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Billet de blog 28 octobre 2011

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Les vendredis de Sokolo " Il neige..."

Si le notaire n'avait pas fixé comme date de signature le 31 décembre à 17h30, Erwan ne serait pas sorti par ce froid. De sa voix indolente, l'homme s'en était excusé au téléphone. Je suis débordé en ce moment, les acheteurs sont pris de folie. Vous comprenez, ils ne font plus confiance qu'à la pierre.

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Si le notaire n'avait pas fixé comme date de signature le 31 décembre à 17h30, Erwan ne serait pas sorti par ce froid. De sa voix indolente, l'homme s'en était excusé au téléphone. Je suis débordé en ce moment, les acheteurs sont pris de folie. Vous comprenez, ils ne font plus confiance qu'à la pierre.

Comme il s'y attendait, sa femme ne l'avait pas accompagné, préoccupée par toutes ces huitres à ouvrir, ne sachant où les entreposer jusqu'à l'arrivée des invités, le thermomètre étant bien trop bas pour oser l'extérieur comme tous les ans. Ils s'étaient séparés avec un baiser du bout des lèvres, et Erwan s'était étonné d'être conforté par ce ton maternel adopté sans s'en rendre compte à mesure qu'ils devenaient un vieux couple. Pourtant, si on leur avait prédit deux décennies d'une relation fusionnelle, tous deux auraient éclaté de rire, trop attachés à leur indépendance, pressentant le mariage comme un boulet, empêchant de vivre. Et la vie, c'était la liberté, n'est-ce pas ?...

Quand il reviendrait vers les 20h30 bien sonnés suite aux bavardages du notaire, les Huard en seraient certainement à leur deuxième apéritif, lui, déversant ses dernières histoires drôles, et la porte poussée, la voix puissante de son vieil ami d'enfance lui rappellerait le réveillon précédant, quand tous trois avaient conduit le père Huard, comme il l'appelait, jusqu'à un lit de fortune tellement il s'était enivré. C'était la seconde fois qu'Erwan et sa femme assistaient à une lente immersion dans l'alcool et à aucun moment ils n'avaient été tentés de le stopper. Sitôt le blagueur distrait, l'épouse Huard vidait le verre de son mari comme on avale une potion indigeste, cul sec et suivi d'un rictus, mais qu'importe, il le remplissait lui-même d'un geste mécanique sans s'étonner que l'alcool se fût évaporé comme par enchantement. Erwan se souvenait de sa surprise, et du regard échangé avec sa femme...

Cette dernière avait consulté le baromètre dans l'entrée, tout en lui nouant son cache-col, insistant. Prends ton temps, nous avons toute la soirée. Puis,elle ajouta d'une voix enjouée, arrive avant minuit... Elle avait souri, renouvelé le baiser et il avait détecté comme une langueur dans sa physionomie, la crainte que la fête ne se termine comme l'an passé, justement avant le douzième coup de l'horloge. Pourquoi avait-il du mal à se diriger vers sa voiture déjà blanche de neige, il n'aurait su le dire. Les deux couples détestaient ces rituels de fin d'année, et puis ces coups de fil des uns et des autres, comme sur une liste d'attente à patienter, à répéter les mêmes phrases, des banalités évacuées dès le lendemain, des souhaits que tous auraient dû taire, ceux destinés en priorité au couple Huard. On pense chaque jour à vous. Faut tenir, mes amis. Et puis, votre fils restera toujours dans notre cœur...

Était-ce à cause de ces maladresses que le père Huard s'embrouillait dans ses histoires drôles à l'approche de minuit ? Il s'était cru à l'abri chez son ami Erwan mais les fidèles n'avaient aucune difficulté à le pister en dépit d'une galéjade laissée sur son répondeur, de celles dont il était coutumier. Penses-tu, je sais où le dénicher... Et tous de composer le numéro d'Erwan dans les premières minutes de janvier.

Du pas de la porte, une dernière fois il vérifia le panier d'osier croulant sous les bûches, les belles et hautes flammes s'enfilant dans le conduit. Allez, vas, tu finiras par être en retard. Ça neige de plus en plus dru... Installé au volant, il fit chauffer le moteur, une autre manière de retarder son départ. Pourtant, cette signature tant attendue lui procurait bien du plaisir. Leur couple avait bénéficié de beaucoup de chance avec cet héritage, l'occasion de s'offrir un petit logement qui procurerait un appoint en cette période difficile où personne n'était à l'abri d'un licenciement. Un cadeau des dieux, avait commenté le père Huard... Il lança les essuie-glaces qui peinèrent à chasser la neige, aussi les stoppa-t-il, descendit de son véhicule une raclette en main. De loin, il surprit la silhouette de sa femme par la porte vitrée, poings aux hanches, dodelinant de la tête. Il savait ce qu'elle marmonnait. Mais qu'est-ce que tu fous, à glandouiller...

Depuis quelques années, tous deux devinaient ce que l'autre avait au bout de la langue, justement une même remarque qu'il ou elle s'apprêtait à faire, quel que soit le sujet. Alors, de concert, ils commentaient avant de se presser la main en amoureux, quels vieux cons sommes-nous donc devenus... Erwan claqua la portière, souffla dans ses mains, enclencha la première. De suite, la voiture chassa et il ralenti, évitant le coup de frein. Il y avait bien trente kilomètres jusqu'à l'étude du notaire et il se reprocha d'avoir lambiné sans tenir compte des exhortations de sa femme.

Depuis des lustres, les vrais hivers avaient disparu et les gens s'étaient habitués à cette absence de gel des semaines durant, de congères obligeant à des détours, avec parfois une voiture bloquée, tirée par un cultivateur goguenard sur son tracteur. En temps ordinaire, une telle distance dans le pays n'a rien de rebutant, l'œil d'Erwan attiré sans cesse par les cultures, un animal qui traverse, et il se félicitait de cette qualité de vie. Quel bonheur de vivre ici... Si ça n'avait tenu qu'à lui, jamais on n'aurait salé le macadam, préférant, tel un gamin tourner le dos à ses occupations, coincé devant la cheminée un polar entre les mains après le coup de fil obligé à son employeur. Mais ce 31 décembre, à l'approche de la nuit, il y avait peu de chance qu'un maire ou un conseiller se sacrifie pour la corvée.

Grâce à cet héritage, il roulait à présent dans une voiture neuve, chose inespérée, qu'il maîtrisait à peine et, au premier stop, la crainte de commettre une erreur de conduite lui procura une montée d'adrénaline. Il avait trop enfoncé la pédale de frein, alors que son véhicule ralentissait sèchement à la moindre pression. La voiture en travers, il manœuvra, se jurant d'être plus attentif, alluma ses phares dans la nuit tombante. Il n'avait pas atteint le village voisin que la chaussée avait complètement disparu, le contraignant à ralentir encore. Désormais, les essuie-glaces battaient la mesure avec un son sec et, justement, les sons n'étaient plus les mêmes. Celui du moteur diesel lui parvenait distinctement, comme jamais il n'avait remarqué, et celui aussi de la neige tassée par les pneus.

Il ne se sentait pas seul, sachant qu'à son retour tous s’esclafferaient en brandissant leur coupe de champagne, et il savait que ces trois-là auraient déjà vidé une première bouteille. Et le père Huard y aurait contribué pour beaucoup. Non, pas une impression de solitude, mais d'isolement. Il s'imagina dans un bateau, glissant sur une mer silencieuse et menaçante. Un corbeau sur le bas côté, d'abord confondu avec une apparition informe, dédaigna s'écarter à son approche, et, dans le rétroviseur il le vit toujours au même endroit, imperturbable à contempler on ne savait quoi dans la nuit. Il frissonna, monta le chauffage, lorgna le thermomètre extérieur.

Voyager ainsi sans sa femme était inhabituel, du moins sur un si long parcours, son travail étant situé tout près de son habitation. De plus, depuis quelques temps, il lui était venu la fantaisie de s'installer à la place passager. Tiens, les clés de contact, j'ai envie de me faire conduire. Alors, il tournait le dos à la route, contemplait cette campagne qu'il aimait tant, les bois traversés, ceux épargnés par les cultures et dans lesquels surgissaient en hiver un couple de chevreuil, plus rarement une famille de sangliers.

À cette vitesse, se dit-il, je n'aurais qu'une demi-heure de retard. Il me pardonnera... C'était vraiment une bonne affaire, cet appartement, même s'il l'avait payé trop cher selon sa femme. Propriétaire du lieu, l'agent immobilier avait exigé une grosse somme en espèces et Erwan se revoyait mal à l'aise dans le bureau du banquier à compter les billets, avec de temps à autre cette même question du directeur. Vous avez suivi, pas d'objection ?... Il n'était pas habitué à tant d'argent, et encore moins à ces dissimulations au fisc qui l'avaient choqué dans un premier temps. L'agent immobilier avait été intransigeant. C'est ça ou rien, un conseiller municipal le veut à tout prix... Sa femme avait haussé les épaules. Mais qu'est-ce que t'attends, t'en rêves nuit et jour, de ce logement...

Au volant, il souriait, pas même inquiet de la couche qui s'épaississait, des pneus crissant comme sous la contrainte. Les dix premiers kilomètres, il avait roulé dans les traces de véhicules précédant, mais à présent, il avait l'impression d'ouvrir la route, rassuré parfois d'un panneau chapeauté, sur lequel on peinait à deviner les lettres. Toujours réticent à la modernité, à tous ces gadgets qui nous accaparent, comme il disait avec une pointe d'ironie, il n'avait pas de téléphone portable, et au moment du baiser rapide sur le seuil il avait repoussé celui de sa femme, qu'elle avait tenté de lui glisser dans la poche. Par un temps pareil, tout de même, ça peut servir... Si elle avait su combien il regrettait dans cet univers blanc de ne pouvoir joindre le notaire, lui confirmer sa venue en dépit de la mauvaise météo... Elle avait été tout de  même étonnée au sujet de l'appartement, de la voiture, et s'était souvenue de  la fois où il avait voulu se séparer de la télévision. Ah ça non ! Si tu veux finir tes jours dans un trou comme les hommes des cavernes, fais-le sans moi... Elle était furieuse, avec en tête les week-ends pluvieux de novembre, les soirées d'hiver en compagnie du feu, un livre posé sur les genoux, l'esprit nulle part, bercée par le crépitement du bois dans la cheminée. Ça distrait cinq minutes...

Sous bien des aspects, ce jour-là était singulier, ce réveillon à écouter des blagues, souvent drôles même si l'on en reconnaissait certaines, la voiture neuve filant silencieuse sur la neige, ce rendez-vous chez le notaire, cette enveloppe à ses côtés, scrutée parfois avec étonnement, tant d'argent sous forme de papier, ce village traversé sans l'identifier, avec sa chaussée salée qui dégorgeait de boue éclaboussant les trottoirs sous un unique réverbère, ce curieux chuintement jusqu'à ce qu'il retrouve le blanc immaculé de la campagne.

Erwan nageait dans une sorte de bonheur surnaturel qui lui rappelait l'enfance et il se crut dans un rêve. Rien ne ressemblait à sa vie jusqu'alors, ce trop de bien-être, ce sourire béat ne le quittant plus depuis le dernier signe à sa femme, alors qu'elle dodelinait de la tête derrière la porte vitrée. Mais qu'est-ce que tu fous, à glandouiller... Jamais il n'avait tant cogité en si peu de temps, et une chose le tracassait. Ça sonnait faux.

La voiture avançait comme pulsée par un autre, sans le besoin d'intervenir, mais n'avait-il pas l'habitude de cette sorte de conduite automatique, l'esprit à vagabonder au-delà du paysage... D'ailleurs, des bourrasques limitaient à présent la visibilité, à quoi, deux, trois mètres ? La seule chose dont il était certain, c'était de n'avoir pas quitté la départementale bordée de deux gros bourrelets neigeux qui parfois donnaient l'impression de s'éterniser dans un long virage.

Il coupa les essuie-glaces inutiles, les flocons se cognant au pare-brise tels des bourdons évacués de leur trajectoire sous le choc. Ils étaient propulsés comme par une lance à incendie démentielle qui aurait pu l'inquiéter, mais Erwan souriait derrière son volant avec une pensée pour ce pauvre Huard qui à cette heure devait frotter ses chaussures sur le paillasson, une bouteille dans chaque main. Fasciné par la route qu'il savait devant sans la voir, son regard ne quittait plus ce jet ininterrompu d'éclats aveuglants, et il s'imaginait s'introduire dans les molécules, une immersion dans l'infiniment petit, de son siège avec de vagues frissons.

Il vérifia la température de l'habitacle, se dit sans doute ai-je de la fièvre, se promit d'avaler une aspirine dès son retour. Une fébrilité le poussait à une irrépressible envie, descendre de voiture, s'enfoncer dans le blanc après avoir enjambé le boudin. Marcher droit dans le vent en happant de la langue quelques flocons. Une soif de fraîcheur, lui qui tremblait à présent. Il coupa le moteur et sans hésiter disparut dans la nuit...

Levant les genoux, il progressa un bon moment, distingua dans son dos la lumière glauque des phares qu'il avait oublié d'éteindre au risque de décharger la batterie, haussa les épaules et poursuivit son escapade... À cet instant, il entrouvrit les paupières, les referma à cause de la lumière lui brûlant la rétine, tendit le bras, tâtonna le vide sur le matelas. L'infirmière qui quittait la chambre lança au visiteur. Attention à votre ami, il va tomber...

Huard le borda comme il l'avait fait jadis avec son unique enfant, un grand bonhomme désormais qui travaillait à Francfort, dans une des deux tours luxueuses et désertes de la Banque Centrale. Eh ben, mon vieux... D'après le médecin, ça ne s'arrange pas, ton affaire. Si jeune... Tu sais, depuis ce matin, je pense à ta pauvre femme. Il se leva, et comme toujours marcha d'un coin à un autre de la chambre. Tout le temps qu'il restait seul avec son vieil ami, il causait. Tout seul. C'est triste, tout de même. Ça fait déjà dix ans, jour pour jour, et tu ne le sais pas. Putain de vie à la con ! Il se prit la tête entre les mains. Dix ans qu'elle est morte. Oh, lança-t-il bras au plafond, tu dis rien, mais tu écoutes, si tu crois que je ne le comprends pas. Il haussa les épaules, se voûta de nouveau. Mains dans les poches, planté devant la baie vitrée, il poursuivit son monologue. Tiens, pour fêter cet anniversaire, j'ai apporté une flasque. Il tapota sa poche de veste. On va trinquer, vieux, comme lors de nos réveillons. Tu te souviens ?... T'auras droit à une lichette, mais faudra pas baver. Puis, il haussa les sourcils. Tiens... il neige !

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