Peu de contes de Noël se dégonflent à Horatio Street, à un jet de pierre de Jackson Square, et la responsabilité en revient à Jean-Sébastien Protin qui n’avait jamais donné un coup de balayette pour expulser ce quartier de Manhattan d’un racoin de son cerveau. Une vieille histoire, poussiéreuse à souhait, au point qu’il lui arrivait certains jours d’en oublier l’essentiel, le visage de Bérénice.
Cet homme vous est étranger, pourtant, Jean-Sébastien Protin est reconnu dans son domaine, celui des mathématiques, aussi fut-il invité pour un long séjour d’études par la NYU, sigle de New-York University. À la lecture de cette nouvelle, il fut pris d’une surexcitation incontrôlable. Et ce, pour de multiples raisons.
Primo, un séjour pris en charge par la prestigieuse université newyorkaise est un signe de reconnaissance dont peu ont l’occasion de se targuer dans une carrière. Secundo, frôlant l’âge de la retraite, ses publications ne lui avaient pas apporté ce qu’il en attendait dans son propre pays où l’on se prosterne plus volontiers devant un livre qu’une revue, contrairement aux États-Unis. Différence de culture, d’histoire, je ne saurais le dire, mais toujours est-il, Jean-Sébastien Protin frétillait tel un jeune homme en s’impatientant à l’aéroport Charles De Gaulle.
N’oublions pas le Tercio, la présence de Bérénice à Horatio Street... Le temps avait passé, certes, mais la jeunesse n’est qu’une question d’état d’esprit, une manière d’être, un mode de vie, mieux, une philosophie menant au développement, à la sagesse, à l’épanouissement. C’est cela même, s’était-il dit, emboîtant avec un malin plaisir les deux fiches, mâle et femelle, de la ceinture de sécurité dans l’avion, comme le recommandait le discours confus issus du haut-parleur.
Les moteurs des réacteurs en marche et leur bruit de chalumeau s’amplifiant, sa crainte de quitter le sol le reprit. Ses mains devenues moites se crispèrent sur les accoudoirs, il devint blême, mais que n’affronterait-il pas pour revoir Bérénice, et si l’avion s’abîmait au milieu de l’Atlantique, il aurait une ultime pensée pour elle, certain d’avoir accompli un acte de bravoure, un geste désintéressé, le don de soi pour un être qui n’en saurait rien. C’est beau, se rassura-t-il un œil sur la banlieue parisienne avec ses voitures grosses comme des jouets, et c’est à cet instant qu’il tritura le dossier avant, en recherche du sac en papier prévu en cas de dérangements. Et l’effet fut à la mesure de sa passion, vertigineux et débordant.
Ensuite, une fois vidé de son contenu, il avala son somnifère, meilleur moyen de revenir sur terre, à Horatio Street où Bérénice se doutait aucunement de sa venue... Avec quelque honnêteté avec lui-même, il en aurait convenu, la jeune femme l’avait déjà déçu une première fois, et ce dans le hall de l’aéroport John Fitzgerald Kennedy, alors qu’elle criait my chick, my chick à pleins poumons, sautant sur place dans la foule! Le poussin avait eu toute les peines du monde à la reconnaitre.
C’était donc ça, sa dulcinée ? Jamais il ne s’était aperçu à Paris à quel point son physique était disgracieux, et cet accent charmant dans les rues du Quartier Latin prenait ici une once de vulgarité qu’il n’avait jamais détectée. Que se passait-il ? Était-ce la même jeune femme, ou s’était-elle métamorphosée avec le survol de l’océan ? Séparés depuis un mois à peine, comment des émotions pouvait-elles être à ce point dissemblables ? Figé dans le hall, il s’en était voulu d’avoir cassé de si beaux souvenirs, regrettant ce voyage horrible durant lequel une nausée l’avait poursuivi du décollage à l’atterrissage, en dépit des cachets de l’hôtesse de l’air.
Bérénice avait ôté ses lunettes pour l’enlacer et, seulement alors, il s’étonnait de l’épaisseur des verres réduisant ses yeux à de tous petits boutons bleu ciel, puis Jean-Sébastien Protin retrouvait cette même curieuse façon de fouiller sa bouche de la langue telle une furie, si bien qu’il s’était écarté, craignant d’étouffer. Ensuite, dans le taxi glacial les emportant vers Manhattan, il l’avait acceptée, enfin telle qu’à Paris, avec sa belle naïveté, sa spontanéité qui l’avait séduit, il faut bien l’avouer. S’ils avaient vécu un an côte à côte dans un hôtel minable près de la gare de Lyon, ce n’était pas par hasard. Ils s’étaient aimés, tout de même, et leur idylle ne remontait pas à la guerre de cent ans, fallait bien le reconnaître.
De beaux et grands moments qu’on n’oublie pas pour avoir été incommodé durant neuf heures de vol ! Des impressions passagères dont il avait fini par avoir honte. Le poussin avait vécu avec Bérénice une année complète à Manhattan, travaillant à sa thèse tôt le matin jusqu’en début d’après-midi, hantant rues et avenues le reste du temps. Manhattan tout d’abord, son canyon et ses tours qui tapissent la chaussée d’ombres obsédantes, les passants dissimulés par les jets de vapeurs issus des trottoirs, les musées, le Moma, le Guggenheim, le Métropolitan, épuisant toute la panoplie. Ensuite, il s’était plongé dans Harlem, puis avait sillonné le Bronx, s’était rabattu sur le Queens et s’était embarqué pour l’incontournable Ellis-Island hantée par ses immigrants de toutes sortes, et s’était perdu finalement dans Brooklyn, fuyant le quartier des juifs orthodoxes et leurs femmes un pas en arrière, les pauvrettes engoncées dans des robes macabres les couvrant jusqu’aux chevilles.
Jean-Sébastien Protin toujours marchant nez en l’air, un guide à la main dans Chinatown, grignotant dans le vacarme métallique du métro des produits locaux, des beignets dont il cherchait en vain à identifier les ingrédients, sirotant whisky sur whisky à la nuit tombée dans l’attente de son amoureuse après s’être ennuyé dans Central Parc à jeter de la mie de pain aux écureuils. Et c’était long parfois. Pourtant, elle quittait son atelier à heures fixes, mais lui s’impatientait pour sa Bérénice chérie et ses grosses lunettes, dans le manque de ces baisers qui n’appartenaient qu’à elle, et qu’il savait ne plus revivre avec personne
De l’appartement mis à la disposition de Jean-Sébastien Protin par NYU à Washington Place, en plein Greenwich Village, cinq minutes de marche suffisaient pour se prélasser à Washington Square un document en main, affalé sur un banc jambes raides, bercé par un de ces musiciens venus s’exercer parmi les badauds. Aux premiers rayons de soleil, et même en hiver, c’était un défilé permanent, parfois des rassemblements, en tête ceux d’étudiants, NYU possédant nombre de bâtiments du quartier, ensuite ceux se rendant au travail à pied et qui s’accordaient ce détour pour respirer un bon coup l’air du square avant de s’enfermer dans des locaux climatisés aux fenêtres condamnées.
Un jour, il s’étonna d’un rendez-vous de bassets, des chiens à manteaux venus en couples au bout d’une laisse, tirant leurs maîtresses et maîtres jusqu’à Washington Square pour se renifler les uns les autres. Lui le mathématicien avait renoncé à les compter, une vraie ribambelle qui bouchait l’accès côté bibliothèque de NYU, magnifique monument avec des coursives intérieures à couper le souffle. Université privée, NYU nécessite un budget d’environ 40 000 euros l’an, plus les frais divers, assurances, loyers, etc, la ruine, la hauteur de cette dernière n’étant pas la même pour tous! Leur vie durant, la plupart des anciens ne manquent pas de verser une obole régulière à NYU.
Une autre fois à Washington Square, des saxophonistes occupaient les lieux, soufflant à qui mieux mieux dans l’espoir de surpasser son voisin dans la cacophonie générale, et il s’était demandé pourquoi ne s’organisaient-ils pas, saperlipopette, afin d’entamer un concert, un même morceau qui aurait ravi les passants plutôt que de leur casser les oreilles. S’il s’attardait dans ce square, pas toujours havre de verdure par le passé mais longtemps permettant un passage aux voitures pour s’enfiler dans la 5ème avenue, là où elle débute, c’est qu’à la longue, son appartement lui filait le mouron.
À la mesure du pays, tout était hors de proportion avec sa solitude et ses besoins. L’adverbe trop devait être accolé à tout ce qu’il côtoyait et ressentait. À la chaleur trop vive lui imposant une fenêtre béante jour et nuit pour ne pas suffoquer. Le concierge était bien monté jusqu’au troisième avec en main une clé trop grosse, indispensable pour condamner la circulation de l’eau dans les radiateurs, mais sans succès. Pareil en été, la climatisation trop performante contraignait à une même fenêtre à l’espagnolette pour ne pas grelotter. Les bassets dans Washington Square étaient trop nombreux, les musiciens soufflaient trop fort, et puis le vis-à-vis sur un pignon aveugle, trop proche, d’un immeuble dont il ne mesurait pas la hauteur, même buste à l’extérieur, contraignant à user de l’électricité en plein jour, situation vraiment trop triste !
Aussi, Washington Square était-il le bienvenu, à condition de se couvrir jusqu’au yeux en hiver, car là aussi dans cette ville le vent était trop fort, où que l’on soit, le Canyon provoquant une déflagration préjudiciable aux badauds. Le seul endroit où il se sentait chez lui, c’était dans la boutique du marchand de vin français dans Broadway, à gauche en remontant vers Union Square. Chaque soir, il s’y attardait, échangeait avec le fils du patron, nostalgique des dernières vacances dans sa Normandie natale, pestant d’être coincé au Village, selon l’expression des Newyorkais et, en bon mathématicien, Jean-Sébastien Protin tempérait, lui soufflant, dans la vie tout est relatif, j’ai en tête des français qui échangerait leur place contre la vôtre.
C’est le fils du marchand de vin qui le lui avait appris, sans doute pour se venger des américains, l’interminable route de Broadway fut construite sur une piste indienne, lesquels indiens n’avaient pas été si sots pour s’établir dans un endroit battu par les vents, suffocant l’été, glacial l’hiver. Après l’avoir écouté, s’être congratulés respectivement, Jean-Sébastien Protin le quittait à regret, sa bouteille sous l’aisselle, enroulée dans du papier de soie.
Ce premier séjour s’était étalé sur un an, un an durant lequel il avait traversé tous les ponts, fréquentés toutes les boutiques de Chinatown, écumé toutes les stations de métro, nourri tous les écureuils, bu des whiskys dans tous les bars et même dans la 42ème Rue, à Grand Central, gare ferroviaire de Manhattan dans laquelle il était devenu un habitué. Il conservait de ce dernier endroit une trace magnétique sur son frigo, souvenir sans intérêt, mais préservé de la poubelle à chaque déménagement au grand dam de sa femme et de ses enfants.
Une période glauque, avec des cauchemars, dans lesquels apparaissait la côte découpée de Belle-Île dont il était natif. Un jour, il avait décroché le téléphone, avait laissé sonner une bonne minute, sa mère étant partie certainement en courses à Palais, oubliant une fois de plus d’enclencher le répondeur. Plus tard, le courage lui avait manqué de renouveler l’appel.
L’invitation de NYU s’achevait, et là encore le courage lui avait fait défaut, n’ayant pas réussi à pousser jusqu’à Horatio Street. Que redoutait-il, après si longtemps ?...
Un matin, il se décida, de peur d’un regret dans la carlingue du retour, ajoutant à ses nausées. Pour se rendre de l’appartement de Washington Place à Horatio Street, Jean-Sébastien Protin contourna Washington Square par la gauche, traversa la 6ème Avenue. Il adorait cette façon de tout numéroter, ce plan de la ville avec des abscisses et des ordonnées. Pour l’occasion, il s’était camouflé sous un loden râpé remontant à son passé étudiant qu’il évoquait toujours volontiers, et sa femme avait tenté de l’en défaire, mais rien ne convenait mieux au mathématicien que ce vêtement sitôt le thermomètre affalé au-dessous du zéro. Il en aimait jusqu’à son odeur, et jamais il n’avait été possible de l’emporter chez le teinturier tant il montait la garde, hargneux et buté comme une mule. Une cause de divorce avait compris son épouse qui, si elle était hermétique à toute forme de calculs, n’en était pas moins réaliste.
Ce matin-là, le temps était clair et sec, et les rues vidées des plus branlants de l’espèce humaine par un vent polaire, des souffreteux et des mal lotis en matière de défenses immunitaires. Et quand la soufflerie se met en branle à New-York, mieux vaut s’accrocher aux poignées de portes... S’enfilant dans la 4ème Rue qu’il savait devoir remonter au-delà de la 8ème Avenue, il tira jusqu’aux yeux et sous les oreilles ce foutu bonnet glissant sans cesse et qu’il avait dégoté au musée des indiens situé dans l’ancien bâtiment des douanes, rembobina autour du cou l’écharpe encombrante fourrée dans sa valise par sa femme et contre son avis. Et c’est une fois les bourrasques en pleine face dans la 4ème Rue qu’il eut une première pensée pour elle qui l’avait encouragé à réaliser son rêve en solitaire, sans être materné toute la sainte journée, voir son nœud de cravate refait, subir un ratissage des derniers cheveux d’un coup de brosse sur le palier.
De son premier séjour avec Bérénice, il avait conservé ce goût de balades interminables au hasard des trottoirs fumants, des bus et des stations de métro, à la différence qu’à présent, des souvenirs remontaient à chaque carrefour, souvent perturbés par le bruit des marteaux-piqueurs, cette ville étant en travaux perpétuels.
Il avait en tête les séances de poses consentie malgré sa timidité dans l’atelier d’artiste près de la gare de Lyon, des moments à grelotter car Bérénice avait une prédilection pour les nus dont elle tirait parfois des photos, façonnait à l’occasion des mannequins d’un réalisme stupéfiant. Pris par les études de maths toute sa jeunesse, elle était sa seule détente d’étudiant, son seul luxe, et c’était elle qui le fourrait sous les draps les doigts plein de peinture, pour voir ta tête et compter tes côtes, se moquait-elle, et il entendait encore ses supplications qui l’avaient dérouté la première nuit, lèche, lèche comme un ice-cream..., avec son accent qui immanquablement le faisait craquer, le contraignait à s’exécuter au plus vite..
Il était frigorifié quand il atteignit Jackson Square et les premiers numéros d’Horatio Street. À l’angle de la rue, il remarqua de suite la vitrine de la galerie de Bérénice. Elle l’avait décorée avec une photo d’une de ses œuvres semblait-il, et qui couvrait toute la façade. Trois bonnes sœurs maquillées près de leurs chevalets fixaient leur modèle nu, un homme de face et les mains aux clavicules. Accrochée à une séparation en fer forgé en arrière plan, une dernière religieuse espionnait la scène avec mélancolie, sans dissimuler une même envie que ses compagnes.
Jean-Sébastien Protin traversa la rue sourire aux lèvres. Du Bérénice tout craché balbutia-t-il, jugeant que c’était bien ainsi, d’avoir conservé des passions identiques à celles de sa jeunesse. Près de lécher la vitrine, il resta figé, stupéfait par ce qu’il découvrait. Le modèle nu, là, affiché sur la vitrine, c’était lui à vingt et quelques années, et il se souvenait très bien des courbatures qui en avaient résulté. Comment osait-elle, nom de dieu, grognait-il au grand étonnement d’un newyorkais à moustaches filant dans le froid, se servir de moi si longtemps après pour ses montages.... De se revoir ainsi à poil en pleine rue, il frissonna, avant de faire demi-tour. La garce !...