sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

71 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 juin 2011

sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

Les vendredis de Sokolo «Le train de 7h35...»

En avance, Claude Gazeau faisait les cent pas. N'ayant rien avalé au réveil, la même acidité remontait dans l'œsophage, aussi lorgna-t-il le snack de la gare de l'Est. Depuis tout petit, s'introduire dans un lieu clos déjà occupé lui était désagréable, surtout avec l'obligation de s'adresser à une inconnue qui allait le prendre de haut.

sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En avance, Claude Gazeau faisait les cent pas. N'ayant rien avalé au réveil, la même acidité remontait dans l'œsophage, aussi lorgna-t-il le snack de la gare de l'Est. Depuis tout petit, s'introduire dans un lieu clos déjà occupé lui était désagréable, surtout avec l'obligation de s'adresser à une inconnue qui allait le prendre de haut.

D'une voix éteinte, une jeune femme demanda ce qu'il désirait, aussi bredouilla-t-il désignant du menton la machine à café. Un double, avec un croissant... Une autre viennoiserie lui avait attiré l'œil, mais comme il en ignorait le nom, il avait préféré se contenter d'un croissant qui lui resterait sur l'estomac.

La serveuse lui évoqua de suite Réjane, sa fille, qui à cette heure ne tarderait pas à se lever, prendre sa douche, s'habiller puis trotter jusqu'à la pizzeria. Il pensait à elle chaque matin, et le médecin avait effleuré ses obsessions. Ce n'est plus une gamine. Laissez-là vivre tranquille. Pour lui, ce vivre tranquille, c'était oublier son père, en avoir honte, si ça se trouve. Claude Gazeau fouilla ses poches de veste, celles de pantalon, en proie à une bouffée de chaleur. Il tria un amas de monnaie, ramassa une pièce échappée, s'excusa, et précédé de son plateau, regarda comment les autres clients s'étaient installés, loin les uns des autres. Alors, il se posa près de l'entrée, avec les courants d'air.

Sa plus grande peur depuis des mois, c'était de perdre l'usage de la parole, à force d'être seul. Et ça, il n'osait l'avouer au médecin, de crainte de moqueries éventuelles. La clientèle s'était déjà renouvelée, aussi se décida-t-il à quitter cet espace où personne ne s'attardait, jetant un regard étonné vers une jeune femme nez sur un journal gratuit, celui qu'il avait renoncé à saisir au passage. Une main de l'inconnue caressait distraitement un chien à ses pieds, et il s'était demandé si elle ne feignait pas de lire. Le panneau lumineux suspendu indiquait la voie 12, et il dépassa des employés SNCF plaisantant en début de quai. Machinalement, Claude Gazeau laissa pendre sa main du côté des gens en casquettes, avec en évidence son billet composté, se demandant lesquels d'entre eux contrôleraient les voyageurs.

Il redressa le buste, satisfait, sans plus, de constater combien ses tremblements s'étaient réduits dernièrement. D'avance, il décida de grimper dans le troisième wagon, sinon il atterrirait derrière la locomotive, à force d'hésitations, se disant qu'il y aurait plus de bruit, à cause des moteurs diesels. 2 heures 16 minutes jusqu'à Bar le Duc, se dit-il, ça va être long. Il avait toujours eu la mémoire des chiffres, et sa fille s'en agaçait, parlant comme le médecin, avec le même mot, ses obsessions...

Ce n'était pas son premier trajet sur un coup de tête, avec une frénésie de la revoir, sans prévenir. La dernière fois, Réjane était en vacances, et à la pizzeria on lui avait parlé d'un séjour sur le Nil, en compagnie de son petit ami. De suite, Claude Gazeau avait inventorié les bouteilles derrière le bar, et le patron avait esquissé un signe négatif, lui versant d'office un Perrier. Je vous l'offre. Vous savez, avait-il ajouté, c'est simple de téléphoner. Venir de si loin... D'entendre un type qui aurait pu être son gendre lui faire la leçon avait incité Claude Gazeau à s'attarder plus que nécessaire devant son verre, tel un consommateur respecté, un regard bravache sur la circulation, un coude raide sur le comptoir. Mais, paralysé tout de même, luttant contre les tremblements qu'il avait crus disparus jusqu'à la fin du mois. Rien n'est définitivement acquis, avait asséné le médecin, lui confiant que ce serait une lutte de tous les jours, avec des rechutes inévitables. Plus espacées, mais d'autant plus redoutables...

Les places assises ne manquaient pas dans ce wagon curieusement silencieux. Parsemé de gens mal éveillés, prompts à se disperser dans les nombreuses gares pointant en bordure des rails jusqu'à Bar le Duc, et dans lesquelles le conducteur prendrait son temps. Une fois la décision prise, chaque minute le séparant de 7 heures 35 s'éternisait. Pour tout, c'était pareil. Claude Gazeau agissait sous impulsion, pressé de combler un vide surgissant sous ses pas, et si une bouteille le narguait à portée de main, il s'y cramponnait. Jusqu'au sommeil, duquel il émergeait hanté par maints cauchemars. Dernièrement, il avait rêvé franchir le préau de l'école après le son de la cloche, terrorisé de ne pas retenir une récitation.

Il désespérait d'en sortir, se disant, un jour un voisin découvrira mon corps en travers de la chambre, et d'un coup, il pensait à Réjane, fonçait voir le docteur. Comme il s'y attendait, les voyageurs descendirent à tour de rôle, comme dans un jeu aux règles édictées d'avance, si bien qu'à l'arrêt précédant le terminus, Claude Gazeau resta seul dans son wagon. En propriétaire, il arpenta son domaine roulant, inspectant les fauteuils vides, y découvrit le même journal gratuit de la femme au chien. Il choisit une nouvelle place dans le sens de la marche, survola les pages en mouillant le doigt, se disant, Bar le Duc, n'attire décidemment personne...

Sur le quai désert, Claude Gazeau ne fut pas surpris qu'une dame en appui sur une canne et cherchant désespérément des yeux quelqu'un lui adressât un bout de doigt, afin d'être attendue. Pour la correspondance, pour Nancy, comment fait-on ?... Habituellement, c'était plutôt son genre de vouloir s'orienter, ou qu'il aille, et même au coin de sa rue, il lui arrivait de douter, ne plus savoir quelle porte pousser, nez vers les gouttières en recherche de repères. Près du souterrain, il reconnut les mêmes casquettes qu'à la gare de l'Est, brouillées d'une fumée éjectée d'une bouche en coin. Il tendit le bras, les désignant, conseilla à la voyageuse de les rattraper. Pour Claude Gazeau, la journée commençait bien. À 9H31 passées, il avait déjà prononcé trois mots.

Sur les hauteurs, il aperçut la tour de l'Horloge, et un instant il imagina y tuer le temps, Réjane ne disposant les couverts qu'aux alentours de midi moins le quart. Peut-être s'installerait-il dehors, sur le trottoir, mais probablement, à l'intérieur les sièges des années 60 l'attireraient, avec leur faux cannage en plastic jaune et rouge. Il s'y sentait bien assis. En fonction de la clémence printanière, les clients préféreraient l'ombre de la terrasse, avec la possibilité de fumer, comme l'employé de la SNCF et son regard indifférent au moment de quitter la gare. Il serait plus tranquille seul dans la salle. Comme ça, au passage, avec ses assiettes fumantes, Réjane pourrait lui glisser un mot vite fait.

Remontant doucement le Boulevard de la Rochelle, il savait déjà beaucoup de choses. D'abord, le temps qu'il lui restait à s'ennuyer dans les rues jusqu'à midi moins le quart. Elle l'avait déjà grondé de s'attabler trop tôt, la perturbant pour dresser. Au début, il n'avait pas compris l'expression, et devant son air désemparé elle s'était exclamée. Mais papa, c'est le langage de la profession, dresser, dresser la table, voyons... Touchée par la déroute de son père, elle lui avait appliqué un baiser sur le front, comme pour un enfant.

Ce jeudi ne serait sans doute pas comme la dernière fois, un mois plus tôt, quand il avait fait chou blanc, à cause de la croisière sur le Nil. Il avait encore en tête les paroles du patron, alors qu'il fixait coude au comptoir l'Ornain qui traverse la ville. Venir de si loin... Si le restaurateur avait su la suite... Comment il avait erré dans la ville haute le ventre creux, car manger au restaurant sans voir sa fille était impensable, s'était attardé devant les panoramas, à s'acharner à reconnaitre dans le décor les monuments représentés par de petits dessins plus grands que nature, et qui semblaient écraser les immeubles voisins. Dans l'attente du train de 17H13, qu'il avait raté, pour grimper dans celui de 17H58. Approchant du pont Notre-Dame et sur lequel il s'accouderait une demi-heure, il soliloquait, facile, ça se termine en huit, comme ma date de naissance, le 8/8/58.

Comme à chaque visite, sur la grève, il se remplirait les poches de graviers minuscules, sans se faire remarquer. Les lancerait du pont qui enjambe l'Ornain, juste entre la pile où a poussé cette drôle de chapelle et le bac à fleurs. Dans l'eau peu profonde et si limpide, il avait repéré les truites, comme celles de son enfance, au même endroit. Discrètement et seulement quand le pont était déserté, il balançait un gravier. Raté ! Comme quand il était gamin, aussi maladroit, même sans trembler, même sans alcool. Le médecin l'avait prévenu, ce coup-ci, avec vos remontées gastriques, faut tenir. Sinon... Pour une fois, contournant la salle d'attente, le toubib l'avait raccompagné jusqu'à la sortie, lui secouant la main longuement, comme à un personnage important. Et ce n'est pas votre refus des examens qui arrangera les choses... Il n'avait pas aimé cette façon de le retenir fermement, cette façon de planter son regard dans le sien, sévère. Sinon, avait répété le médecin...

Sur le pont Notre-Dame, le sinon médical résonnant comme dans le couloir capitonné lui gâchait sa chasse à la truite. Raté ! Il en vit deux se faufiler en direction d'une sorte de presqu'ile rocailleuse envahie par les herbes, et Claude Gazeau jeta rageusement une dernière poignée de graviers, considéra la rive gauche, puis se préoccupa de celle de droite où était située la pizzeria, à l'angle, un peu plus loin, et d'où il était possible de l'apercevoir. Les yeux vides sur l'Ornain, il se dit une fois de plus qu'il avait raté toutes les truites, comme le reste, les seules choses à sa portée étant ces bouteilles d'alcool. Il avait tout essayé et, la mort dans l'âme, il lui était arrivé de verser leur contenu dans l'évier, comme il l'aurait fait avec du poison. Avec dégoût.

Alors, après avoir consulté sa montre, il rejoignit la rive. Pour quelques minutes d'avance, elle n'allait pas le houspiller... Comme prévu, le croissant faisait le yoyo et Claude Gazeau lorgna les étagères du bar. Ce maudit croissant regorgeant d'huile refusait de descendre. Ça va pas, mon papa ?... Elle lui ébouriffa le crâne. Dis-donc, la tonsure gagne du terrain... Tu prends quoi ? C'était toujours Réjane qui entamait le dialogue, s'accordant une fesse sur le plastic jaune et rouge, le temps qu'il se tranquillise, que l'émotion lui rende son souffle. Qu'il choisisse les mots qu'il faut, ceux testés à voix haute dans son wagon tout seul, à marmotter, inquiet de bafouiller devant cette serveuse, si jolie, qui ressemblait tant à sa mère....

En décembre, à la veille de Noël, il n'avait prononcé qu'un bonjour en arrivant, et puis plus rien jusqu'à la fin de sa pizza qu'il ne savait jamais par quel bout attaquer. Un rond, forcément, ça n'a pas de prise. Sa réflexion avait amusé le patron qui passait avec son ardoise, lui promettant de lui en concocter une carrée. La pizza Gazeau, avait-il ajouté, traçant pour rire au bas de son menu les lettres à la craie qui avaient fait rougir le père de Réjane. Sans doute à cause d'un excès de modestie, depuis tout petit, il avait l'impression d'être la cible préférée de plaisanteries, non pas cruelles, mais juste pour titiller, le voir entrer dans sa coquille, enfoncer sa tête dans le cou.

Alors, je te sers un Perrier ?... Claude Gazeau hésita, comme d'habitude, mais ce coup-ci en lutte contre ce maudit croissant, décidemment mauvais. Non, murmura-t-il un œil vers les étagères, plutôt une eau plate. Puis, il ajouta avec une grimace, se brossant l'estomac, ça yoyote... Réjane le sermonna agitant l'index. Toi... Elle allait le disputer, comme souvent, alors qu'il sortait tout juste de sa cure, n'avait pas seulement respiré un flacon, ceux cachés par certains à l'hôpital. Réjane n'était pourtant pas méchante, et une fois son père retourné vers la gare, elle restait souvent prostrée à la fin de son service sur une chaise en plastic aux couleurs vives, sans pouvoir ôter son tablier. Les yeux dans le vague, à imaginer sa vie en banlieue, dans cet immeuble crasseux duquel elle était repartie les larmes aux yeux.

Par un fait exprès et comme pour contrarier Claude Gazeau, une équipe du bâtiment avait envahi les tables d'à côté, et qui touchaient la sienne, un ouvrier en combinaison blanche et poches aux genoux le bousculant au passage. La compagnie ne vous fait pas peur ?... Claude Gazeau reconnut immédiatement la tenue, et ne put réprimer un sourire. On est un peu bruyant, ça rigole, mais on n'est pas payé cher. Tous éclatèrent de rire. Si ça vous intéresse, on cherche un carreleur. Un vrai, pas un rigolo. On refait toute la boutique au coin, une grande marque... Un collègue en salopette le coupa. Hop hop hop, pas de pub à table. Réjane, cria-t-il à travers la salle, comme d'hab, des jaunes... Sauf pour monsieur, ajouta-t-il désignant le voisin de Claude Gazeau, qui préfère sa menthe à l'eau. Devant la blague éculée, l'équipe esquissa une moue. N'oublie pas les glaçons, poursuivit un troisième, comme la semaine dernière...

Ensuite, les nouveaux venus trinquèrent en piochant dans des coupelles de cacahouètes, tandis que le père de Réjane triturait la pizza de son couteau sans parvenir à rien, obsédé par l'odeur d'anis. Sa fille s'approcha vivement, t'es bien installé, mon papa, tu ne veux pas changer de place ?... Un coin plus tranquille ? Il secoua la tête. Non, je suis bien. Puis, il souffla, les yeux allumés. Monsieur est carreleur... Son voisin qui tendait l'oreille répliqua fièrement. Je veux ! J'ai même achevé mon Tour de France. Des comme moi, tiens, le patron aspire à en trouver, rien qu'un... Il frappa la table du poing. Depuis deux mois, il passe des annonces, pas un coup de fil. Silence-radio, grinça-t-il tirant sur ses dents. Pas ça !...

Ses collègues entamèrent un débat autour d'un différend, savoir si les joueurs de foot valaient tant d'argent, si c'était si bien que ça, d'être vendu d'un club à l'autre, tels des esclaves. Avant de s'éloigner, la serveuse glissa quelques mots à l'oreille du carreleur, lequel se figea, avant de lancer un regard en biais à son voisin penché sur sa pizza qui glissait d'un bord à l'autre de l'assiette. Quand il avait reconnu la tenue renforcée aux genoux, machinalement, Claude Gazeau s'était frotté discrètement le sien, le droit, celui qui le faisait le plus souffrir les derniers temps, avant d'arrêter ce métier, se demandant s'il pourrait s'agenouiller de nouveau, des heures à tapoter des tomettes de son maillet.

Ce fut au moment où les tagliatelles atterrirent devant lui que le carreleur se pencha vers son voisin. Parait que t'es Compagnon du Tour de France, toi aussi ? Il déplia sa serviette sur ses jambes. Si t'es dans le besoin, j'en cause au patron. C'est bien payé. T'es de Paris ? Ma belle-sœur peut te loger. Pas le château de Versailles, mais correct. Propre. Et... pas cher. Le carreleur s'était étonné de grosses larmes sur un reste de pâte, et alors, levant les yeux, il vit dans l'encadrement de la porte une femme en arrêt, doigts crispés sur son sac à main, et qui fouillait des yeux la salle. Réjane qui surveillait la scène du passe-plats des cuisines se dirigea vers son père. C'est moi qui ai appelé maman. Faut pas que tu repartes, papa, s'il te plait... Elle vit bien Claude Gazeau en quête d'issue, comme paniqué. Transitant au bar et repartant avec un plateau chargé de verres de bière, elle perçut un filet de voix, j'ai peur... Mais ça n'avait plus d'importance...

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.