mur, d'autres totalement vides, fournissaient un lit de camp et une couverture dans un réduit aveugle au sous-sol, donnant sur un garage. Un jour, la malheureuse cassa un vase en cristal de Bohème, qui lui fut déduit de son salaire, mois après mois.
Pour Denis Chartogne, être de gauche, voter Parti Socialiste relève de l'évidence, comme de ne pas étrangler une mamie dans une ruelle pour lui dérober son sac, ne pas médire sans cesse de son voisin de palier et même ne pas tricher au baccalauréat. Bien évidemment, il existe un degré de gravité dans les mauvais comportements, mais ses convictions politiques s'accommodent mal que l'on fasse fi de notions morales, essentielles et incontournables. À présent, il profite du temps qu'il lui reste à vivre pour enfouir plus souvent le nez dans le journal, comme sa femme sur le banc le jour de leur rencontre. Et comme elle aussi, il a pris l'habitude du Square du Temple.
Il y a sa place habituelle, et s'il traîne entre les draps trop longtemps, elle est immanquablement prise. C'est le seul endroit où le soleil vient frapper longuement, été comme hiver. Le square possède quatre entrées, toutes situées à peu près au milieu des côtés de ce rectangle. Avec pour exception celle proche de la mairie, dans l'angle, allez savoir pourquoi. Habituellement, il arrive par celle de la rue du Temple, ressort par une autre, dans la rue Perrée, plus discrète, là où les gens se disent bonjour au moment de franchir le portillon. Peut-être, en fonction de l'intimité de la rue qui borde la clôture, a-t-on envie d'échanger des mots sans conséquence et qui déclenchent un sourire.
Mais ce matin, Denis Chartogne agit autrement. Voter pour désigner son candidat lui procure une curieuse sensation et, sans le savoir, il redresse le buste, pousse le portillon de la rue Perrée en entrant plutôt qu'en sortant. C'est un peu comme si j'étais propriétaire de ce coin de verdure, se dit-il, depuis des décennies qu'il pose ses fesses en plein soleil, dans l'attente des nounous et leurs chérubins, les plus audacieux de ces derniers poussant jusqu'au bac à sable, jambes et bras écartés. Il arrive que l'un s'échoue sur un semblant de château, et ce qu'aime Denis Chartogne, ce sont les cris et surtout l'accent des femmes qui accourent.
Souvent, les africaines se regroupent, dos au plan d'eau, tandis que les asiatiques ont une prédilection pour le kiosque. Passé midi, ce sont plutôt des adolescents bruyants qui accaparent son banc, parfois des collègues de bureau à tirer sur un sandwich, et s'il fait mauvais, il y côtoie depuis quelque temps une femme solitaire, piochant dans une boite en plastique du taboulé en provenance du Monoprix voisin. Elle lui rappelle son épouse au même âge, à relever ses longs cheveux, refixer une barrette en vain, les coinçant finalement derrière l'oreille. Une fois, traversant le square au bras de sa femme, il avait désigné la jeune inconnue. Tu ne trouves pas qu'elle te ressemble. Toi, à son âge... Il était ému mais madame Chartogne avait haussé les épaules. Mon pauvre minou, ta vue baisse, tu devrais décider d'un rendez-vous chez l'ophtalmo. Le nouveau en bas de notre immeuble est très bien...
Rien ne le pressed'aller voter, aussi s'étonne-t-il à loisir de la végétation trompée par un automne furtif qui refuse de marquer son passage. Alors, reconnaissant son banc au loin, il revient sur ses pas, et cède à la tentation, vérifie qu'aucune crotte de pigeon ne maculera son pantalon. Et... il les entend, trois, peut-être quatre, dans son dos... Le Square du Temple est ainsi fait qu'un chemin dessine une sorte de haricot d'où l'on ne distingue pas les promeneurs côté opposé, mais il arrive parfois que des voix parviennent à l'oreille quand elles ne sont pas brouillées par le ronflement des voitures. Ce phénomène est perceptible le dimanche matin, et en ce jour du second tour des primaires socialistes, les habitants tardent à mettre le nez dehors alors qu'il fait si doux. Sans doute s'éternisent-ils dans la salle de bain face au miroir, se tirant la peau en vue d'effacer de nouvelles rides, s'étonnant d'un bouton minuscule que la presse de l'horaire en semaine empêcha de traquer.
Un groupe se tient sur l'autre face du haricot, parlant fort, assuré d'une parfaite discrétion en ce lieu. Arrivant par la rue Perrée, il en est certain, il n'a croisé personne en poussant le portillon. Or ces voix proviennent de cette direction. L'entrée en angle donnant vers la mairie est occupée par un couple fumant cigarette sur cigarette, mais de si loin, impossible d'en faire un signalement précis. Celle sur la rue de Bretagne est comme barrée par un drôle de type en travers du portillon, et rue du Temple, où il a fait son demi-tour pour rejoindre le banc, un homme distingué à cheveux poivre et sel promène un chien de race, semblable à un jouet et dont il a oublié le nom. C'est idiot se dit Denis Chartogne, je lis trop de romans policiers.
En fait, ce sont des électeurs qui s'attardent au soleil de ce beau mois d'octobre, à évoquer les candidats, aussi se ravise-t-il alors qu'il s'apprêtait à allumer sa pipe, tend l'oreille. Combien sont passés, déjà ? La voix lui évoque un acteur dont il a perdu le nom et qui commence par Ba, il en jurerait, et puis, quand ça lui reviendra, ce sera le moment de s'étonner que ce soit Jean Gabin. Attend, fait un autre, que je réfléchisse... peut-être une trentaine, mais certains ont promis de venir dès l'ouverture, et, comme tu sais, nous n'étions pas là. Un troisième souffle bruyamment, sans doute de la fumée de cigarette, tousse avant de commenter. N'oubliez pas que nous ne sommes pas les seuls à faire le pied de grue. Il y a ceux de République, de Notre Dame de Nazareth, et puis, ajoute-t-il, tous les autres arrondissements. Le premier lui coupe la parole. Toute la France, tu veux dire. La voix d'acteur conclut. Ça en fait du monde. Ouais, de quoi changer la donne, où plutôt confirmer les résultats du premier tour. Ce dernier semble avoir de l'ascendant sur ses compagnons, sans doute un leader d'une section du Parti Socialiste.
Piqué de curiosité, Denis Chartogne se lève, s'approche dissimulé par la végétation. C'est qu'il voudrait savoir de quelle tendance ces gens se réclament. Visiblement, à ce qu'il a entendu, tous espèrent la victoire de François Horlande, mais avec toutes ces tractations d'entre deux tours, les promesses de postes de ministre entre deux corridors, allez savoir qui est qui... C'est idiot, en ce jour particulier, il serait plus simple d'aller à leur rencontre, d'échanger quelques mots en bons républicains attachés à la démocratie. Il est si près à présent, qu'en dépit des feuilles, il distingue clairement leurs visages. Aucun ne lui est connu, pas des parisiens rencontrés dans les rues des alentours. Mais, se dit-il, combien se lèvent à l'aube pour gagner leur travail et ne rentrent qu'à la nuit tombée.
Celui qu'il pense le chef reprend, tourné vers le second au crâne rasé et aux lunettes vert fluo, avec curieusement un nœud papillon. Une mine bien sympathique, se dit Denis Chartogne, un artiste sans doute. Au fait, ta femme est venue ?... L'artiste confirme. Oui, pas d'inquiétude, elle patientait cinq minutes avant l'ouverture. Elle a même emmené sa vieille mère. Tu connais Mathilde... Le fumeur écrase longuement son mégot de la pointe de son soulier et s'exclame, ça n'a pas du être facile, avec sa canne... Genoux au sol, Denis Chartogne s'est assis sur les talons, pris d'une terreur qu'on ne le surprenne dans cette position, à espionner. Bah, elle m'a téléphoné, sa mère était en forme ce matin. Et surtout, elle avait toute sa tête. Un silence suit, puis le fumeur commente. Ça vaut mieux. Vous avez entendu Coplé ?
Denis Chartogne devient plus attentif, curieux des ricanements, peut-être d'un réquisitoire contre le ponte de l'UNP. Le chef a tourné la tête vers le buisson. Y au bruit là-dedans... L'artiste éclate de rire. C'est plein d'animaux ici, un rat, sans doute. En semaine, on n'en voit pas la queue... Le chef fixe un point sombre dans la végétation, quelque chose l'intrigue, mais comment imaginer un électeur dissimulé tel un indien, de plus un individu qui vient de fêter ses trente ans de mariage, entouré de ses petits enfants ?... Celui à la voix d'acteur se détourne enfin de l'endroit suspect. Coplé ? Je l'ai rencontré la semaine dernière. Il est décidé à lui faire la peau, au Bambi... L'artiste opine du chef, c'est un méchant, susurre-t-il. Je ne sais pas s'il fait bien de monter en première ligne, c'est la tâche d'un Lefebre, plutôt... Le fumeur plastronne. En tout cas, aider à l'élection du Bambi, c'est un coup de génie. Oui, acquiesce le chef, avec lui, on ne craint rien... Puis, il ajoute. Dans tous les cas de figure...
Denis Chartogne ne sait ce qui le pousse à tirer son téléphone de sa poche, à photographier les trois qui de suite se tournent vers le buisson, à cause du déclic accompagné du flash. Le chef fouille du pied les brindilles, éructe. Y a un type, là, à quatre pattes, qui nous prend en photo ! Alors, tout tremblant, Denis Chartogne se relève, cherche des yeux une issue. Aux cris des trois, le couple côté mairie pénètre dans le square, visiblement en alerte. L'homme patibulaire de la rue de Bretagne s'enracine à son poste, fesses en appui sur le portillon, attendant l'intrus de pied ferme. Aussi Denis Chartogne se résigne-t-il à gagner le bout du haricot. Il dépasse le kiosque à grandes enjambées quand son cœur secoue sa poitrine comme le jour où il avait appris par appel téléphonique l'accident de sa femme, qui s'était révélé sans conséquence par la suite. Comme il avait paniqué pour une cheville foulée à la descente d'un autobus...
Jamais le portillon ne lui a semblé si loin et il donnerait cher pour atteindre la rue dans la seconde. Il n'a jamais aimé cette sueur collante sur le visage et qui s'achemine jusqu'au col de chemise sitôt qu'il s'émotionne. S'il avait le temps, il s'épongerait, s'accorderait une pause, mais des pas précipités lui parviennent, et puis des cris. Il ignore qui sont vraiment ces gens, mais pas difficile de comprendre ce qu'ils fomentent, une participation au vote dans tout l'hexagone, en vue de faire tomber le candidat de gauche à la présidentielle, celui qu'ils jugent vulnérable et qu'ils auront aidé à désigner. Les paroles du chef à la voix d'acteur lui reviennent, avec un ton sardonique imposé par sa propre peur. Il est décidé à lui faire la peau, au Bambi... Et puis les mots qui suivirent. C'est un méchant...
Il tient toujours à la main son téléphone et réalise qu'il possède les clichés des trois comploteurs. Il se retourne, tous sont à sa poursuite, un peu comme les trotteurs sur les champs de course, s'interdisant le galop de crainte d'attirer l'attention d'éventuels passants, d'éventuels badauds venus faire pisser leur chien dans le Square du Temple. Pourtant c'est interdit, mais chaque jour il en surprend un de bon matin, les yeux au ciel et l'air candide.
Tout à coup, il constate que le malabar de la rue de Bretagne fait le tour par l'extérieur, téléphone à l'oreille. Ce type à l'allure sportive va bien plus vite, va certainement le coincer. Passant le portillon, il accroche sa veste et entend un craquement en même temps qu'il subit une secousse. Tant pis, se dit-il, butant dans l'homme au chien. Pardon... Au croisement de la rue de Bretagne et de la rue du Temple, le balèze qui a ralenti replace sa cravate. Tous en veulent aux photos... Le promeneur au chien miniature le considère comme un être singulier, et comme il lui faut le contourner pour s'enfuir en direction de l'écoleVaucanson où l'attend son bulletin de vote, dans un geste irréfléchi, il tend son portable. S'il vous plait, je suis menacé, rendez-moi service... Je repasse le prendre dans une petite heure, ici même... C'est... très important. Éberlué, l'homme aux cheveux poivre et sel le fixe un temps avant de marmonner. Promis...
Même s'ils le rattrapent, on ne lui prendra pas... Le plus inquiétant de la bande adopte une allure décontractée, avec la volonté d'afficher l'indifférence, Denis Chartogne fourre le téléphone dans la main de l'inconnu. Il a agi avec discrétion et aucun des comploteurs n'a pu s'en rendre compte. Alors qu'il traverse précipitamment la chaussée en direction de la rue Borda, il ne comprend toujours pas la raison de la présence de ces gens, comme si la consigne de vote ne devait pas filtrer, mais seulement être indiquée au dernier instant.
Enfin en sécurité quand il aborde la rue Montgolfier, il revoie la face ébahie de l'homme aux cheveux poivre et sel avec son chien en laisse. Au moins, celui-là se désintéresse de ce côté sordide de la politique. Cette dernière semaine, il confiait à sa femme, toutes ces tractations de couloir, je préfère les ignorer...
Trois quart d'heure plus tard, enfin calmé, et après avoir salué à l'école Vaucanson plusieurs habitants du quartier dont un voisin d'immeuble toujours soupçonné de pencher à droite, il s'achemine en sifflotant vers son foyer. Il oblique vers le Square du Temple et se dit, pourvu que ce brave homme soit ponctuel...
Tout d'abord, devant le portillon de la rue du Temple, il n'aperçoit personne. L'inquiétude le prend et une fois de plus son cœur accélère, la sueur perle à son front. C'est... pas possible, marmonne-t-il. Une fois sur le haricot, une surprise l'attend. Ils sont là, tous, celui à la voix d'acteur, l'artiste et le fumeur, le balèze et même le couple qui montait la garde près de la mairie. Le reconnaissant, l'homme au chien situé près du kiosque s'approche, débonnaire. Vous avez été long, mon cher... Ce dernier lui tend son bien sans se cacher des autres. Lui serre la main et, chose étrange lui indique la sortie en claquant du doigt, bras tendu vers celle d'où il vient. Comme Denis Chartogne ne comprend pas ce manque de courtoisie, le ton change. Vous allez foutre le camp, oui ! Puis, il tire de sa poche une carte tricolore. Police ! Vous n'avez rien à faire ici. Les autres se sont approchés et le baraqué intervient. Paul, tu veux que je m'en occupe ?... Mais c'est inutile, Denis Chartogne comprend enfin, tout en reculant, effrayé.
Il s'enfuit, et il y a bien des années qu'il n'a pas couru ainsi, aussi trébuche-t-il et manque de s'étaler. Une fois dans son canapé, il allume son téléphone, cherche ses photos. En vain... Tu fais quoi, mon pauvre minou, t'as l'air contrarié ? Sa femme fronce les sourcils quand il répond. Moi, rien... À treize heures, le couple suit les informations. Un afflux de nouveaux électeurs risque de modifier la tendance du premier tour, ou au contraire confirmer le candidat François Horlande. Avec ça, commente sa femme... Ben quoi, t'en fait une drôle de tête, tu devrais être content, non ?...