Je m’appelle Amélie, la séance va commencer, la porte est là avec ses hublots et je pense à Sandro. Forcément. Dans quelques instants, comme promis, je serai installée sur un fauteuil, tout au fond de la salle. Je vais rarement au ciné un mercredi, à cause des devoirs, mais c’est mon seizième anniversaire.
D’ici, la pub traverse les murs, et je ne pousserai la porte que lorsque le film débutera. Dans le noir. Je connais cette salle par cœur, avec ses points rouges au sol, pour pas trébucher, et d’après les places libres affichées en haut de la caisse, je serai tranquille pour me caresser. C’est une première, mais comme la proposition vient de Sandro, j’y parviendrai, même épouvantée à l’idée d’être surprise. Par qui ? Il n’y a personne.
Depuis un an, nous ne nous sommes plus vus, mais chaque soir nous communiquons par textos, tête sur l’oreiller lumière éteinte. Il commence toujours par chérie, et ça m’amuse, son jargon obsolète. Pour le décrire, ça m’est difficile de divulguer ses vertus, de crainte des jalouses. Élancé, les tifs bruns et bouclés, un visage légèrement asymétrique, un presque rien, un je ne sais quoi cher à Vladimir Jankélévitch dont je découvre la pensée, et qui intrigue. Je l’adore, ce grand dadais. S’il est ému, il bafouille sans s’en rendre compte, ses mains tremblent et c’est alors que je débloque le cran de sa ceinture. Un comble, le monde à l’envers.
Et justement, j’aime être à l’envers, voir s’agiter ses pattes de sauterelles, dénuder le reste. Ses bras, le grain de beauté à l’aine tripoté comme une malade, en recherche d’orgasmes. Sa peau blanche comme un lavabo, pour un fils d’italien, c’est trop drôle, tandis que moi, au moindre rayon, je brunis pas croyable. Le pire, maman me l’a servi tout chaud tout rôti, dans le paquetage de son nouveau flirt. L’italien. En fait, l’italien est la seconde génération installée à Lyon, tout près, avant d’atterrir à Rillieux-la-Pape.
Quand tous deux ont débarqué rue du Général Brosset, l’italien sur ses gardes, Sandro à sa suite chargé comme une mule, j’ai cru halluciner. Purée... Même pas au parfum. Rien, pas un mot, comme toujours. la dernière roue du carrosse, c’est mézigue, Amélie. Habituellement, c’est plutôt genre char à bœuf, ses fréquentations, mais là, le prince m’a adressé la parole. Salut, c’est toi Amélie ? Bafouillant, évidement... Aussitôt, maman, accueillante et sans moufter rapport au supplément, le lardon de mon âge, m’a enjoint de lui donner la main, un tic de langage, lui donner un coup de main si vous préférez, faire le larbin, afin que les nouveaux tourtereaux puissent se bécoter dans notre dos.
J’ai l’habitude, je suis vaccinée, avec des défenses immunitaires hors normes. J’en ai vu d’autres, et de sacrés. Des tarés, vous pouvez pas imaginer. Des tordus qui tentaient de me lorgner sous la douche. Oh mille excuses, gamine, je ne t’avais pas vue... Sourdingue, en plus avec la douchette à fond de balle et moi qui chante. Toujours sous la douche, je chante, depuis toute petite, pour oublier qu’à côté maman est occupée à pousser ses cris de belette.
Les premiers temps, j’imaginais des douleurs, une urgence avec nécessité de massages profonds. Et pis un jour, j’ai tout vu, tellement tranquille maman, avec sa courge de tendron, sans prendre la peine de s’enfermer. Un vrai sac de nœuds dans le plumard, enfin j’ai pigé, tout. Combien j’avais été demeurée, l’innocente, toujours à se trimballer en petite tenue devant tout le monde, acceptant les claques sur les fesses, ricanant. Depuis, je suis pudique, jusqu’à l’obsession. Personne n’approche, je hurle.
Sandro n’a donc plus fréquenté la rue du Général Brosset depuis un an, jour pour jour, celui de mon anniversaire. Nous nous sommes promis de nous revoir, nous écrire et tout le tralala, mais avons cédé à la facilité, aux textos. T’es là, chérie ?... Tu parles, je m’impatiente entre les draps, la main dans la culotte. Je me languis de toi, mon amour. Et la séance démarre. Des fois, je m’endors au bout d’un râle et, au matin, je trouve ses protestations. Tu pourrais attendre que j’ai fini, non ?... Puis, un second message, l’heure suivante, en pleine nuit. Je t’en veux pas, chérie... Si vous saviez ce qui s’est passé entre nous, en un an. Du Hollywood sur Rillieux-La-Pape.
L’appart de fonction est grand, immense, raison pour laquelle maman invite si facilement ses coups de foudre. J’en ai vu défiler des lascars, la plupart du temps, elle les préfère à la journée, des intérims sans valise et non syndiqués. Sans obligation d’embauche. Pas pour rien qu’elle bosse aux relations humaines, responsable même. Ceux qui la font craquer sont toujours un étage en dessous, intelligents et cultivés, mais moins diplômés, tous gagnent du fric, mais là aussi, elle veille à maîtriser, quitte à mettre la main au portefeuille, histoire de... L’avantage, c’est qu’elle me fiche la paix.
Contrairement à ma façon de me présenter, je suis plutôt une fille dégourdie, et lorsque je m’assieds dans le fauteuil du cinoche, même dans la pénombre, c’est sans hésitation, raide tel un toréro, en recherche d’éventuels témoins. Seuls deux garçons chuchotent devant, nez sur l’écran, piochant dans un sac, des cacahouètes ou du maïs, va savoir. Ce ne sont pas ces goinfres qui m’empêcheront de respecter l’engagement signé avec Sandro, nous caresser en pensant à l’autre le jour de mon anniversaire. Pour lui, ça va pas être fastoche et, déjà, je me marre. Dans sa salle de cinéma à Lyon, lui si timide, il va regretter son engagement. Il va la maudire, sa chérie. Je l’adore...
Faut pas croire, nous avons choisi notre film, approprié à l’engagement, sinon, ce serait fade. Comme au lit, ce qui compte, ce sont les préparatifs, les soupirs et baisers langoureux, les attouchements, aussi je chuchote de mon fauteuil, glisse la main vers les cuisses, choisissant les mots doux, ceux de sa connaissance et qui le font frémir, tandis que maman s’envoie son italien derrière la cloison. N’allez pas me plaindre, maman y trouve son compte, ne hurlez pas sur la place Saint Pierre avec la danse du ventre cette pauvre petite, une mère pareille, si c’est pas révoltant... Non, non, c’est super marrant, ce qui m’arrive, avec des rebondissements, parfois des cadeaux d’un néophyte voulant m’amadouer.
Certains se sentent couillons, à cause de mon insolence, un verdict de maman. Je les fixe entre les deux yeux, les poursuis dans le couloir, en pyjama les observe s’enfiler une tartine, taiseuse le regard mort, adossée au chambranle de la porte, leur tend la lavette quand ils renverse le café, me détourne devant leur merci penaud. S’ils partent, jettent l’éponge en moins de deux, ce n’est pas que maman les épuise, leur tire la substantielle moelle, je le sais, c’est à cause de moi, je leur fous les pétoches.
Pour Sandro, maman et son italien l’ignorent, nous imaginaient frapadingue d’informatique, les doigts sur le clavier alors que tous deux claviotions ailleurs. Avec Sandro, ce fut le coup de foudre, le Noël dernier, alors que les invités festoyaient, tout le service des relations humaines, l’un affublé d’un nœud pap, des gens solides, sans failles, de bons petits soldats prêts au sacrifice, pour la cause. Des connards au sang froid, moins reluisants de l’autre côté du miroir. Beurck...
C’est Sandro qui a proposé de descendre les cadavres de champ, de Saint-Estèphe, Saint-Julien et j’en passe, pour changer d’air. Comme les autres, nous étions pompettes et j’avoue, ça a facilité le rapprochement, dans un renfoncement, comme en banlieue, chez les zoulous comme aurait dit maman avec élégance. Si elle savait ça, elle à cheval sur l’hygiène, si j’ose dire. Elle et ses capotes, si elle savait combien j’en ai percées, à l’aide d’une aiguille, au travers de l’emballage. Elle doit être stérile, ma parole. Rassurez-vous, la cave est clean, c’est pas le 9.3, ça sent la rose même dans les poubelles, on s’y roulerait couvercle rabattu pour s’envoyer en l’air plus tranquilles.
Sandro, ma découverte, ma première fois, un soir de Noël. Son italien de père avait emménagé un trimestre avant, oui, c’est ça, vers le 15 septembre, et j’avais flashé dans l’instant. Quand je tombe en lévitation en croisant un lascar, la mer rouge s’ouvre toute grande pour le cortège nuptial. Maman se moque, trop fleur bleue, la vie est comme ci, les hommes comme ça, ne jamais adopter la position du missionnaire, mais chevaucher, main sur la poitrine à contrôler les vibrations, comme au judo, les leçons de choses toute petite.
C’est elle qui m’a appris à me maquiller, comme une dame, si bien qu’il est arrivé lors de soirées d’être draguée par de ses collègues. Maman intervenait, je vous présente ma fille et... elle va atteindre ses treize ans. Cocasse. Mea culpa, j’en profitais sur talons hauts, menant par le bout du nez les fauves en chaleur, loin de l’œil maternel, et si dans un recoin des mains se faisaient inconvenante, je me repliais dans ses jupons, le rouge au front. Téméraire, mais pas suicidaire. En cas de danger, suffisait de rappeler ma filiation pour étouffer les ardeurs, déclencher des confusions. Tout comme moi, elle fait peur, c’est dans les gènes, le mimétisme, à vous le choix.
Le film a bien commencé comme supposé en consultant la bande annonce, et justement, en parlant de bander, j’étais sacrément mouillée quand le commissaire a rempli l’écran en vidant son chargeur sur l’amant qui m’a tiré un soupir. Le con ! J’en suis certaine, Sandro s’est fait avoir aussi, faudra lui envoyer un texto à la sortie. Un an qu’on s’est pas vus, mon amour. Le premier, le plus beau, cassé suite à un différent entre l’italien et maman. Elle l’a jeté, comme une merde, y a pas d’autre mot. Sandro avec. La garce !
J’aime pas trop aborder ce sujet, mais comment l’ignorer, au dernier plan social, les victimes ont défilé dans son bureau, son côté humain, affronter les regards, évacuer les reproches. Sa conscience, dit-elle. On peut comprendre ses phrases autrement, évacuer sa conscience, mais elle n’y pense pas, sinon, elle valserait par la fenêtre, avec tous ses principes la chute serait rude, le corps disloqué, la cervelle direct à la décharge.
J’appréhende son tour, me demande si elle sera informée par lettre recommandée ou dans un bureau face à un type dans son genre, à lui expliquer le productivisme, les impondérables résultant de la crise cyclique, la baisse tendancielle du taux de profit, la vie éternelle sur le parking, les lendemains qui chantent, le plein d’espoir, les formations et le recyclage, un éventuel avenir dans un autre département, de nouvelles relations, des surprises, voisins, collègues, l’obole accordée par la direction, et puis... la poignée de main. Ça, je peux l’attester, elle l’a travaillée devant moi, un moment crucial, on ne se sépare pas d’employés de longue date sans témoigner, disons, non pas d’amitié, mais d’une certaine proximité, voyez-vous...
Maman, s’il te plait, cesse ton cinéma, la séance va s’achever et ce commissaire a tout fait foirer avec son flingue. C’est toi qui m’a appris, tout de même, avec la porte entrouverte... Tu te souviens, j’étais toute petiote, cruchon, plaisantais-tu... Cesse de t’insinuer dans mes songes au moment où j’ai mes spasmes, comme dit Sandro. Ça y est, ça vient, ça dégouline. Et ces hamsters qui fouillent le fond de leur emballage papier, le secouent, le brandissent pour récupérer les miettes au moment du générique, se lèvent, se dirigent vers la sortie. Sandro, tu m’entends ? Dis, quand reviendras-tu, au moins le sais-tu ?... Je pleure, je ris, je pense à toi le soir, la nuit avec ou sans lune, et de jour qu’il pleuve ou qu’il vente. Quand je dors ! Aux toilettes et sous la douche en chantant. J’en suis malade, dites docteur, ça s’opère, avec ou sans anesthésie, j’ai un faible pour la péridurale ?... Est-ce ordinaire, aimer le fils de l’amant de sa mère déchu, relégué à Lyon avec ou sans papiers, un dégingandé, aux cheveux bouclés comme un mouton, noir, à bêler tandis que je cause, je cause en m’imaginant baisser son froc.
J’en peux plus, qu’il soye loin, maman, pourquoi t’as fait ça !!! La lumière s’est glissée dans la salle, progressivement, comme pour ménager la dernière spectatrice, le contour des fauteuils en velours apparait, liseré rouge, vaguelettes jusqu’au pied de l’écran, et je sais qu’un premier amour n’est jamais servi qu’une seule fois, unique par définition. Reviens, bon dieu, c’est pas si loin, la rue du Général Brosset. Rillieux-la Pape, tu te souviens, nos nuits à ricaner sous la couette, le brame de l’italien, derrière la cloison ? Avec son cœur fragile, c’est pas raisonnable, rendre l’âme de cette façon, dans les bras d’une responsable des relations humaines, spécialiste du dégraissage, en douceur la main tendue.
Une fois calmée, j’ôte la mienne, la fourre sous le nez, respire, j’adore, mon côté bestial. Une porte s’ouvre, un éclat lumineux s’étire sur la moquette, trébuche le long des escaliers, suivi d’une ombre, puis d’une seconde, une femme de dos, emmitouflée, un jeune homme, des voix chuchotent, le couple s’assied. Mon portable sonne. C’est lui. Chérie, c’est mon tour, je suis dans la salle, je vais respecter l’engagement... J’ai un doute, me lève, d’autres spectateurs prennent place, c’est pas vrai, j’hallucine. Pas ça, non maman, non !!! C’est elle au premier rang, qui enlace Sandro... Je meurs.