Toute la journée les convives avaient craint l’orage qui finalement n’était pas venu du ciel. Beaucoup se connaissaient, tandis que d’autres s’étaient croisés dans une école de cinéma ou lors d’un tournage. On développe une amitié le temps de boucler les prises de vues, se promet de boire un verre à Paris, sinon l’existence perd de son sel, on était si bien ensemble, à rire, échanger des secrets. Et puis, la fois suivante, ces sont de nouveaux comédiens à qui on certifie les mêmes choses, avec une sincérité identique.
D’un tournage à l’autre, il arrive qu’une inconnue donne des nouvelles d’untel, et on cherche désespérément le visage de ce constructeur, cette maquilleuse avec laquelle on a passé une nuit, inoubliable. C’est con, la vie. Une fois, c’était sur une ile, celle de Groix, puis Seuilly, le village natal de Rabelais avec cet hébergement dans une maison troglodyte, une autre à Berlin ou Tourcoing, mais toujours il en reste une empreinte fantastique, oubliée dans la semaine. Parfois, on ignore qui a invité cet étranger sur le tournage, facile à détecter tant il jure dans la tribu, un œil nouveau qui intrique, et c’est bien le diable si ce dernier ne s’attache pas à un comédien, un éclairagiste, pris à son tour dans le tourbillon, impossible de résister.
Les premières victime de fictions, avec pour décors des endroits parfois insolites rehaussés de maisons en contreplaqué barbouillé, sont ceux-là même qui les fabriquent, et au moment où la troupe se disloque, chacun rejoignant sa famille, tous adoptent la mine déconfite des spectateurs au sortir d’un film trop puissant, et qui leur a tiré des larmes.
Tous avaient déjà rencontré Raphaël, propriétaire avec Solène du lieu de la rencontre, et si la plupart n’étaient pas vraiment des amis, un attachement à cet homme les réunissait, même si au premier abord il paraissait distant, une forme de timidité parfois confondue avec de la suffisance. Déjà, son physique surprenait, tant sa silhouette jurait avec les traits du visage dans lequel, à la longue et au fil des conversations, on lisait des marques trahissant son âge. Oui, Raphaël n’était pas si jeune qu’il ne le paraissait, le premier à s’en étonner si on lui en faisait le compliment. Comme si j’y étais pour quelque chose...
On soupçonnait une affectation, et ses interlocuteurs ne détectaient rien d’autre qu’un être étonnement naïf, aux réactions enfantines qui ne cessaient de surprendre. Une fois, au tout début de sa carrière, une figurante lui avait glissé au milieu d’un trou, votre voix chaude me déstabilise, tandis qu’il haussait les épaules. Vous feriez mieux de connaître votre texte. C’est pourtant pas bien long. Oh, on lui avait déjà évoqué sa voix, et chaque fois ce haussement d’épaules, si bien qu’on pouvait le croire crétin.
Ces derniers temps, il abusait des lunettes noires, la lumière l’agressant, affirmait-il, et seuls ses amis de longue date détournaient le regard. Raphaël avait toujours été distrait, lointain, préféreraient dire ses collaborateurs, et ceux qui montaient en voiture avec lui avaient des sueurs froides tant il contemplait tantôt le paysage, tantôt ses passagers, au détriment de la route. Un jour, avait-il confié, si on découvre ma voiture encastrée sous un camion, ne croyez jamais à un suicide, ce sera ma distraction. Cependant, c’était devenu comme un leitmotiv, cette précision dont personne ne voulait, et lui-même se sentait obligé de préciser. Vous comprenez, seul, c’est encore pire, parfois je franchis la ligne blanche sans m’en apercevoir.
Longtemps cameramen à la télévision, il avait toujours rêvé passer à la réalisation, puis, lassé d’être cantonné par la chaine à un unique métier dont il semblait impossible de franchir la frontière le séparant du reste, il avait claqué la porte. C’est comme partout, disait-il, t’es ci ou ça, jusqu’à la tombe, impossible d’évoluer. Que des portes verrouillées, et seuls ceux nés avec un nom, dont certains considérés dans la profession comme des bons à rien, étaient d’un coup parachutés dans un film à des postes que d’autres lorgnaient depuis des lustres.
La télé loin derrière lui, Raphaël s’était loué comme free-lance, filmant des documentaires, des spots publicitaires, sans jamais oublier son scénario médité, peaufiné inlassablement, évoqué avec des airs de conspirateur, après avoir chaussé ses lunettes noires. Faut passer à l’acte, Raphaël, l’encourageait-on, vas-y fonce, oublie ces médiocres, fais le pour elle... Une allusion à l’accident de Solène, peu après leur mariage, cette dernière en étant quitte pour boiter jusqu’à la fin de ses jours.
Comme c’est devenu la mode à l’occasion d’anniversaires, une réunion champêtre avait été organisée avec la complicité de Solène qui avait eu le plus grand mal à éloigner son mari de leur maison de campagne, le temps des préparatifs. Agglutinés dans le jardin à proximité de l’interminable plateau en guise de table, les intrigants jubilaient. Ça, il se s’y attend pas... S’il y a des gens qui toute leur vie n’ont pas d’amis, voire en changent comme de chemises, et qui de toutes les façons finissent par se plaindre d’un grand vide avec l’âge, d’autres les collectionnent depuis leur enfance, sans avoir à lever le petit doigt, et vers lesquels il leur suffirait de se tourner afin qu’ils cèdent leur chemise, justement. Raphaël était de ceux-là.
Se rendant dans sa propriété à la campagne, était-il si naïf, personne n’aurait su le dire. Se doutait-il du stratagème imaginé par ces gens dont il avait embrassé les parents de l’un, présenté le futur mari de l’autre, photographié le nouveau né du troisième, quand il n’avait pas joué la nounou pour dépanner. Dans l’attente de Raphaël, envoyé judicieusement la veille chez un éclairagiste complice qui l’avait contraint à dormir sur place, des caméras discrètes avait été installées à divers points stratégiques, dans le jardin et jusque dans la maison. Ce sont des engins utilisés pour piéger lors d’une interview, dont certains insérés dans une paire de lunettes garantissent la spontanéité de la cible. Des essais avaient été réalisés, la qualité médiocre des images ajoutant à ce document d’anniversaire comme un gage d’authenticité. Exactement l’effet cherché.
Il était près de 13h, le soleil écrasait le jardin, si bien que beaucoup lézardaient sur des transats, à deux pas du rang d’orge pour unique clôture. Les purs et durs affrontaient les coups de soleil, tandis que ceux à la peau fragile trouvaient refuge sous les arbres. Il y avait là quelques cerisiers qui, en dépit d’une météo défavorable, s’étaient acharnés à livrer des fruits, et verres en mains un groupe grappillait ce qu’avaient négligé les oiseaux, à savoir les cerises à portée de main, les moins juteuses. Pour un peu, on en aurait oublié l’anniversaire, ce brave Raphaël et sa bouille à la découverte des intrus, avec dans le lot des amis qu’il se promettait d’inviter sans jamais trouver le temps.
On imaginait sa stupéfaction quand, surgissant de la grange, tous brailleraient ce joyeux anniversaire traditionnel, verres brandis comme des oriflammes, avec des éclats de rires, rien qu’à sa tête. Les voitures avaient été dissimulées chez un agriculteur, tout était prêt, sauf le héros du jour qui refusait de se présenter. Oui, en citadins, on avait beau profiter de la campagne, s’extasier au chant du merle, au roucoulement des pigeons, une préoccupation gagnait les uns et les autres, le propriétaire du lieu aurait dû se présenter plus tôt... Solène avait beau tendre l’oreille, aucun bruit de moteur.
C’est alors qu’un ingénu évoqua la ligne blanche, celle franchie au volant sans s’en rendre compte, et tous avaient en tête ses allusions, le semi- remorque sous lequel il encastrera sa voiture, par distraction... Tout d’abord, on changea de sujet, tandis que Solène trifouillait son téléphone portable. Ça ne passe pas, ici... Mais pourquoi donc a-t-on résilié le fixe, bougonna-t-elle...
Dans le jardin, les convives s’étaient rapprochés peu à peu des nappes blanches qui renvoyaient la lumière et, retranchés dans leurs pensées, beaucoup chaussèrent leurs lunettes de soleil. Était-ce l’effet de l’alcool, les conversation cessèrent, et le chant des oiseaux paru d’un coup comme déplacé, quand quelqu’un s’inquiéta, du bout des lèvres. Tu ne le trouvais pas... curieux ces temps-ci ?... Un premier se détourna, une autre haussa les sourcils l’air de réfléchir, mais la plupart refusaient d’introduire de l’appréhension dans un moment pareil, sans se rendre compte qu’elle avait déjà contaminé l’assemblée, rien qu’à voir Solène et sa mine de huit pieds de long. Mais putain, fulmina-t-elle, une de ses idées, couper le fixe, pour gagner quoi !...
Une amie d’enfance l’entraîna dans la cuisine, la raisonna, toutes deux levant machinalement les yeux vers la minuscule caméra. Solène porta sa main à la poitrine, geste que tous l’avaient vu faire un jour, succédé immanquablement par une claudication accentuée. On savait alors qu’un malaise irait grandissant, et sans qu’elle puisse se soulager auprès de quiconque. Son mari avait toujours été attiré par les êtres fragiles, sur lesquels exercer son magnétisme, à la condition que leurs faiblesses ne soient trop perceptibles, sinon il s’en détournait, dissimulant mal une sorte de répugnance.
Aussi, Solène fouilla le placard, avala un grand verre de gin, boisson qui lui soulevait le cœur, et prit la décision de rameuter les convives, les inviter à prendre place. Cher tous, je pense que Raphaël nous fait une blague... Notre mise en scène a été éventée et, le connaissant, il arrivera alors que nous ne l’attendrons plus. Servez-vous, non.... choisissez vos voisins... Ce fut, je crois, le plus sinistre repas auquel j’ai assisté, et c’est volontairement que j’évite le verbe participer, car il me semble, tout le temps que dura cette mascarade, j’étais là en tant que témoin, afin de conter plus tard ce qu’il advint. Pas un instant, je n’oubliai la présence des caméras, l’une positionnée près de la porte et visant l’enfilade des assiettes couvertes d’une serviette, l’autre braquée justement sur cette même porte, celle qu’aurait dû franchir le mari de la pauvre Solène, qu’effectivement plus personne n’attendait, tandis qu’elle affichait une mine terreuse avec visiblement des efforts pour ne point craquer.
La propriété n’est pas située dans un village, mais un lieu-dit, trois maisons, celle du cultivateur qui avait gentiment proposé sa cour pour cacher les véhicules, parti lui de son côte à l’autre bout du canton pour une communion, et une dernière où résidait un solitaire décharné, visité deux fois la semaine par sa sœur chargée du ravitaillement et du ménage, et qui comme de bien entendu n’avait pas le téléphone. Un trou comme on en voit plus, la première gendarmerie à plus de trente kilomètres dans une région vallonnée, aux départementales sinueuses, alors, la seule solution était de faire comme si, comme si c’était une blague, le cœur rongé d’inquiétude.
Mais beaucoup n’étaient-ils pas comédiens ? Et, justement, j’étais curieux de savoir, dans une situation que je pressentais tragique, comment allaient s’en sortir ceux dont c’était le métier de feindre le naturel, jusqu’où leur habileté à se glisser dans la peau d’un autre prendrait le dessus... Il était 15h, 15h10 exactement, je me souviens, je venais de consulter ma montre, me lassant de cette comédie, de plus jouée par des tocards, quand tous se tournèrent en entendant le moteur de la BMW.
Il faut dire, le café bu à la va vite, je n’étais pas seul à n’avoir qu’un désir, trouver une excuse pour me débiner. Invité par une amie, je ne connaissais personne, et n’ayant aucun attrait pour le cinéma, ce qui partout où je me rends m'assimile à un snob, je n’avais pas décroché un mot, avec cette ambiance plombée par dessus le marché qui ne me rendait pas l’insertion facile, comme on dit aujourd’hui.
Entré en trombe, Raphaël faillit renverser la table d’un coup de pare-choc, et je revoie la posture de Solène, comme en déséquilibre. On aurait dit une statue avec la crainte qu’elle ne se désagrège. À peine sorti de son bolide, le héros du jour nous considéra sans plus de gêne que ça, ouvrit la bouche, se passa la main sur une barbe de trois jour, et se tourna vers sa femme. C’est toi qui a combiné ça ?... On se serait cru dans un feuilleton télé, un truc à dix balles, mais ce coup-ci, les acteurs se passionnaient pour leur rôle, ce qui rendait la situation comique, et je me souviens avoir dissimulé un sourire quand je surpris mon amie, celle qui m’avait invité, à me faire les gros yeux, comme si je ne respectais pas mon contrat de figurant.
Bien entendu, en dépit de leurs expériences en matière de scénarios bidons, personne ici ne s’attendait à cette chute. Solène, qui avait évoqué une blague de son mari, allait être servie. Tout à trac et en dépit de notre présence, le nouvel arrivant déballa un contentieux, déclara ne plus l’aimer et préférer une certaine Miou Miou, avec laquelle il s’installait. À ce nom, virant au vert, Solène fila dans la maison. Je vous jure ! Tout ça sous les caméras... Lui tira une valise vide du coffre de la BMW, et sans s’en faire, disparut dans une pièce qui semblait être leur chambre, et d’où nous parvinrent des hurlements, sans qu’ils prennent la peine de pousser la fenêtre.
Il est resté, disons... dix minutes, et encore pour faire un compte rond, fourra sa valise bourrée à bloc dans le coffre, le claqua en coinçant une cravate qui sur la route s’agita comme un fanion. Moi, j’étais décidé à foutre le camp pour de bon, et sans prendre de gants. Les paumes plaquées aux joues la bouche ouverte, les doigts malaxés et les crises de larmes, très peu pour moi, même si j’avais pas payé la représentation, un vrai navet...
Et, juste à l’instant où je tournais la clé de contact, j’entendis celle assumant le rôle de consolatrice, berçant la pauvre Solène, la bécotant, l’épongeant avec une serviette de table, et tu ne t’es doutée de rien ?... Évidement, Solène a redémarré, bouhhh, et je n’en revenais toujours pas, chez des gens de spectacle, de ne pas quitter la scène une fois le rideau tiré. Miou Miou, poursuivit celle qui l’avait prise sous son aile, tu ne vas pas me dire que c’est... À cet instant, un autre, très proche du couple d’après mes informations, prit la relève, entrainant Solène à l’intérieur. Non, non, marmonna-t-il, c’est leur voisine de palier, elle lui ressemble, c’est tout...