Roxane... Voilà, grâce au bottin, c’est tombé sur elle. Je vais donc l’habiller, la coiffer et la pousser sur le blog, telle une poupée. Ce pourrait être la fille que je n’ai jamais eue, à sauter à cloche-pied sur les cases de la marelle, à rire en vraie bécasse à mes plaisanteries, à polir de la pulpe les pages de manuels scolaires, à faire le clown devant l’objectif. Ce pourrait, mais ce ne le sera pas. Pourtant, matin et soir, je l’aurais volontiers accompagnée à l’école à pied, 3,5km, le temps de humer la rosée, de saluer un chevreuil, de se boucher le nez en dépassant le monticule d’engrais stocké sur le bas-côté.
Chaque matin, elle aurait baisé la truffe de mon vieux Sokolo de chat, aurait palpé sa bosse entre les omoplates. Mon pauvre minou. Ta bosse te mange le tonus. C’est moi qui lui aurait appris ce mot, pour faire chic, épater les copines soupline et les garçons macarons. Elle aurait déjà choisi la meilleure place au fond du jardin, pour qu’il repose tranquille, comme nous plus tard. Elle sait déjà tout, je ne lui cache rien. Vrai, elle pleurera, mais quelle petite fille ne verserait quelques larmes le jour où il se raidira pour de bon, et non pas pattes tendues et griffes sorties pour faire l’andouille, mais dans un dernier spasme.
Elle l’a dressé à sauter sur le guéridon de la salle de bain, et une fois à faire des bulles sous l’eau, elle sort sa main en périscope, l’attire sur le bord de la baignoire, où il fait l’équilibriste, trempe sa patte, la secoue, lèche, puis fixe sa petite maîtresse les yeux ronds. Pauvre Sokolo, qui ne connaîtra pas ma fille, Roxane... Pauvre nous, qui ne connaîtrons de jours meilleurs, sinon dans nos rêves.
L’été, elle surveillait son greffier à distance, lui embusqué dans les herbes, folles forcément, sinon ce ne serait pas drôle, jusqu’à ce bond, et cette souris en travers de la gueule. Si elle s’approchait, il grognait pour parfaire le mâle, crétin forcément, le matelot en goguette à Toulon en terrasse des cafés, short béant jambes écartées et rien pour cacher l’inconvenance. Des donzelles se donnent un coup de coude, repassent en ricanant le long du trottoir, pressent leur téléphone bras tendus avant d’envoyer le cliché aux copines. Devine ce que c’est... Des rognons à l’étal d’une charcuterie ! Elle est ainsi, Roxane, pas bégueule, à rire pour des riens, des cochoncetés apprises de son père.
Sokolo a troqué son miaulement pour un cri plaintif. S’il a faim, enroué il tente de brailler tout de même, s’il désire faire un tour de jardin, ça sort comme à regret, et s’il manque de caresses, il rabâche une rengaine, si bien que Roxane le houspille. C’est pas parce que tu vas mourir que tu vas me casser les pieds, mon chat. Déjà qu’avec ta bosse, le ménage laisse à désirer. Tu sens pas la rose, mon vieux minou.
Elle est fantastique, Roxane, prend tout à la rigolade. Vas-y, que je chuchote, marre-toi bien, engrange tant que tu peux, le reste viendra seul, sans prévenir. Et si on l’étêtait, sa bosse ?... Une de ses trouvailles. Elle est foudroyante, cette fille. Du Roxane tout craché, et malicieuse par-dessus le marché. Je rectifie. Mais non, à la rigueur inciser puis expulser avant que ça ne repousse le lendemain, plus vigoureuse encore. Alors, ajoute-t-elle index sur les lèvres, signe d’une grande concentration, il est foutu, Sokolo ?... Que répondre à ça, sinon confirmer. Ben oui, tu l’as dit, foutu...
C’est encore elle qui note le franchissement d’une étape. T’as remarqué, qu’elle fait un matin enfilant les bretelles de son sac scolaire, sa bosse ?... Elle est plus grosse que sa tête. Depuis toute petite, elle développe et sans limite une faculté d’observation qui épate. Sans doute d’être élevée à la campagne. Je la découvre parfois allongée sur le ventre, menton sur les paumes et pédalant des talons. T’as vu, mon moustique une fois séché, comme il est fidèle à lui-même?...
Jusque-là, c’est une enfant comme les autres. Puis, elle ajoute, tu crois que Sokolo une fois mort sera aussi bien conservé ? Il aura une bosse ou pas, une fois séché ?... Bien sûr, elle fait la gourde, connaissant déjà des animaux empaillés, à qui elle a distribué des noms. L’un se nommait Lustucru et puis un autre, j’ai oublié quoi, avait été baptisé, Branquignol, à cause d’une oreille cassée. Dans ces cas, j’évite de chercher à comprendre le pourquoi du comment, sinon ce sont des explications à n’en plus finir, et des raisonnements à chauffer les ventricules, comme elle aime à dire.
L’institutrice m’a confié de vive voix, votre fille a beaucoup d’imagination, d’un ton... C’est sa mère qui aurait été contente, d’apprendre qu’elle avait une enfant, prénommée Roxane, si imaginative, amoureuse des mots. Elle aurait été bien douce avec elle, à la bécoter, lui lécher la pomme. Mais non, elle ne le saura pas, et pour cause. Pour Sokolo aussi, sa mère aurait versé une larme, alors, le moment venu, j’assumerai pour trois.
Parfois je m’interroge, ce chat se souvient-il de sa maîtresse, connait-il le cafard du matou pulvérisé à la tombée de la nuit. Sur quelques photos, il apparaît avachi sur ses genoux alors qu’elle est plongée dans un bouquin, Antonin Arthaud ou Henri Michaux. Elle avait de ces lectures... Et quelle constance, le Sokolo, de rester impassible, une main de ma femme dans sa fourrure, l’autre à maintenir de tels ouvrages !
Faut dire, il a toujours été trouillard, jamais vu ça, surtout chez un rural. Roxane n’aime pas m’entendre dire, ton chat est le plus craintif de la basse-cour, reprenant une de ses confusions. Sans cesse, je rétablis du discernement dans son vocabulaire, toujours à vagabonder, un dictionnaire excentrique qui prête à rire.
Et puis, elle a remis l’histoire du tunnel sur la table, une réalisation remontant à deux ans, grandement étudiée, avec graphique et papier millimétré, comme à l’école, sur l’initiative de son institutrice qui veille sur son père à l’occasion, celle qui redoute ses fantaisies. Opération mise en œuvre, aboutie, inaugurée, cérémonie retransmise à l’époque sur mon blog un 16 juillet, avec fanfare et l'handicapé du village au garde-à-vous. Un ouvrage qui relia le côté Atlantique de la propriété, au versant Pacifique.
J’avais attaqué par la cour, la face Atlantique, et de suite m’étais heurté à des pierres à ne pas déplacer sans risquer se briser les reins. Vu les prémices d’éboulements, étayer avait été fatal, si bien que la percée achevée, impossible d’ôter les bois qui confèrent à l’ensemble une allure de chantier à l’abandon quand on descend de voiture. J’avais opté pour la technique des mineurs de fond. On progresse sur le ventre, on bloque avec des pieux, on évacue les gravas comme une taupe, les expulse d’un coup de godasse. S’extirper du boyau s’avérait problématique une fois le buste enfilé, et souvent Roxane me tirait par les pattes, avec des clameurs.
C’est une brave petite, tout de même, comme sa mère qui m’aidait en son temps à la maçonnerie, en dépit de ses origines bourgeoises. Ensuite, je contournai la maison par la grange et affrontais le versant Pacifique, plus sauvage et livré à la végétation. Au premier coup de burin, le mur s’était effondré sur toute la hauteur et j’avais maudit Roxane avec son projet titanesque, relier le Pacifique à l’Atlantique ! Tout çà, pour permettre à Sokolo de baguenauder de la cour au jardin sans transiter par la maison, de jour, mais comme de nuit, expression de sa maîtresse, et donc sans larbin à volonté. Le Pacifique a été une horreur. Si j’avais su, je n’aurais jamais eu de petite fille.
Une fois le mur consolidé, il a fallu taper dans la butte, comme on dit au village, avec les encouragements de l’handicapé pour me stimuler. Dis, Sokolo, tu crois pas, faudrait le faire plus haut ton tunnel, pour pas que ton chat baisse les oreilles. Ah, celui-là ! Pas de chance, en arrêt maladie dans son CAT, il bénéficiait d’une autorisation de sortir et faire l’inspecteur des travaux finis. Et la Roxane de mèche, à enchérir, quand ce n’était pas Sokolo qui rappliquait renifler les gravas. Mais pousse toi de là, corniaud, tu vas ressortir comprimé.
S’enfiler là-dedans ne fut pas une mince affaire, le crétin qui avait monté ces murs avait prévu les attaques aériennes, et même en Israël, j’ai trouvé plus frêle. Dans le bâtiment qui sert de cafourniau, j’avais déjà démonté une cabane à cochons avec des cloisons en grès, des pierres calées à l’égyptienne, une technique savante, expliquais-je à Roxane toujours à l’affût d’un cours d’histoire.
À l’époque, je m’étais demandé ce qu’il avaient dans le crâne, ces bâtisseurs de cabanes à cochons. Fallait qu’elles soient malheureuses, ces bêtes, pour de telles précautions. À force d’obstination, éperonné par Roxane, j’avais relié l’Atlantique au Pacifique sous les acclamations de l’handicapé, et le comble fut Sokolo refusant cette nouveauté, avec la peur du noir ! J’vous jure. Et la Roxane de piaffer, si maman voyait ça, gloussait-elle, innocente.
Justement, si on considère la configuration de la trouée côté Pacifique, on remarque une arête sous le linteau, comme une écharde, que j’avais renoncé à supprimer, aboutissement d’une de ces pierres encastrées qui, une fois déboîtée, aurait entraîné un ultime écroulement, sans compter les risques sismiques. Hors de question, j’étais rincé, les biscotos en machemalos, ce qu’avait compris ma supportrice. T’en fais pas, avait commenté l’handicapé de service, ton Sokolo, on lui coupera les oreilles. Avec Roxane, on avait haussé les épaules, sans penser qu’un jour, une bosse pousserait entre les omoplates et qui suinterait à chaque passage, râpée par l’écharde.
Quand le ventre rond, suite au dîner, la maisonnée entame le tour du jardin, après avoir visité le futur emplacement de Sokolo, voir si la terre n’est pas trop dure à la pioche, on aboutit immanquablement à l’entrée du tunnel, côté Pacifique, celui qui pose problèmes. On peut vraiment rien faire pour lui, bredouille-t-elle, les yeux sur l’écharde ?... C’est le moment crucial de nos relations, à ne pas rater, et je l’étreins, comme on le ferait pour une grande fille, lui réponds du mieux que je peux. Je crains que non, bientôt, il n’utilisera plus ses pattes, après s’être gentiment allongé dans son trou, tu sais, le long du mur, au fond du Pacifique...
Nous, les vivants, évoluons dans un monde fini, et qui implique des instants d’adieux, et donc d’acceptation de l’inéluctable, notions que Roxane dit comprendre. Ce n’est pas une élève attentive en classe, mais curieuse de tout à la maison, ce que je tâche d’introduire dans le crâne de son institutrice à chignon. Peine perdue.
À peine Roxane couchée et la lumière éteinte, le carrelage descellé émet un son qu’elle reconnait et qui accélère son cœur. C’est l’entrée de Sokolo dans sa nuit, puis le saut sur la couverture. Un cri plaintif, elle tend la main, se cogne à la bosse, cherche la tête et trouve les dents. Sokolino, c’est défendu, de mordre sa maîtresse... Ensuite, il s’affale, oublie de ronronner. Chaque matin, j’ouvre les volets de la chambre, me tourne vers le chat. Son heure n’est pas pour aujourd’hui.
Comme il a vu le jour sur son lit, Roxane a décidé qu’il trépasserait au même endroit, au petit matin comme Manouchian et toute sa bande dont elle a vu l’affiche rouge dans l’atelier, afin de ne pas être dépaysé avant son grand voyage en brouette, jusqu’au fond du Pacifique. Une lubie. Lui se lève le premier, file à la gamelle clopin-clopant, renifle, réclame un autre menu. J’imagine une perte d’odorat. Les premiers mots de Roxane sont pour son animal, il est où, mon minou?... Sans doute a-t-elle remarqué des traces de terre sous mes ongles. Je réponds en bâillant, non, vois-tu, j’ai cueilli la première courgette. Parait que ça pousse la nuit.
En dépit de son air boudeur, je la sais attentive dès le matin. Et ça ne manque pas, elle démarre. Et le jour, les courgettes dorment, c’est pour ça qu’on les arrache par surprise... Comme les fraises. Une phrase alambiquée, mais de bonne heure, je suis coulant. Suis-je bête, elle était à mes côtés lorsque le maraîcher a dispensé son cours de botanique, un vrai avec une face de gnome, et elle est certaine qu’il enfile son masque pour servir les clients. Sinon, ajoute-t-elle, il se ferait botoxer...
Tandis qu’elle avale son chocolat, j’entame mon énième discours sur le monde fini, la nécessité de prendre de la hauteur, sinon, c’est le malheur assuré, qui s’installe, et dont on ne peut plus se défaire. À l’évidence, je l’ennuie, elle grimace, fixe une mouche au plafond, tire une chaise tout près de la sienne, tapote l’assise et Sokolo se hisse d’un bond. C’est étrange, même diminué, c’est le seul effort qu’il parvient à effectuer, avec souplesse même, alors que le reste de ses déplacements est pitoyable.
Elle le caresse, le provoque. T’en veux ?... Elle tend sa tartine beurrée, l’asticote, frôle son museau comme un avion à réaction notre toiture à l’heure de l’apéro, la croque en riant. Roxane, fais-je, cesse de susciter en lui des frustrations. Elle adore cette forme de langage, l’impression d’être considérée comme une grande, avec qui il est possible de traiter de choses sérieuses... qui la font rire. Sa main tâte la bosse et elle s’étonne. Comme elle a gonflé durant le sommeil... Mieux que ta courgette.
Quelle idiote, j’ai ramassé cette courgette par impatience, un tout petit légume, à peine plus gros qu’une carotte, pour le plaisir. On dirait un cornichon, ta courgette... J’attends la suite, elle persifle, c’est toi, le cornichon... Et puis, une larme vient grossir son bol, une nouveauté depuis peu. Je laisse faire.
Cette fois, le Sokolo fait grise mine et, en secret, je l’ai enterré à maintes reprises, mais c’est un animal coriace, prêt à supporter une mappemonde sur ses épaules, pour le plaisir de rester à nos côtés, de peur qu’on ne s’ennuie. De peur que je ne m’ennuie, une fois Roxane disparue dans les nuages, d’où elle vient. Ce brave chat qui prend soins de son maître. Un animal prétentieux qui ne résistera plus longtemps. Au fond du Pacifique, le long du mur où patiente la pioche, j’ai remarqué une portion de terre dégagée, et s’y dessine déjà un trou. Peu profond mais qui chaque jour prend forme. Il a choisi l’endroit, et préfère creuser lui-même...