On ne peut pas décamper d’une soirée comme ça, se disait Sylvaine, vidant un verre qu’elle pensait être le dernier. Un couple, le deuxième à fausser compagnie avec discrétion, s’excusa pour atteindre les vêtements en vrac sur le lit, dans une chambre au bout de l’appartement et dont Léo détenait la clé. D’ici une heure, les lumières éteintes, la sono coupée, l’immeuble retrouverait sa quiétude. À peine cinq heures...
Elle fit la moue lorgnant son verre vide, redressa la tête en direction des derniers cramponnés l’un à l’autre sur l’espace réservé à la danse, haussa les épaules, tendit la main vers le guéridon, se versa un fond de bouteille au hasard. À gerber, grimaça-t-elle.
En début de soirée, le ronchon du dessus avait sonné, réclamé Laura et, comme à la grande inquiétude de Léo un mauvais trip la clouait à l’extrémité de l’appartement dans sa chambre contiguë à celle des parents, Sylvaine avait eu la présence d’esprit de l’excuser, patraque, un début de grippe, mais avec tous ces préparatifs, elle avait préféré ne pas annuler, ne pas décevoir les amis. Bon, le vieux avait lorgné par-dessus son épaule vers les spots qui crachaient leurs flashs et, index fourrés dans les oreilles, avait signifié de baisser le volume. Sylvaine lui avait décoché un de ses sourires tueurs, si bien qu’il en avait raté une marche.
Ensuite, elle avait rejoint le reste de la bande, en rythme, lascive, et saisissant le premier venu telle une pieuvre langoureuse, avait hurlé de concert avec les danseurs. Léo s’était frayé un passage, à coups d’épaules, avec sa grâce habituelle, dis, c’était qui, ce coup de sonnette ?... Lui, c’est le frère de Laura, qui danse comme un pied, mais possède un atout majeur, une frimousse à faire craquer sœur Emmanuelle. Elle l’avait toujours gardé en réserve, un en-cas si elle faisait chou blanc, un risque mince et sans précédent, même le jour où elle ne pouvait plus mettre un pied devant l’autre, hébergée chez ce type, dans cette colocation, que des mecs, tous plus vicelards les uns que les autres.
Au réveil, ne se souvenant plus de grand-chose, elle avait enfilé ses vêtements à la hâte, somnolente sur la ligne 7 du métro et pris un café à Mairie d’Ivry, un troquet d’immigrés sans croissants. La honte ! Comment ai-je pu me laisser tripoter par tous ces lascars, même pas attirants, s’était-elle lamentée, sidérée par un mal de crâne... Le patron avait posé le Doliprane sur une soucoupe, le verre d’eau sur une autre. Hé, faut pas pleurer, une belle fille comme vous... Brouillée par les larmes, elle avait aperçu une tête de travers, taillée à la serpe et burinée, avec une grimace pour s’excuser, tandis que le corps se dandinait d’un pied sur l’autre avant de regagner son comptoir. Ensuite, ce fut la Bérézina, visage enfoui entre ses bras croisés sur le guéridon. Choukrane... avait murmuré Sylvaine, comme pour elle-même Chaque fois qu’elle pensait à son père, c’était une même tempête intérieure, d’où elle ressortait démâtée.
Léo avait paru contrarié. Merde, t’es certaine, un grand mince au pantalon trop court ? Des amis des parents... Ensuite, dans un coin du salon près du balcon, il avait poursuivi. Laura est complètement schlass ! Son frère s’était ensuite plaint, elle aurait pu attendre avant d’avaler ce truc, du coup, tout lui retombait sur les épaules. Et les invités de sa sœur, pour les tenir, il pouvait s’accrocher. Beaucoup de plus âgés que lui, pas prêts de se laisser piloter par Léo. Un instant, Sylvaine avait été tentée d’une danse avec le jeune frère de sa copine, mais c’était pas son truc, préférant passer la soirée à surveiller la sono, de peur que l’enquiquineur du dessus ne s’introduise avec sa clé, une idiotie des parents, afin qu’il intervienne en cas de problèmes. Ils n’avaient que ce mot à la bouche, problèmes. De plus, comme Léo ne foutait plus rien en classe, interdiction lui était faite de sortir, et il soupçonnait le grand avec ses feux de plancher de veiller au grain du haut de son balcon.
Sylvaine avait laissé en plan le frère de Laura quand il avait plaqué ses écouteurs sur les oreilles, assis sur les talons et dos au mur. Leur fête ne le concernait pas, tout ce qu’il souhaitait, c’est qu’ils débarrassent le plancher, au plus vite, afin de remettre de l’ordre dans tout ce bordel. La clé de la chambre des parents était dans sa poche, interdisant une partie de jambes en l’air sur le lit où il avait été conçu, et qui servait de vestiaire. Aucun respect, ces connards. Il n’était pas minuit que la sienne était déjà squattée, par deux gonzesses, en plus, et dans une posture qui lui avait levé les yeux au ciel avant de s’éclipser sur la pointe des pieds.
Parfois, il matait Sylvaine discrètement, scannait chaque parcelle de son corps, sans oser comme elle soutenir un regard sans ciller, évaluer la proie avec insistance et l’œil expert du maquignon à la foire aux bestiaux. Elle buvait beaucoup, trop, mais il savait combien elle tenait la route, enfin, sauf dernièrement quand elle avait été emportée comme un sac de son par un sale type qu’on n’avait plus revu. Le fils d’un juge qu’il n’avait pas pu saquer sitôt le seuil franchi. Sa frangine lui avait rapporté les cancans, comment elle était passée de l’un à l’autre, sans s’en rendre vraiment compte, à ce qu’elle disait. Parait qu’elle avait pleuré ensuite, toujours d’après Laura, et ça avait paru drôle à Léo, une fille si déterminée et au sarcasme facile.
Comme il n’y avait plus grand monde, Sylvaine éteignit les spots un à un, retrouva Léo dans la cuisine et qui semblait attendre de verrouiller la porte. Plongé dans une bande dessinée devant un café, il triturait une narine. Je peux m’asseoir, demanda Sylvaine agitant la main près de son visage. Il souleva ses écouteurs. Hein ?... C’est alors qu’elle sourit, comme elle seule parmi les copines de Laura savait le faire, en lutte cependant contre cet inévitable vertige sitôt qu’elle ne maîtrisait plus ce qu’elle versait dans son verre.
Léo sursauta. T’es complètement fondue, tu flanques tout par terre, bordel !!! Sylvaine s’affala sur la chaise, tenta de lui ôter le chiffon des mains. Ça va, laisse tomber, pas besoin d’une empotée... Le regard fixe, elle grommela. Mon beau Léo, c’est pas gentil, c’que tu dis. Traite-moi de dinde, tant qu’tu y es. Léo s’affairait, tourné vers l’évier. C’est ça, ouais, et le beau Léo, c’est une invention de Ravel ?
Sylvaine se prit la tête dans les mains. T’as pas un cacheton ? Le frère de Laura tourna le buste. Pour les médocs, adresse-toi à la frangine, tiens, la v’la. Appuyée au chambranle, Laura s’étira bras écartés comme au sortir d’une sieste. Salut les noctambules, ça s’est bien passé ? Léo fit volte-face. Tu manques pas d’air !!! C’est maintenant qu’t’émerges ? Mate le souk dans la baraque, en plus, Feu de plancher s’en est mêlé suite au barouf... Laura se servit un café. Je vous en verse ? Tiens, toi, ton antalgique... C’est pas de bol, pour une fois qu’on est peinards, sans les parents. Sûr, Feu de plancher va faire son rapport.
De la fenêtre, on devinait les premières lueurs du jour, la cour se dessinait avec des tons étranges qu’aucun ne connaissait, et tous trois se retirèrent dans un silence qui tranchait avec la musique tonitruante qui secouait l’immeuble une heure plus tôt. Vous avez vraiment fait du ramdam ? Rien entendu. C’était une habitude de Laura, depuis toujours de ne pas s’encombrer de phrases, d’aller au plus pressé, et qui conférait parfois à ses interventions un style cassant qui sans doute l’aurait surprise si elle avait pu s’écouter. Léo qui la lorgnait depuis un moment n’y tint plus. T’aurais pu passer une robe de chambre. Tu crois que c’est une tenue, ton soutif et ton string, merde, on est à table !
Sylvaine pouffa. Incroyable, se moqua Laura, je crois entendre les parents, et c’est plus jeune que nous... Vas-y, répète, j’hallucine. Ce fut l’instant choisi par Sylvaine pour s’étirer à son tour. J’pioncerais bien ici, minauda-t-elle en ôtant son chemisier. Désolé pour le soutif, on l’a acheté ensemble. Forcément, aux soldes, y a pas beaucoup de tissu. Elle rattrapa une bretelle, rentra du pouce un mamelon en ricanant. Au fait, ta chambre est libre, mon beau Léo, elle sont parties ? Laura qui s’excitait sur la prise de la cafetière piqua sa crise. Putain d’engin, depuis que j’le dis, faut le balancer ! De qui vous parlez ?
Léo s’empressa de répondre. Les deux tarlouzes, celles d’Henry IV. Comme elles décollaient pas de mon plumard, je les ai débarquées sur le palier. Puis, goguenard, il ajouta. À poil avec leurs fringues en main... Révulsée, Laura lorgna Sylvaine par en-dessous. Mais il est complètement ouf ce môme !!! T’as fait ça, connard ? Des filles vachement bien, pour qui je vais passer, je les connais à peine, et leur père, c’est mon prof de math. Nez dans sa tasse, Léo se délectait. Pense-tu, elle reviendront, ça leur a plu. Elle se dandinaient sur le palier en agitant leurs sous-vêtements... Au moment de fermer la porte, elles ont éclaté de rire...
Bon, lança Sylvaine le plus naturellement du monde, l’est temps d’ôter le bas. Tu préfères que je prenne une douche, mon biquet ? Sans laisser le loisir à Léo de réagir, elle fit apparaître un même string que sa copine. Les soldes, j’tai prévenu, y avait plus que ce modèle. J’imaginais pas qu’un jour on seraient concurrentes. Laura haussa les épaules. J’te préviens, il ronfle. Il rudoie les cloisons. ! Le Transsibérien... Léo se dressa, menaçant. C’est des craques ! Moi, je change de piaule, ça empeste le parfum d’Henry IV, de quoi dégobiller. Je squatte celle des parents. Salut. Dans son dos, il entendit Sylvaine. Va pour la chambre des parents...N’oublie pas de te frotter le nécessaire !
Laura ouvrit la fenêtre. T’en veux une ?... Sa copine secoua la tête. Merci, je ne fume plus, depuis le départ de mon père, ça m’a coupé l’envie. Laura soufflait la fumée en direction de la cour, plissant les yeux vers une ampoule nue, seule trace de vie à cette heure. Certainement dans une cuisine, des locataires au réveil, peut-être pour se rendre place de la Contrescarpe puis rue Mouffetard. Quelqu’un passa devant la fenêtre, un homme, puis une femme avec un plateau. Tu les vois, murmura Sylvaine, ils vont prendre leur petit déjeuner... Regarde, le type fait comme toi, fume à la fenêtre. Puis, elle ajouta la voix cassée. Mon père aussi tirait sur sa clope du matin. La meilleure, qu’il disait ce con...
Tout en fermant la fenêtre, Laura l’interrompit. Et ta mère, elle dit quoi, depuis ?... Sylvaine se leva, fébrile, en recherche d’un fond de verre dans la vaisselle. Bredouille, elle se dirigea vers le salon, revint rayonnante. Presque plein... Elle l’avala d’un trait. Ma mère ? Elle dit plus rien. J’te laisse, je fourre ton frère sous la douche et ensuite on s’enferme. Laura tassa l’extrémité d’une cigarette, froissa le paquet. T’es complètement givrée...
Laura se sentait en pleine forme, le somnifère ingurgité dans la précipitation pour éviter une confrontation avec son ex avait agi mieux qu’espéré. Cette façon de la larguer, ce SMS découvert un matin sur la route d’Henry IV, les cours suivis dans le brouillard, un vrai cauchemar. Sylvaine adorait rédiger la liste des invités à sa place et, en dépit de cette douleur ravivée, Laura n’avait pas eu suffisamment de ressources pour rayer l’indésirable. Sa copine était si impétueuse, si portée aux mises en boite, qu’elle avait ravalé ses rancunes pour au dernier moment puiser dans la pharmacie maternelle.
Tous les soirs et devant son public, sa mère facilitait ses nuits, statufiée un verre d’eau à gauche, un somnifère à droite, et hop ! Elle basculait le front vers le plafond. Ensuite, main sur la poitrine, elle semblait suivre le projectile le long des tuyauteries. Un jour, Laura avait remplacé le cachet par un autre, elle ne savait trop quoi, pour voir. Toute guillerette, ce samedi matin, sa mère s’était introduite dans la cuisine plus tôt qu’à l’accoutumée. Elle avait d’abord baillé sans retenue, s’en excusant ensuite avec un sourire. J’ai dormi comme un bébé, certainement deux cachets au lieu d’un... Vous parlez d’une distraite. Puis, de nouveau, elle avait ri, aussi, le père et les deux enfants s’étaient consultés du regard, stupéfaits de tant de bonne humeur au réveil...
Comme avait grogné Léo tout au long de la nuit, l’appartement était un vrai foutoir et Laura s’était pris les pieds dans les tapis, roulés pour libérer l’espace de danse. Elle avait entamé le ménage, ramassé toutes sortes de déchets au sol, replacé le canapé, les fauteuils, passé l’aspirateur. Poussée par la curiosité, elle se rendait sur le balcon, un signe à la concierge se débattant avec les poubelles, et, comme le voisin du même étage, s’accordait une pause cigarette. Tous deux avaient discuté le bout de gras, on n’a pas trop fait de foin, cette nuit ? Ce type bossait dans des bars comme serveur, avec des horaires à l’inverse des autres. Je viens de rentrer, j’ai terminé la nuit avec des collègues, une bamboula, j’vous raconte pas. Lui aussi s’était plaint d’un mal de crâne, et ensuite Laura avait collé de nouveau une oreille à la porte de la chambre des parents. Pfff...
Comment a-t-elle pu faire ça avec le frangin ! Il devait être terrorisé... Ma tête à couper, goulue telle que je la connais, elle l’a fait sauter comme une crêpe avant les pieds aux murs... Elle frottait une auréole récalcitrante sur un pouf quand elle entendit trifouiller dans la serrure, vit la porte s’ouvrir. Son sang ne fit qu’un tour. Les parents, non d’un chien, ils ne devaient rentrer qu’à la fin du week-end de Pâques... Sous la gabardine de Feu de plancher, les jambes d’un pyjama bleu ciel couvraient des chaussons. De deux doigts, il suspendait un sac en papier d’où dépassaient des croissants. Telle la tourelle d’un blindé, son regard balaya la pièce, tandis qu’il malaxait son téléphone portable. Tu ne réponds plus au téléphone ?... Mais dis-moi, ça a l’air d’aller ce matin...
Avec la célérité d’un moteur de recherche, le cerveau de Laura se mit en branle, évacuant un à un les mots clés qui s’offraient. C'est-à-dire, j’étais complètement naze, j’ai coupé le fixe et le portable est resté dans mon sac... Feu de plancher avait quelque chose au bout de la langue, resté collé en fonction du spectacle de l’appartement dévasté. Eh ben... j’en connais qui vont être ravis. Surtout après ce qui leur est arrivé... Il la précéda jusqu’à la chambre des parents. Sur ses talons et tentant de le dépasser, Laura exigea des détails. Rien de grave, marmonna-t-il toujours absorbé par la suite du tableau découverte à chaque pas, Sur la route de Deauville, une panne d’essence vers minuit, et plus de carte bleue.... Ils logeaient à l’hôtel et au matin s’étaient souvenus de leur carte bêtement dans la table de nuit. Ils avaient convenu que Feu de plancher et sa femme les rejoindraient, munis de la précieuse carte, puis les deux couples termineraient le week-end en bord de mer.
Laura le bouscula, barrant l’accès à la chambre parentale. Vous n’avez pas le droit, je m’en occupe !... Le voisin eut un signe d’agacement avec la volonté de l’écarter. J’applique ce qu’on m’a demandé au téléphone, mademoiselle... Bras en croix, Laura cherchait à gagner du temps. Vous ne pouvez pas, une copine se repose. elle vient de perdre son père, depuis elle déraille, faites pas ça... L’ignorant, il entra, en ressortit aussitôt, agitant la carte bleue. Sur le seuil, il s’immobilisa face à Laura. Ton frère devrait enfiler un pyjama avant que tes parents reviennent et dormir dans sa propre chambre, et elle chez sa mère. Ça évitera à mademoiselle ta copine d’être tassée tout habillée dans un fauteuil les yeux rougis, et l’air halluciné... Une fois seule et le souffle court, Laura contemplait le sac graisseux libérant des croissants sur un guéridon.