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Billet de blog 25 mai 2012

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Les vendredis de Sokolo " Le phare de Gatteville..."

Patrice Pointillart était finalement repassé au phare de Gatteville, avec l’intention de grimper une nouvelle fois les 365 marches. Sans se presser, il avait tout son temps.

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Patrice Pointillart était finalement repassé au phare de Gatteville, avec l’intention de grimper une nouvelle fois les 365 marches. Sans se presser, il avait tout son temps.

D’autant qu’il serait à l’abri. Déjà, en début de semaine, au volant il avait affronté une météo intraitable qui l’avait contraint à quitter l’autoroute. Depuis peu, en plus des trajets de nuit, il redoutait les chaussées glissantes. Un manque de confiance disaient certains, une vue qui baisse selon d’autres, en fait une distraction accentuée au fil de la vie. 

L’humidité lui avait attendri la peau depuis le début du séjour, si bien qu’il en était persuadé, il en avait toujours été ainsi dans le Cotentin, même en début de carrière quand on lui avait imposé ce secteur. Sa femme lui reprochait encore son fatalisme, l’acceptation de ce bout du monde, une région cafardeuse, et que de difficultés pour l’en dissuader... Il avait fallu qu’il en revienne la peau brulée par le soleil une année, pour qu’elle consente à une goutte d’eau dans son vin, sans toutefois une réflexion. Un coup de soleil en vingt ans, pas de quoi friser le cancer de la peau...

Ce coup-ci, pas de répit, en plus de secouer le littoral sur son passage, le vent du large submergeait les terres, et dès le réveil, Patrice Pointillart entendait tambouriner depuis sa chambre sous les toits. Dans l’alignement du lit se trouvait l’unique fenêtre de laquelle il apercevait du gris hachuré, avec parfois comme une gifle, de celles connues des marins en pleine mer sur les hublots. Pensif, il triturait son alliance trop étroite qui lui cisaillait l’annuaire.

Tiré du sommeil avant la sonnerie, comme toujours, il se demandait par quel client commencer. Celui de Cherbourg ou de Granville ? Vingt ans qu’il se posait la question, et avant de se décider, il se promettait un détour par la Cité de la Mer, à Cherbourg. C’était comme un jeu, mais caché à ses proches, de peur qu’on ne ridiculise ce côté enfantin, alors qu’invariablement il optait pour Grandville. Ensuite seulement, il pousserait jusqu’au phare de Gatteville. Forcément...

Il se vantait avoir testé toutes les chambres d’hôtel du Cotentin. Surtout la premières année, pour ensuite se baser dans cette auberge dont il avait connu les anciens propriétaires partis finir leur vie au Maroc, puis leurs successeurs ayant déclaré forfait, justement en fonction de la pluie, du vent et de la grisaille auxquels ils ne s’étaient jamais habitués. Un jour de printemps, c’était Patrice Pointillart qui avait expliqué la présence de certains noms sur un grand cahier à un jeune couple avec un bébé, perdu dans cette grande maison. L’écriture était celle des premiers propriétaires, avec l’attribution de chambres précises à des habitués, ainsi que leurs périodes de passages, dont beaucoup avaient disparu. N’était-il pas le plus vieux client, à présent ?

Parfois, il trouvait l’eau du ciel plus épaisse et plus collante aux vêtements, le vent plus glacé, mais étaient-ce les trottoirs luisants qui l’induisaient en erreur ? Quand ses tournées lui laissaient des moments de détente, il gagnait le cap de la Hague où les barbelés de l’usine de retraitement lui paraissaient plus sinistres que les fois précédentes. Un jour, dans un  bistro, il avait conversé avec un ingénieur qui chaque matin franchissait les barbelés, caustique à propos de son bureau, des trois fenêtres donnant dans des directions opposées sur la mer. Et bien, avait-il conclu, je n’ai jamais rien aperçu d’autre que du gris, de toutes nuances, sans rien derrière que du gris encore et toujours...

Jamais Patrice Pointillart n’aurait transmis cette conversation à sa femme. D’ailleurs, comme elle détestait cet endroit sans y avoir jamais mis les pieds, il restait d’une grande discrétion concernant ses tournées. Que connaissait-elle de la mousse haute résilience, de son utilisation dans différents sièges, les lits, et dans des secteurs qui l’auraient étonnée ? Les préoccupations de leurs utilisateurs lui auraient déclenché des bâillements, signal multiplié avec ostentation si nécessaire.

Pour quitter sa chambre sous les toits, il guettait l’odeur du même café infect servi depuis des lustres, qui quels que soient les propriétaires parvenait de la même façon sous la porte. Comme l’odeur d’égout après sa douche quotidienne, curieusement disparue au petit matin. Jamais sa femme n’aurait supporté ça. Et c’est vrai, parfois, il se promettait encore d’en faire la remarque aux petits nouveaux, comme il se l’était promis avec les deux précédents propriétaires, sans jamais s’y décider. Comment évoquer cette odeur désagréable, contraindre ses hôtes à tendre le nez après que le plus vieux client se soit passé la serviette sur le corps, le moment pour lui d’enfiler du linge repassé, puis de courir à la voiture et entamer sa journée ? Au prochain voyage, sans doute.

Après vingt ans, la suppression du moindre détail rythmant ses séjours l’aurait inquiété. S’il avait tenu si longtemps là où ses collègues auraient craqué, c’était parce que Patrice Pointillart était un homme d’habitude, et s’il ne l’avait pas été, serait-il resté avec cette alliance au doigt, triturée en pensant au phare de Gatteville ? 

S’il était un rendez-vous à ne pas manquer, c’était celui de 19h. Chaque soir, il composait le même numéro. Allo, chérie ? Tout se passe bien à Clichy? À l’institut, rien de neuf ?... Au bout du fil, une voix enjouée répondait, l’assurait que tout allait pour le mieux, mais sitôt la communication coupée, Patrice Pointillart s’enfonçait dans le siège de sa voiture, mains crispées sur le volant. Depuis qu’il possédait un téléphone portable, il préférait joindre Clichy d’un parking, sans ôter sa ceinture de sécurité, et si on lui avait demandé pourquoi, il n’aurait pas répondu...

La vie était ainsi, qu’y pouvait-il ? S’il avait pu, il se serait embarqué sur un navire, sans souci de la destination, du moment de voguer vers un autre continent. Sur le parking du phare de Gatteville, il lui arrivait encore d’interroger une agence de voyage. Pour mieux imaginer la traversée jusqu’au Brésil, et pourquoi pas l’Argentine... Feuilletant une publicité, il avait découvert le Costa Rica en Amérique Centrale, un merveilleux pays, photos à l’appui. Une fois là-bas, s’était-il demandé, s’imposerait-il ce coup de fil quotidien, comme lors de ses déplacements dans le Cotentin ?... De San José, capitale de ce petit pays sans armée, ou même de Puntarénas sur la côte Pacifique, la voix provenant de Clichy aurait-elle le même enjouement ?

S’il embarquait vraiment, aurait-il longtemps cette impression d’être un monstre, ou cela disparaitrait-il avec les années ? Qu’avait-il fait pour risquer d’être condamné, alors qu’il se contentait de rêver, à une autre existence ? Pas forcément plus douce, mais délivrée de cette obsession le reliant à l’institut, comme une paire de menottes. Car il en était certain, s’il s’ouvrait à quelqu’un, on le jugerait sévèrement, des langues se délieraient et dont il imaginait les médisances traverser l’Atlantique.

Ce qu’il préférait au phare de Gatteville, c’était la longue ascension de l’escalier, sur 75 mètres et, une fois sur la couronne en plein air, la vue sur les terres, et puis le premier phare, nettement plus petit, posé au pied du grand. Comme un bébé.

Les premières années, il avait pensé que Lydia ne vivrait pas, du moins pas longtemps, et sans l’avouer à sa femme. Comme elle refusait d’admettre l’évidence, Patrice Pointillart s’était enfermé dans un silence duquel il ne parvenait plus à sortir. Il s’appliquait une discipline de fer, pour ne point la déstabiliser, sans participer aux décisions, toujours approuvant sans renâcler. Jusqu’alors, on devait lui attribuer une auréole, mais si la famille avait su combien de fois l’idée d’étrangler Lydia lui avait traversé l’esprit...

Bien sûr, ce n’était qu’une lubie, de ces choses introduites dans le cerveau par effraction et camouflées aussitôt dans l’inconscient. Mais lui savait s’y être arrêté, pensif, comme préoccupé par la façon de s’y prendre, le moyen de contrefaire un accident. Ce qui l’avait rebuté, ce n’était pas de stopper là une petite vie mal commencée et sans espoir d’un retour à la normale, non, c’était que sa femme se doute de quelque chose. De terminer ses jours aux côtés d’un être le considérant comme un assassin. Celui de sa fille innocente. Car tous la voyaient ainsi, une innocente, vulnérable, une petite chose à protéger.

Lors de ses tournées, il revoyait d’un coup sur l’autre des tapissiers et des chefs de petites entreprises qui l’attendaient, avec impatience, oui, car Patrice Pointillart était un commercial chaleureux, avec toujours en bouche une bonne blague, des devinettes disons... salées, mais jamais vulgaires. Des histoires bonnes à noter pour épater les amis, dénichées on se demandait où. Jamais les mêmes, toujours hilarantes. Ce brave Pointillart...

Une fois seulement, débutant dans la profession, alors qu’il rentrait du phare de Gatteville, ayant tourné tout là-haut en plein vent son alliance plus longtemps qu’à l’habitude sur son doigt boudiné, il s’était approché de la cuisine de l’auberge, avait frappé comme un gamin timide. Vous êtes là ?... Les vieux aubergistes avait offert l’apéritif autour de la cheminée, non pas dans l’espace réservé aux clients, mais dans l’intimité de leur salon. Si ces derniers ne lui avaient pas appris l’achat d’une maison au Maroc, sans doute la scène se serait-elle déroulée autrement.

Victime d’une pulsion, Patrice Pointillart s’était brusquement levé à la seconde Suze, tirant une photographie de son portefeuille. Tenez, je profite que ma femme est à Clichy... C’est elle, Lydia. Puis, brandissant un être sans âge, désarticulé sur une chaise roulante, il ajouta d’une voix cassée avant de s’enfuir dans sa chambre sous les toits, ma fille, handicapée... Depuis cette époque, jamais un mot à ce sujet, à personne.

Un jour il s’était dit, si l’on modifie quoi que ce soit dans ma chambre sous les toits, j’exige d’être changé de secteur. Éventualité improbable, voire impossible, de même que le  décor du reste de l’hôtel serait identique, jusqu’à sa retraite. Ensuite, il consultait un horaire d’avion faisant route vers l’Argentine, dans l’attente du sommeil, pour revenir immanquablement à ce drôle de petit pays. Le Costa Rica...

Chaque fois qu’il grimpait les 365 marches du phare de Gatteville, il retrouvait son souffle une fois enfilé dans les refuges, lorgnait par les ouvertures. Un coup, c’était le gris de la mer et du ciel confondus qui s’offrait aux regards, un coup les pâtures sous le brouillard. Chaque palier l’éloignait de ses préoccupations, et lorsque l’ancien phare ressemblait enfin à la tour d’une pièce d’échec, il commençait à triturer son alliance. Arriverait-il à la faire glisser, tant ses doigts avaient gonflé depuis son mariage ?...  

Il arrivait un moment où l’ingénieur de l’usine de retraitement de la Hague le hantait, souvent à l’avant-dernier palier, et il se demandait comment cet homme goûtait cette punition après tant d’années d’études, ce gris imposé, cachant d’autres gris... Alors, il frottait la vitre de sa manche, absorbé par ce décor, ne sachant plus s’il l’aimait ou le détestait, tant il lui avait détrempé le cerveau.  

Ce jour-là, dans le balayage des essuie-glaces, un camping-car l’avait bloqué sur la petite route du phare, s’arrêtant ensuite sur le parking, et à côté de duquel Patrice Pointillart avait pris place. Une famille en était descendue, le père, la mère, une jeune fille et son frère trisomique. De l’habitacle, il avait attendu que tous s’éloignent, disparaissent dans le bâtiment où l’on délivrait les billets d’accès. Il pensait à Lydia, qui elle n’avait jamais mis un pied devant l’autre, ficelée sur un siège de peur qu’elle ne dégringole.

Il s’était fait violence pour les dépasser dans l’ascension, laborieuse pour cette famille qui paraissait pourtant gaie, et dont les hurlements du gamin le poursuivaient jusqu’au faite du phare de Gatteville. En bas, il avait laissé les clés sous le volant, comme pour redémarrer. N’avait-il pas avait envoyé une carte postale à sa femme après avoir réglé les hôteliers qui n’avaient pas manqué de lancer, au mois prochain, monsieur Pointillart... Bonne route ! Oui, pensa-t-il, la route a été bonne, jusqu’au phare de Gatteville. Il avait toujours aimé ce nom, intégré par jeu à une comptine de son enfance et qu’il fredonnait comme une mécanique.

Parvenu au chemin de ronde ou par bonheur il se trouva seul, il fut surpris de l’absence de pluie, sinon quelques traces, des larmes accrochées au verre de protection de la lanterne tournant inlassablement, celle-là même qui lançait dans le noir deux éclats blancs toutes les dix secondes, afin d’alerter les navigateurs. Pourquoi pensait-il à ça, justement ce jour-là ?... Tout était en ordre, et avant de boucler son sac, il avait consulté une dernière fois les horaires d’avions pour une traversée de l’Atlantique. Sur le parking, d’autres voitures avaient pris place, et des humains progressaient vers le phare, pas plus gros que des insectes.

Contre toute attente, l’alliance glissa toute seule, et il la laissa choir du haut des 75 mètres, sans même une impulsion. Une lueur blanche annonçait une percée du soleil quand un cri épouvantable stoppa le représentant en mousse déjà à cheval sur le parapet, tandis que deux bras s’accrochaient à sa jambe. Pas tomber, pas tomber !!! Le gosse trisomique le fixait de sa drôle de face, trois trous exprimant la terreur. Pas tomber... Il était incroyablement lourd, et ayant certainement peur du vide, il était pendu  avec obstination à la jambe de Patrice Pointillart qui s’affaissa sur le chemin de ronde.

Ce fut la mère qui franchit la première la porte donnant sur l’imprenable vue, découvrant à ses pieds son enfant et un adulte, tous deux enlacés sur le sol en pierre, à sangloter. Pas tomber... Patrice Pointillart se demandait comment expliquer l’absence de l’alliance à sa femme...   

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