Les noms de famille commençant par Du encombrent le Bottin et Germain m'avait assuré s'être amusé les compter, estimant qu'au final, Dujardin ne sonnait pas si mal. Ça lui convenait. Sur la tombe de ses parents, il avait remercié les disparus, comme si en leur temps, ceux-ci avaient choisi sur un nuancier Dujardin plutôt que Dubois, Ducreux ou même Duval.
Il restait persuadé qu'un nom définit un inconnu avant d'être présenté, et si d'aventure l'individu ne s'approchait ni de près ni de loin de l'idée qu'il s'en était faite, c'était un imposteur... S'ensuivait immanquablement une déception, et rien ne pouvait l'en distraire.
Au siècle dernier, Germain Dujardin aurait été défini comme trimardeur, mais aujourd'hui, on l'assimilait à nombre de SDF, sans domicile fixe, dénomination administrative et qui figurait jadis sur la carte d'identité. À l'époque, c'était signe de marginalité, aujourd'hui, c'est porté comme une tare, et le SDF restera longtemps aux yeux de beaucoup celui qui remue des zones troubles, profondes et incontrôlables, un mélange de culpabilité et de projection. Forcément, seuls les imbéciles n'ont pas compris combien ces gens renvoient aux conséquences des malheurs de la vie, un décès, un accident, une perte d'emploi, aggravés d'un désert affectif pour cause d'absence d'entourage ou de famille, parfois les deux conjugués.
Germain Dujardin avait donc enterré ses parents à l'âge de dix-huit ans et, depuis, une errance avait débuté du nord au sud, ville par ville, village après village, et il aurait pu dresser une carte exacte des lieux hospitaliers des départements, ainsi que les endroits à fuir, pour risque de morsure, de trépasser d'inanition voire de soif, et bien d'autres dommages qui, si cet homme avait été écrivain, auraient été source d'un récit intitulé, Les tribulations d'un lépreux.
Jack London s'y est essayé à Londres en 1902, et qui constata sitôt ses habits troqués pour ceux de démunis : Je découvris un tas d'autres changements survenus de mon nouvel accoutrement. Lorsque je traversais - par exemple aux carrefours - les encombrements de voitures, je devais décupler mon agileté(sic) pour ne pas me faire écraser... Tout est dit, et moi-même, après une opération au genou, boiteux progressant comme une tortue, ai failli y laisser ma peau bien des fois, comprenant de suite le calvaire des personnes tant soit peu handicapées, âgées ou non, la situation de faiblesse primant sur le reste. Et lorsque l'on cumule faiblesse et pauvreté, bien inspiré celui qui esquisse le signe de croix avant de poser un pied sur la chaussée.
Dégourdi, Germain Dujardin n'était pas citoyen à s'en laisser conter, pas plus qu'à se laisser manquer de respect. Établi depuis peu dans la capitale, sa réputation s'était répandue d'un squat à l'autre, dans lesquels il tenait conférence, cherchant à sortir le misérable de sa torpeur. Il apparaissait avec un chien nommé Bakounine, bâtard pas facile, dont tous s'écartaient en dépit de la réprobation du maître, assurant qu'il était inoffensif, sauf avec les bourgeois, raillait-il. Il arborait un bâton qui le devançait, ainsi qu'une coiffe de rasta maronnasse, et son dos s'arrondissait d'un sac minuscule, recelant non sa fortune mais ce qui lui était précieux.
Sa voix grave et forte avait quelque chose de terrifiant, et c'était curieux sur les brocantes où je l'ai rencontré alors qu'il s'embauchait pour les déballages, de l'observer transbahuter des caisses de bibelots, buste droit, l'allure martiale d'un aristocrate contraint de s'abaisser à gagner son pain. Avant de se mettre à l'ouvrage, immanquablement, il déposait sac et bâton sur mon stand comme au vestiaire, m'adressant un mot qui sonnait comme un commandement. Je peux ?... Comme il m'avait dit fréquenter le milieu anarchiste parisien, j'avais tendu l'oreille, d'autant que sur ces expositions seuls des kabyles se louaient à l'heure, venus les uns après les autres d'un même village, et en qui les exposants avaient toute confiance. Une exception contournait l'entendement, un certain Marcel à rendre divers services, zigzagant et en lutte contre des renvois quand il n'éructait pas, tout un poème, dont je parlerai un jour, certainement...
Mon voisin de stand, d'emblée baptisé Voltaire vu sa forte ressemblance avec l'original, avait tiré Germain Dujardin du trottoir où il dormait sur des cartons, lui offrant de petits boulots de portage quotidien dix jours d'affilée, avec en prime le droit d'user du camion comme d'une chambre à coucher... J'avais stoppé les conversations avec lui, quelque peu brutalement, à cause de Bakounine. Souvent l'animal patientait au pied du barnum de Voltaire auquel la laisse était fixée, et qui, comme beaucoup de chiens adoptés à la SPA, passait son temps à brailler sitôt que le maître tournait le dos. Comme Germain Dujardin ne comprenait pas combien les aboiements de son compagnon libertaire m'horripilaient, je lui en avais fait la remarque et, aussitôt, il s'était rembruni, offensé que l'on puisse critiquer son animal.
Après coup, j'avais déploré ma réflexion, de toutes les façons inutile, me privant ainsi de récits qui valaient toutes les expériences de Jack London et Georges Orwell ( La vache enragée, reparue sous ce titre, Dans la dèche de Paris à Londres) réunies. Peu de chineurs imaginent l'ennui qui terrasse le brocanteur dans l'attente du client, et même Voltaire, l'employeur de Germain Dujardin, autre phénomène, ne parvenait à me distraire de 11 à 19h sans défaillir. J'avais donc le regret des confessions de cet homme au chien clabaudant, mais non de ses cigarettes roulées qui me soulevaient le cœur.
Germain Dujardin était sous l'emprise d'une passion, de celles qui lassent l'auditeur, qu'on appréhende dès l'instant où elles refont surface. Dans ce métier, il est de longues heures à rêvasser, et lui, à quoi s'occupait-il l'esprit, vers quelle destinations s'évadait-il ? Ho, pas bien loin, sans besoin de franchir les océans, non, il parcourait de nouveau la France comme du temps où il usait le trimard, comme déroulant un éternel documentaire. Dès le matin, son dos me masquait le Port de l'Arsenal en contrebas de nos baraques d'exposition, tandis qu'il roulait ses affreuses cigarettes puantes, avant de dessiner inlassablement du bout de son bâton des signes cabalistiques.
Et puis, venait le moment de transmettre ses connaissances, au premier venu, et comme Voltaire l'envoyait sur les roses avec ses lubies, il se rabattait sur sokolo, bon prince, qui lui désignait un fauteuil refait à neuf, avec néanmoins la crainte qu'il ne grille le velours des cendres rougeoyantes de son mégot ayant une fâcheuse tendance à chuter sans prévenir. Les plus beaux se trouvaient dans l'Aube, sur pivot, plus de 130 en structure bois. Mais c'était au 18éme siècle... Il évoquait ses moulins à vent... J'en avais pour l'après-midi, et lorsqu'un curieux franchissait le seuil de ma baraque, dans un premier temps, mon conférencier fermait son clapet, histoire de jauger, promeneur ou client, auquel cas, il s'effaçait discrètement, rejoignait Bakounine qui aussitôt trépignait en gémissant. Des entractes rares et de courte durée, et à peine l'intrus faisait-il mine de regagner l'allée, que Germain Dujardin se réinstallait, reprenait la phrase là où il l'avait laissée en suspens, usant d'une même intonation.
À l'époque et sous sa tutelle, j'étais incollable sur les moulins à vent, les gros, les petits, en pierre, en bois, en toit de tuile, d'ardoise et même en paille, à force de subir ses cours magistraux débités par tous temps, sous la chaleur accablante emmagasinée par les tôles ondulées au-dessus de nos têtes, sous la pluie qui tambourinait me donnant des frayeurs, moi toujours inquiet pour mes vernis au tampon sur lesquels j'avais tant sué. Rien ne l'arrêtait, ni les bourrasques, ni les tempêtes de neige. Les pales tournaient dans sa tête, les meules se rapprochaient pour broyer les grains, il trempait les doigts dans la poudre qui s'écoulait dans un sac de jute, la sentait, toussait à cause de son mégot en fin de course, trempait la langue dans le creux de la paume, me donnait son avis, un grand cru de farine, bien blanche... Je demandais grâce, mais il frémissait au grincement des pales sous la poussée d'une rafale de la forêt d'Orient, et Germain Dujardin aimait trop ses moulins pour les trahir, ne pas me transmettre leur bonjour.
Que j'ai souffert, tandis qu'en route vers la buvette, Voltaire nous dépassait, m'adressant le signe discret de jeter un œil sur sa marchandise, se payant ma tête d'un rire silencieux, découvrant sa bouche édentée, lui qui refusait tout appareil dentaire, mastiquait la viande de ses gencives durcies, désignant le maître de Bakounine dans son fauteuil d'un mouvement de menton ironique et se tapant la cuisse. Je maudissais les semaines de comporter cinq jours ouvrables durant lesquels pas un chat ne venait l'interrompre, si on excluait des commerçants en vadrouille les lundis, jamais nombreux. Pas de quoi lui couper le fil !
Il me décrivait les départementales et les chemins vicinaux explorés, les plaines précédant les montagnes et se jetant dans la mer, les couchers de soleil sur les îles, assis à déjà rouler ses clopes puantes, les arcs en ciel, avant de croiser dans un chenil de la SPA un chiot maltraité, et qui lui avait transmis ses misères de ses yeux larmoyants.
Il m'avait décrit ses bivouacs, dans des granges, des futaies, en vrai cheminot, des baraques de chantier dont il forçait les serrures, de drôles de dortoirs où il s'était affalé sans se questionner, agité dans la seconde, car figurez-vous qu'il ronflait, et en gardait comme une gêne, de devoir confier ça, à moi qui m'en tamponnait le coquillard, de ses concerts nocturnes à la belle étoile. Non, je désirais juste un peu de silence sur mon stand, qu'il m'autorise à ouvrir La lie de la terre d'Arthur Kœstler là où je l'avais laissé, déjà que la lecture réclamait tant de concentration avec le trafic routier dans notre dos, les camions et les cars de touristes qui nous empestaient sur le Boulevard Bourdon.
Quand j'ai adopté Bakounine, je me suis rangé des voitures... Il rallume son mégot, me fixe larme à l'œil, heureux et malheureux, allez savoir, de s'être embourgeoisé en optant pour une vie de famille. Tiens, j'en aurais pleuré d'entendre ses confidences, qu'il soit installé à Paris dans la pollution, navigant dans le milieu anarchiste, et j'imaginais les militants rue Amelot ou rue des Vignolles l'écouter patiemment, comme sokolo regard sur les péniches le long du quai. Trouvant refuge dans les squats, il finissait immanquablement par se brouiller avec l'entourage, lui, l'homme des bois, sa coiffe rasta marronnasse de travers, appuyé à son bâton, Bakounine un pas en arrière, car tout libertaire qu'il se réclamait d'être, il avait dressé son chien avec des concepts plutôt raides, sa seule liberté consistant à briser les tympans des brocanteurs, les miens surtout, raison pour laquelle nous avions un jour cessé ces très passionnants entretiens...
Et puis, la nuit tombée en novembre par un froid glacial, je vois mon Voltaire se battre les côtes en piétinant devant son stand. Mais qu'est-ce qu'il branle... De temps à autre, il évalue son armoire régionale, une livraison à la fermeture du salon, et comme 19h approche, il peste le regard braqué sur le bout de l'allée, la sortie donnant Place de la Bastille. Dis, qu'il me fait, tu l'as vu dans l'après-midi ?... Je souffle sur mes doigts, furieux d'avoir oublié mes gants. Germain ? Non, du coup, j'ai fini mon bouquin... Voltaire s'approche, par politesse lorgne le titre. Connais pas, c'est bien ? J'arrive à rire sans fendre mes gerçures, et comme lui, fourre les mains sous les aisselles, frappe le sol de mes godasses. Un livre intéressant, mais ça ne parle pas de fesses, tu t'ennuierais...
Il se déride, découvrant ses gencives en boudin dégonflé sur lesquelles ses lèvres se referment, avec un creux lui donnant l'air mauvais. Il est furieux. Jamais j'y arriverai seul, trois étages sans ascenseurs. Et c'est pas la vieille qui va m'aider... La vieille est passée lui porter une avance, en espèces, recomptée à deux reprises, à cause des doigts gourds. C'est une bourgeoise de son âge qui gloussait à mesure qu'il chuchotait des histoires, émaillées d'allusions sans équivoque, que je connais par cœur. En dépit de son physique peu ragoûtant, il a le chic avec les femmes distinguées, et peu importe leur date de naissance, pour leur lâcher à l'oreille des mots et des bouts de phrases à faire rougir des carabins.
J'avais découvert que beaucoup de ces dames adorent côtoyer ce genre de loustics, s'encanailler au bord du canal, à l'abri des regards dans ces baraques en bois. Lui, ne perdant pas le nord, en profite pour ferrer à l'instant propice. L'affaire conclue, Voltaire me rejoint. T'as vu comme elle se marrait ? Sûr, en se dandinant, elle pissait dans sa culotte. Si, si... Il ricane, tapote son cœur, là où est rangée la liasse de biftons. C'est un vieux de la vieille qui connait toutes les ficelles, mais avec son porteur mâtiné rasta, il réalise sa méprise. Moi qui le croyais sérieux. Me faire faux bond, à un ancien chiffonnier ! Il se frappe la poitrine. Quand je pense qu'il dormait sur un carton, juste derrière, que je l'avais cru mort. L'enfoiré !...
Je tente de le calmer car il s'échauffe sans besoin de souffler sur les braises. Je lui suggère des explications. Germain a eu un empêchement, et puis, il reste cinq minutes avant la fermeture. Il fulmine. Je lui avais dit de se pointer avant !!! Je m'écarte, baisse le rideau caoutchouté sensé protéger la marchandise la nuit, un coup d'agrafeuse. C'est ça, casse-toi, vous êtes bien tous des fumiers. Ça vous amuse, de me voir dans la merde. Je lui serre néanmoins la main, sachant à force de voisiner d'une session à l'autre, de stand en stand, que demain il tempêtera contre un brocanteur imprudent, qui comme moi, fera semblant de ne rien entendre. Depuis qu'il a perdu sa femme, il est encore plus teigneux qu'à la naissance.
Le lendemain matin à 11h, l'armoire régionale a disparu et Voltaire époussette ses bibelots, sifflant une rengaine d'Édith Piaf. Ça boum, que je lance en remontant le rideau ? Tu me prêtes ton escabeau ? Au petit poil, mon gars. J'ai soudoyé un gardien pour la livraison... J'ai viré ce bon à rien de Germain. Tu sais ce qu'il fabriquait, tandis qu'on se les gelait à l'attendre ? Au ton, je pressens une catastrophe, je connais la délicatesse de Voltaire les jours de grand vent... Il dépose l'escabeau à mes pieds, me fixe, sans plus envie de siffloter quoi que ce soit, il hurle. Il était là ! De l'index, il pointe le fond du stand, ou plutôt le trottoir juste derrière où est garé son camion, un véhicule d'un autre âge qui enfume la rue au dixième tour de clé.
Puis, il me souffle dans le nez, hargneux comme la veille au soir. Il cuvait, oui, bourré à ne pouvoir articuler une syllabe. Enroulé dans les couvertures dont je me sers pour les meubles, du vomi partout et son clébard qu'a chié sur le siège. Je l'ai alpagué par la peau des fesses, l'ai balancé sur le trottoir. Voltaire se calme comme souvent, d'un coup satisfait d'avoir déversé sa bile, me donne une frappe amicale du poing, sur l'épaule. C'est samedi, t'as vu la météo ? Beau, un froid sec, on va vider le stand. Tu jettes un œil sur la camelote et je te paye un café ?...
Depuis belle lurette, je n'exerce plus cette profession, sans regret, et en dépit d'invitations d'anciens collègues reçues avec une régularité de métronome, je me défile, ne sachant comment me comporter, de peur de devoir de stand en stand répéter une même litanie, mon changement de parcours, et puis des tas d'autres choses qui déclencheraient en moi ce que je fuis toujours un peu, quoi que je dise...
En mars dernier, je remontais la rue Saint Denis près des Halles, quand j'aperçois une silhouette repliée sur un carton, qui à priori ne me dit rien, mais le chien m'intrigue. Lépreux, et qui tente maladroitement de changer de position, avec des couinements. Une fois réinstallé en s'affaissant, il pose le museau sur le tas de chiffons qui bouge à son tour. Une main sort, replace une coiffe maronnasse mangée par les mites. Contre la façade de l'immeuble, un bâton...
Et c'est plus fort que moi, je murmure une idiotie, de ces trucs qui passent par la tête, regrettés dans l'instant. Mais... c'est Bakounine, dans un état... Comme au sortir d'un pugilat avec Karl Marx à un congrès de la première Internationale... Je n'ose intervenir, trop secoué par l'apparition, choqué aussi de cette écuelle dans laquelle certains ont jeté au passage un euro, les plus généreux. Enfin, un seul, si je me souviens bien. Je m'accroupis, tire un billet de mon portefeuille, secoue Germain Dujardin, lui fourre mon obole dans une main qui disparait aussitôt. Alors je repense à la fierté de ce type, qui à présent marmonne ce que je crois être un merci, lui qui m'assurait ne jamais avoir tendu la main. Je le réentends, avant qu'il ne reprenne ses leçons sur les moulins à vent. Jamais...
Troublé, je m'éloigne dans la rue Saint Denis dans laquelle de grosses gouttes font fuir les passants, quand une idée me vient, qui s'installe, m'obsède, et je me mets en quête d'une supérette. Ne connaissant pas vraiment le quartier, je tourne et vire, et lorsque je ressors encombré de mon achat, la pluie balaye la rue des Innocents. J'allonge le pas, au loin un gyrophare tourbillonne et de suite je pense à la police que Germain Dujardin fuyait, un réflexe idiot, lié à son passé de trimardeur.
J'essuie mes verres de lunettes, ce ne sont que des éboueurs, et d'où je suis, j'assiste à une scène qui n'en est pas une, et qui me met en rage. L'un d'eux se baisse, saisit le carton à présent détrempé où reposait quelques minutes auparavant l'ancien porteur de Voltaire, le jette dans la benne. C'est comme le dernier plan fixe d'un film, une tragédie avec des violons, moi, figé en pleine rue serrant comme un bébé mes 5kg de croquettes sous l'averse, tandis que les tenues fluo s'approchent lentement en débarrassant les trottoirs...