Stéphane tripotait les boutons du chauffage tout en poursuivant ses propos sur la guerre, Karine mains posées sur le volant ne pipait mot. Ce serait ainsi jusqu’à Valence. Chaque voyage s’était déroulé suivant un scénario identique depuis qu’ils se connaissaient et un évènement tragique de plus ne bouleverserait pas leur mode de fonctionnement.
Karine n’était pas portée sur les mots, lui adorait les aligner sans jamais recourir à un point signifiant la fin d’une phrase. Tu verras, ça se passera bien, sans aucun contrôle. Ils ont trop la trouille. C’est pas les français qui ont la pétoche, c’est eux. Si tu savais comme ils chient dans leur froc, à l’Assemblée. À ce point, j’aurais jamais cru. On a bien fait de partir tôt, c’est fluide... Stéphane consulta sa montre, compara avec l’écran lumineux. Toujours en retard, ce truc, mais régulier. Une minute par mois. Il se pencha, entra dans l’ordinateur de bord et sa femme tourna imperceptiblement le visage.
En voiture, elle laissait ses cheveux libres, non plus en queue de cheval, et curieusement une ondulation dessinait comme une œillère qui masquait son mari. Ça y est, se réjouit-il en tapotant sa montre, on est en phase. Tu sais, et lorsqu’il commençait en la prenant à témoin c’était signe d’un long monologue au cours duquel il chercherait des arguments, des témoignages d’experts et de statisticiens, pour les prochaines législatives c’est irrécupérable. J’ai pensé me recaser. Le parti va en prendre pour perpète. Flambé ! Il éclata de rire. Flambé, flamby, c’est drôle, non ? Va répéter ça, à personne...
Il était capable de poursuivre inlassablement son flot de réflexions à voix haute tout en voguant sur une autre planète. Tandis qu’il évoquait la future branlée administrées par les électeurs, ils évaluait ses chances d’être recasé chez Bomollet. Il lui avait rendu un service un an en arrière. Oh, pas grand-chose, une mise en contact pour arranger un contrat. Et le hasard avait voulu qu’il le rencontre dernièrement dans un cocktail, l’occasion de lui glisser un mot. L’homme d’affaire avait casé la carte de visite de Stéphane dans sa poche. Un job au soleil, ça vous irait ?... Stéphane avait rougi, l’autre esquissé un sourire. Avec ces politiques, c’était si simple...
Là, non pas celle de droite bon dieu, tu t’es gourée. Merde alors ! Tu peux pas faire attention on va en Bretagne dans ce sens... La bretelle déviait, décrivait un long détour vers l’Ouest, puis, tranquillement et sans l’annoncer venait mourir sur l’Autoroute du Sud. Stéphane se racla la gorge. Saleté ! Tu savais que ça tirebouchonnait, mais tu as laissé monter ma tension. Tu le sais pourtant, je ne dois pas m’exciter. Faut pas m’irriter, c’est simple, causer gentiment, si t’es pas d’accord tu te la boucle. Comme toujours, en voiture ou dans leur quotidien, Karine gardait le silence. Réservée, n’usant de la langue que sur demande et avec parcimonie, pour s’enquérir des désirs de son mari en matière de repas, d’une sortie au théâtre.
Bon, poursuivit-il se frottant les mains, dans un peu moins de six heures, je prends le volant. Une vieille habitude. Pour se rendre chez les parents de Karine, il changeait de place en quittant l’autoroute à Valence, passé le péage, tirait de la boite à gants une paire justement, en cuir, enfilée en emboitant les jointures une à une. Ses doigts avaient forci, depuis le temps mais, pour rien au monde, il n’aurait opté pour un modèle plus adapté. Le cuir s’était racorni, inutile de le contredire. Sa tension aurait frôlé la ligne de démarquation. Et c’est en tapotant le volant bras tendu qu’il grimpait l’allée menant au manoir.
Avant de couper le contact, il donnait quelques coups de klaxon, pour enrager la belle-mère. Le moment pour Karine de sauter du véhicule, d’embrasser sa génitrice, maudire son mari et son penchant cornichon. Du siège, le conducteur jubilait. Vas-y Bichette, défoule-toi, c’est le seul endroit avec autorisation. Coude à la portière, il entendait les éternelles plaisanteries. T’as raison ma fille, roucoulait la mère de Karine, avec les hommes, faut pas se laisser faire. Sur ce, elle simulait un coup de poing sur une table, dans le vide avant de pouffer et la serrer dans ses bras, remarque, ajoutait-elle avec une impulsion du menton vers la berline, avec toute cette route il doit être sur les rotules. Et son mal de reins, ça va mieux ?...
Alors seulement Stéphane s’extirpait de son siège, exerçait de vagues mouvements de reins à l’abri de la carrosserie, se dirigeait vers la mère et la fille avec le sourire du démarcheur commercial. La mine éclatante, comme sur les marchés durant la campagne au moment d’enlacer les plus rebutantes des mégères. Si possible des commerçantes qui répéteraient ses bons mots à la clientèle. Le plus difficile de ce boulot confiait-il à Karine en ricanant. Alors comme ça vous voulez m’enterrer, belle-mère bien-aimée... Ce qu’il préférait au manoir, c’était le parc dans lequel il s’isolait après le pousse-café, vaguement gris et envoyant un sms à sa secrétaire. Quel calme, suis-je bête de m’agiter ainsi pour ces crétins d’électeurs...
Il contemplait la propriété, la bâtisse, le terrain de tennis au bord du plan d’eau, le bosquet, la serre où officiait le jardinier avec lequel il s’attardait, montrant de l’intérêt pour les conseils transmis par le vieil homme. Combien ça peut valoir, une baraque comme ça, s’interrogeait-il... Depuis, son beau-père s’était écroulé aux côtés de son employé, dans la brouette, et ce dernier revenait sans cesse sur ce malheur. Le cœur, si c’est pas malheureux, un si brave homme.
Au fait, grognait Stéphane et touchant le coude de la conductrice en indiquant le bas-côté, t’as vu le panneau, 10 kilomètres, pense à t’arrêter pour le carburant... et mon envie de pisser. Ces envies récurrentes le turlupinaient et un collègue de l’Assemblée, de l’opposition mais avec lequel il aimait bavasser devant un apéro, l’avait prévenu. À ton âge, on ne plaisante pas avec ça. Une prise de sang, c’est malheureux d’être si pétochard. Le taux de PSA, surveille ça de près. Ensuite, trinquant, il ajoutait, j’ai exercé en cabinet deux ans tout de même, ce serait bête de perdre un adversaire quand il adopte notre politique. Tous deux se marraient, avec un coup d’œil vers les journalistes. Stéphane enchaînait, prudence, avec les vidéos pirates on a vite fait le tour du monde. L’autre lui pianotait la bedaine, te, te, te, avec ces zozos on ne risque pas la réclusion...
Karine qui avait enregistré le message ralentissait, se trifouillait les oreilles sous sa chevelure. Mais pourquoi donc ne portes-tu pas ta queue de cheval, ça te va si bien. Ça rajeunit... À peine à l’arrêt, il fonçait aux toilettes, revenait penaud. Putain, ça recommence, pas eu le temps de baisser mon froc ! Sa femme verrouillait le réservoir. Il t’a prévenu, machin, surveille ton PSA. De quoi se mêlait-elle, ce n’était pas le moment d’une réflexion, d’un conseil, de l’ouvrir tout simplement. Tandis qu’ils sirotaient un café fadasse au soleil près d’une troupe en tenue de randonneurs, Stéphane se demandait s’il était judicieux de balancer de suite ce qu’il s’était promis, ici au restoroute, dans une ligne droite à 130 ou en doublant un camion. Sans doute parce qu’elle s’approchait du manoir, Karine s’accordait des libertés. Demande à ces messieurs, à mon avis ils y sont tous passé, à la couche culotte... Son mari la fusillait du regard. Non mais t’es devenue maboule !!! S’ils t’entendent, si on me reconnait... Tu t’es ralliée à l’autre camp ou quoi ? Karine tirait des lunettes de soleil de son sac, vaguement satisfaite de cette explication en public. Quel camp, t’en connais un second ?...
Dans la voiture, l’ambiance changea, du moins côté passager parce que derrière le volant, Karine semblait imperméable aux insultes qu’elle s’était prise dans les naseaux les premiers kilomètres. Elle ramena sa mèche vers l’avant, ne plus le voir semblait plus urgent que de ne plus l’entendre. Et puis, alors qu’il avait décidé d’aborder ce qui l’obsédait en dépassant la prochaine aire de repos, il obliquait dans une autre direction, un sujet de circonstance, plus en conformité avec ce voyage. Tu sais, pour ta mère, je suis désolé. Karine gardait les mains sur le volant et les cheveux relâchés masquaient son visage, peut-être tressaillait-il. Ouais, reprit Stéphane d’une voix adoucie, un an après la mort de son mari, c’est injuste. Il y eut un blanc et il la pensa dans l’attente d’autre chose, qu’il devait confesser. Même si j’en ai pas souvent témoigné, j’aimais beaucoup cette femme. Tu sais combien je suis peu expansif... Finir sa vie si jeune, tout de même, et comme le jardinier flottait au-delà du pare-brise alors que l’aire de repos se dessinait au loin, il ajouta, si c’est pas malheureux.
Il lui était impossible de baratiner Karine comme une vulgaire journaliste dans l’attente d’une révélation. Si elle usait peu de la parole, elle stockait ses émotions au fond des tripes tout en étant capable de foutre le bazar, même en public. Un jour, elle avait pété les plombs après avoir découvert un sms de la secrétaire de son mari, une femme bien plus jeune, évidement, une anorexique nippée comme un homme, plate comme une limande alors que Karine avait tout ce qu’il fallait. Heureusement pour Stéphane, personne à l’appartement. Elle l’avait poursuivi avec la poêle en fonte et il était parvenu à tirer le verrou des wc, la tête comme une pastèque. Il avait patienté sur la cuvette, tandis que sa tortionnaire écoutait à fond les manettes un CD de Michel Sardou, en entier, battant la mesure avec ses ongles sur la porte.
Il vida ses poumons lorsqu’ils dépassèrent l’aire de repos et, atteignant le dernier millimètre cube d’oxygène niché dans son organisme, il aspira pour clore l’apnée. Écoute, Bichette, j’ai à te parler. Il n’avait pas le souvenir de cette curieuse voix, au timbre méconnaissable, de même qu’il ne lui était pas encore arrivé d’être à court des mots les plus simples, et pourtant il était connu pour ses improvisations, ses grands-écarts face à un contradicteur obstiné. Ce qui le dérangeait, c’était le silence de Karine. Il avait beau expliquer comment des relations professionnelles se transforment peu à peu en liens serrés, comment l’un s’attache à l’autre et n’était-ce pas la rançon d’une confiance mutuelle, Karine ne réagissait pas. Des situations contraignent parfois à se chuchoter à l’oreille, de crainte de dévoiler ses batteries face aux prédateurs à guetter une faiblesse. Elle ne pouvait pas savoir, elle qui n’avait jamais vraiment travaillé, hormis quelques semaines durant ses deux ans de fac, aux vacances et dans l’entreprise de son père. Avec ça, que sait-on de la lutte implacable en politique, du venin qui patiente dans les veines de chacun ? Lorsque l’on chuchote, on perçoit un parfum, le grain de la peau avec l’envie de toucher, comme elle un vêtement en soie naturelle avant l’achat.
N’est-ce pas humain ? Au fond, poursuivait-il, je suis humain, c’est ça, tout simplement humain. C’était l’histoire d’un homme et d’une femme qui se côtoient malgré eux et qui font comme ils peuvent, et si c’était sa secrétaire, qu’y pouvait-il ? Et ce n’est pas tous les jours facile, crois-moi. Tu t’imagines que ça me fait plaisir d’avouer notre échec, qu’on va divorcer ? Il levait le ton dans l’habitacle, retrouvait son assurance, celle acquise sur les bancs de l’Assemblée. C’était pas Karine qui allait l’emmerder à présent, il en avait vu d’autres, des plus coriaces à qui il avait fait bouffer leur chapeau ! Sa tension montait, il pointait l’index vers le ciel , et jusqu’au trognon !!!
À cet instant, la conductrice secoua la tête, coinça ses cheveux derrière les oreilles. Qu’est-ce t’as à brailler ainsi chéri, t’as envie de pisser ? Elle se débarrassa de ses écouteurs et il perçut Michel Sardou larmoyer, ne m’appelez plus jamais France... Il bafouillait, t’é...t’écoutais pas ? Depuis Paris ? Stéphane se sentait vidé d’un coup, il n’allait tout de même pas remettre ça, attendre la prochaine aire de repos, la prochaine station service. Depuis un an sa secrétaire mettait la pression et, ce jour là, grâce à la mort de sa belle-mère, il avait imaginé Karine plus réceptive, enfin plus fragile, prête à abdiquer devant ses conditions. Son pantalon absorba sans difficulté une humidité chaude, un demi verre, difficile à dire, et il repensa à son pote de l’opposition qui lui avait refilé un conseil. En bagnole, fais comme les routiers, une bouteille en plastique et en gardant l’œil sur la route... Découvrant la bouteille au pied du passager, Karine l’avait foutue par la fenêtre, sa caisse n’était pas une poubelle.
Merrrde, j’suis trempé, mon falzar... Karine lui pressa la cuisse. Ça tombe bien que tu te sois soulagé avant, j’ai un truc à te dire. À Valence, on m’attend à la sortie de l’autoroute, le jardiner qui me véhiculera. Moi, je préfère les papys. J’irai enterrer maman toute seule, t’as jamais pu la blairer. Attend, j’ai pas fini... Elle lui laissait la voiture. Tu recevras dans la semaine un recommandé de mon avocate, avec des photos. Si t’es pressé, tu t’informes sur le Net. Tiens, je suis pas vache, je te refile les mots clés : ton nom, évidement, secrétaire, bords de Seine. Tu verras, ça suffit. Elle sont au poil ces photos. Oh pardon, excuse-moi pour la gaffe...