Comme par un fait exprès, Deville habite la campagne, et changer son nom dans ce texte aurait été comme une trahison. Je l’ai connu alors que j’étais encore instituteur dans le village où il a vu le jour. J’ai toujours nommé mes élèves par leur prénom, en fonction de leur âge qui n’impose pas encore une distance, de respecter ce désir chez certains de jouer les grandes personnes, alors qu’ils ne sont au fond d’eux-mêmes que des gamins. Je les connaissais trop....
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Mais pour Deville, jamais je n’ai été tenté d’utiliser son prénom. Pourtant, je retiens celui de chacun dans les jours qui suivent la rentrée, et jamais un élève ne m’a pris en défaut, à confondre l’un avec l’autre, comme certains de mes collègues. À cette époque, les parents se contentaient du calendrier des postes pour piocher un prénom, quand ils ne rendaient pas hommage à un parent défunt, si bien que je me souviens d’une famille avec une ribambelle de Gaston et Marie, comme une tradition remontant à la guerre de 70, à leurs dires, bien que ces gens ne fussent pas mariés avec la vérité. J’ai eu la faiblesse de les croire, mais quelle importance...
Toujours est-il que Deville resta Deville jusqu’à la fin de sa scolarité, et je ne me suis interrogé que bien plus tard sur cette curieuse exception. Je crois même que l’ensemble de ses petits copains criait Deville dans la cour de récréation, avec souvent une marque de moquerie mêlée de crainte. Sitôt qu’il apparaissait, ce gamin suscitait la curiosité, et combien de fois ai-je dû disloquer cette masse agglutinée autour de ce pauvre môme qui dans ces moments adoptait un regard effarouché, celui d’un animal cerné par les chasseurs précédés de leurs chiens.
Ceux qui n’ont jamais assisté à une battue ne peuvent comprendre... Il y a alors dans le regard du gibier traqué une sorte d’incompréhension, un saisissement qui fit détourner la tête à bien des fanfarons du village. Pourtant, en groupe, des types qui donneraient leurs chemise sont comme enragés, pour se conformer à la loi du nombre, et je me suis dit souvent que les convertis en religions sont du même acabit, attachés à se montrer bons élèves, se mutent en monstres avec une facilité déconcertante.
Un chasseur avec de l’expérience sera plus direct dans ses gestes pour abréger les moments difficiles, alors qu’un débutant fera durer le plaisir. Oui, le plaisir, car je crois qu’au début, et ce dans beaucoup de domaines, une forme de jouissance colle à la peau de l’homme, jusqu’à ce que la répétition des situations n’entraîne une lassitude, une forme de désinvolture accompagnée d’une efficacité qui peut passer pour de la brutalité.
Je reconnais ne pas être chasseur moi-même mais ai entendu nombre d’histoires, liées à cette activité très répandue à la campagne, et incontournables lors des repas à la salle communale. Ordinairement, je laisse traîner une oreille, éventuellement relance la narration avec une question qui fait rire, et personne ne s’offusque de ma sensibilité déplacée en de tels moments. À peine me fait-on sentir qu’à force de me tenir à distance des occupations des gens du lieu, je conserve l’attendrissement des néophytes, sans pour autant répugner à me délecter d’une marinade de sanglier, paroles souvent prononcées en me désignant de la pointe d’un couteau mon assiette... Ceci enclenchant cela, les rires fusent et généralement une tape amicale me fait avaler de travers, et vous comprendriez en voyant ma silhouette entourée des gaillards du conseil municipal.
S’il vous arrive de me rendre visite un jour, vous les verrez sur la photo accrochée au-dessus de mon bureau et, depuis la retraite, j’ai souvent la tentation de la contempler longuement, visage après visage, m’attardant sur les disparus, deux, dont le maire, partis suite à une longue maladie, un autre écrasé sous son tracteur, et un quatrième entré dans un arbre une nuit de décembre avec une pluie verglaçante dont tous se souviennent encore. Au centre, et en fonction de son mandat municipal, le père du petit Deville domine par sa stature, celle d’un colosse. Lui est décédé en trois mois, d’un cancer du pancréas, le plus terrible parait-il, et qui serait lié aux produits de traitements déversés dans les champs, et sans protections.
C’était un homme impressionnant, et par ses qualités de bricoleur et par sa faculté à engloutir apéros et saucisson au moment de le remercier d’avoir stoppé la fuite des WC un dimanche soir. Je me suis souvent demandé s’il ne rendait pas service uniquement pour ces instant dans la cuisine, accoudé sur la nappe à carreaux autour d’une bouteille d’alcool. En cas de pépin, il accourait, jovial, et tout en tirant tournevis et clé anglaise de sa boîte à outils après vous avoir broyé la paume, il ne cessait de jaspiner, je ne vois pas d’autre mot, et quand il apprenait le nom d’une plante ou d’un outil à l’instituteur, son œil se plissait, comme après une revanche, lui le dernier de la classe...
Étant particulièrement maladroit, incapable de planter un clou sans être dans l’obligation de confectionner une poupée autour de l’index gauche, toujours le même à trinquer, généralement deux fois de suite, j’ai eu souvent l’occasion de faire appel à ses services, aussi, j’ai la prétention de l’avoir bien connu. Parfois, agenouillé, il levait la tête d’une prise électrique, s’enquérait des progrès de son fils. Et le petit Deville, marmonnait-il, toujours dernier, comme son père ?... Cette éternelle façon de questionner, en plein bricolage alors que je me sentais redevable, me posait problèmes. Comment lui avouer combien son gamin m’inquiétait.
À plusieurs reprises, j’avais indiqué à sa mère le soucis qu’il me créait, combien j’étais désorienté lorsqu’en pleine dictée Deville se dressait pour lancer une boulette, se rendait au tableau pour l’effacer alors qu’il aurait dû rester à sa place, tracer des lettres comme ses petits copains, tendre l’oreille à la lecture d’une fable de La Fontaine, et non faire le guignol et distraire la classe. Sa mère m’écoutait, ça, impossible de la blâmer, mais comme apprenant une attitude inconcevable et devant laquelle elle se trouvait démunie, alors que j’étais persuadé qu’elle dissimulait, qu’à la maison, son gamin agissait de même.
Avec le père, mes tentatives d’en savoir plus échouaient sur une réflexion, toujours identique et prononcée comme une évidence, avec sa mère c’est sûr, il fait le mariole, mais avec moi, il file doux... Puis, le maire du village ajoutait l’air entendu, suffit de savoir le prendre, tout ça avec une grimace bien à lui qui basculait un coin de lèvre vers la joue, celle-là même adoptée à l’école quand il mentait comme un arracheur de dents.
Avec mes anciens élèves, j’évite de les considérer comme tels, et si je repère une attitude constatée en classe, je m’efforce de me concentrer sur l’homme en face de moi, et qu’il me faut respecter, oubliant les avoir grondé à maintes occasions. Une conversation n’a d’intérêt que d’égal à égal, et je me réjouis si l’un d’entre eux se fâche avec moi, ou plutôt affirme la volonté de ne point céder sur un sujet, persuadé d’être mieux placé pour m’infliger une leçon. C’est alors la preuve d’avoir transmis indépendance et liberté d’esprit, et je l’avoue, j’en suis fier...
En privé, avec Deville père, il y avait toujours un moment où une allusion à ses échecs scolaires crevait la surface. J’avais beau feindre ne pas entendre, il revenait dessus avec malice, sachant que dans la situation où j’étais, handicapé par une fuite d’eau ou une panne d’électricité, je n’avais d’autre choix que de subir ses allusions, et je comprenais qu’il sentait mon malaise, en profitait, uniquement par jeu. Pas par méchanceté, car il prenait un réel plaisir à me secourir, mais l’école était inscrite en lui, comme une blessure, et prendre une revanche avec son savoir de bricoleur n’avait rien de condamnable.
J’aurais préféré qu’il me donne la clé pour me dépatouiller avec son fils, ce petit Deville qui poussait des cris d’animaux en pleine classe, commandait toute une escadrille d’avions en papier, quand il ne déclenchait pas une fronde suite à une erreur de ma part, une injustice, et de laquelle je ne savais comment me sortir la tête haute. N’allez pas croire, je ne détestais cet enfant, loin de là.
Si souvent il m’agaçait, je me préoccupais de lui plus que d’autres, culpabilisais même d’y consacrer mes soirées, en recherche d’astuces afin de le détourner de ses comportements compulsifs, de le ramener vers le centre d’intérêt propre à l’ensemble de la classe, et si je souhaitais ardemment le voir les yeux rivés au tableau ou le nez penché sur sa feuille, ce n’était pas uniquement pour son bien, mais aussi afin que les autres élèves puissent travailler en paix sans être distrait par un meuglement, un rire nerveux ou une gomme atterrissant sur leur tête.
Il m’arrivait d’être stupéfait les rares fois ou il levait le doigt, les yeux luisants, pour une intervention qui j’avoue n’était pas de son âge. Ce gosse semblait dissimuler une intelligence dont il avait honte, c’est ainsi que parfois je m’accordai une explication. Il possédait une manière bien à lui d’aborder une situation, de résoudre un problème, pas commune et qui laissait pantois par l’originalité du chemin par lequel il aboutissait au résultat, comme frappé par une illumination divine. Je sais, l’expression prête à sourire, mais dans ces moments son visage offrait une drôle d’expression, de souffrance, la bouche tordue comme celle de son père quand ce dernier mentait comme un arracheur de dents. Ensuite, le petit Deville se renfermait, semblant regretter s’être mis en avant, troublé aussi par le silence de la classe, se plaquait parfois les mains aux oreilles coudes sur la table, comme s’il avait voulu disparaître.
Ce gosse parvenait à me faire peur, et plus d’une fois je l’isolais dans le couloir, m’adressant à lui d’une voix tendre, afin qu’il se calme, avant de le laisser reprendre ses esprits loin des autres S’il cherchait par tous les moyens à se faire remarquer par des âneries, participer à la vie scolaire s’accompagnait d’une sorte de terreur incompréhensible, et c’est de cela que j’aurais voulu parler au maire, à son père, alors que ce dernier perçait une de mes cloisons pour y fixer un tableau dégotté sur une brocante. J’avais en tête ses paroles, suffit de savoir le prendre... Je n’en doutais pas, mais comment ?
Quand j’appris la maladie du maire, je fus un des premiers à me rendre à l’hôpital, sachant qu’un cancer du pancréas ne pardonne pas, et à sa façon de m’accueillir je devinai qu’il était conscient du peu de jours qu’il lui restait à vivre. Dans ces moments, on ne trouve pas toujours les mots qu’il faut, mais le simple fait de s’être déplacé procure au malade un grand bonheur, et je pèse mes mots. Quand on est cloué sur un lit d’hôpital avec la certitude d’en sortir les pieds devant, l’air respiré n’est plus le même, un rayon de soleil perdu sur un coin de couverture non plus, et d’avoir en face de soi l’instituteur à la retraite qui vous a appris à lire et écrire avec tant de difficultés n’est pas une visite comme les autres.
Nous nous sommes regardés longuement, sans un mot, et c’est lui qui a ouvert la bouche. Tu as de ses nouvelles ?... Nous n’avions pas besoin d’en dire plus et j’avais opiné du menton. Oui, je suis allé le voir hier après-midi... De ses gros doigts, il avait tripoté son drap, avait tourné la tête vers le parking en bas dont on voyait la cime des peupliers se balancer doucement, avait ajouté. Il sort bientôt, il me semble... J’avais été frappé par son il me semble, bien décidé à ne commettre aucun impair, surtout ici, dans la chambre d’hôpital, alors que ses jours étaient comptés. Oui, avais-je répondu... il a payé ses bêtises, deux mois, c’est pas si terrible. Une peine un peu sévère... N’y tenant plus, j’avais soufflé, à mon humble avis, sachant qu’il réagirait.
Ça n’avait pas loupé ! Prenant une ample inspiration, il avait grogné de sa voix de malade, éraillée, et qui sifflait curieusement. T’as toujours été trop indulgent avec lui... Alors, m’était revenu le regard perdu de ce môme quand il se dressait, en appui d’un coude sur son pupitre, index pointé vers le plafond, me dévorant du regard. Moi, m’sieur, moi m’sieur...
Tandis que Deville père s’accrochait ici même à quelques-uns de ses principes, ceux auxquels il restera fidèle jusqu’à son dernier souffle, je me demandais une fois de plus ce que signifiait son suffit de savoir le prendre... alors qu’il me reprochait encore mon manque de fermeté. Je me demandais aussi si je devais rapporter comment le petit Deville avait réagi en apprenant la maladie de son père, et la façon dont le prisonnier avait répondu à ma question en fin de visite. Dis, tu sors dans quelques jours, t’as pensé à un détour par l’hôpital ?...J’avais eu des difficultés à sortir cette phrase banale,et m’en étais tiré en déglutissant. Deville fils s’était figé, avait tourné les talons et regagné sa cellule sans un mot. Sans doute n’avais-je pas su m’y prendre...