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Billet de blog 30 mars 2012

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Les vendredis de Sokolo " Errance avec Antonio Tabucchi..."

Hier, et c’est la raison de ces lignes, j’ai appris la mort d’Antonio Tabucchi et, de suite, je me suis mis en recherche d’un article l’évoquant sur Médiapart, et suis tombé sur celui d’un invité, n’attirant que quatre commentaires, dont le mien. C’est vrai, quand ce journal en ligne est né, toi, tu t’étais déjà éloignée, chaque jour un peu plus dans la brume, aussi ne peux-tu comprendre.

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Hier, et c’est la raison de ces lignes, j’ai appris la mort d’Antonio Tabucchi et, de suite, je me suis mis en recherche d’un article l’évoquant sur Médiapart, et suis tombé sur celui d’un invité, n’attirant que quatre commentaires, dont le mien. C’est vrai, quand ce journal en ligne est né, toi, tu t’étais déjà éloignée, chaque jour un peu plus dans la brume, aussi ne peux-tu comprendre.

Vois-tu, il y a longtemps que nous ne nous sommes plus endormis dans les bras l’un de l’autre, et tu seras surprise me lisant, cette lettre t’annonçant en préliminaire que ce matin le soleil est doux et réconfortant contre toute attente. Oui, il fait beau d’une semaine sur l’autre et en soi c’est une chose peu ordinaire pour la saison. Un mois de mars exceptionnel. Un bouquet de narcisses sur la table du bas que tu connais bien en témoigne. Rien n’a changé, ou peu, la peinture s’est ternie, mais je pense que tu la reconnaîtrais, et je me souviens de ton extase la découvrant une fois  sèche, le temps que la chaux adopte sa teinte définitive.
Je me demande si ces lignes te toucheront comme souhaité. C’est bête, je m’adresse à toi, un peu comme Tabuccchi dans Requiem lorsqu’il s’égare auprès de ceux qui ne sont plus, enfin, tout ça n’a guère d’importance à présent. La vie n’est qu’un rêve et il arrive dans un moment de perdition de saisir la barre avec comme cap nos illusions, avec en tête des silhouettes, nos fantômes, comme tu aimais à me répéter, mes fantômes… Ce n’était pas pour me plaire, mais je ne t’en veux pas, je ne t’en veux plus disons, car parfois je me sentais blessé de ton profil en travers de mes rêveries, ou plutôt de tes ironies. Je l’ai toujours su, si j’avais cessé d’être ainsi, tu te serais lassée et, sans me l’avouer, mon côté Pierrot lunaire te convenait.
Je préfère te parler, t’écrire, comme si tu étais en mesure de tout comprendre, de comprendre pourquoi Laure est partie elle aussi, notre petite Laure qui ne donne plus de nouvelles. Dès sa naissance, je n’ai jamais été très à l’aise avec cet enfant, et à mesure de sa croissance, ma maladresse n’a fait qu’empirer et je revois ton regard noir sitôt qu’elle claquait la porte de sa chambre, faisant brailler sa musique de sauvages. Je sais, je ne devrais plus utiliser cette expression, je n’aurais jamais dû le faire, surtout en sa présence.
Quand elle a bouclé sa valise, elle a fermé la porte sans le moindre cliquetis, avant de me signifier, tu vois papa, je ne ferai plus de bruit à présent, je vais rejoindre maman. J’avais frémi, sachant toutefois qu’elle mentait, comme elle a toujours menti avec moi, afin de contourner mes intransigeances, mon incapacité à prodiguer un semblant non pas d’amour, mais seulement d’affection. Toi, tu savais, rien ne suintait de mon être, tout restait bloqué, sous pression, et mieux valait faire semblant, n’en rien démasquer. Laure ne savait pas.
Laure était handicapée, peu portée vers ces élans d’émotions qui ravissent les parents, sauf avec toi. Avec toi, elle se permettait tout, tandis qu’elle se confinait dans une réserve exaspérante dès qu’elle m’apercevait. On aurait pu croire que tous deux nous nous complétions dans son éducation et ce fut longtemps mon sentiment, ma préférence, mais je me trompais. Je me suis trompé dès son premier vagissement, et ce jusqu’au jour où elle tira sa valise derrière la porte d’entrée dans un silence qui me glaça, tant il lui était inhabituel.
Pourquoi  évoquer Laure si longtemps après, alors que la nouvelle de la disparition d’Antonio Tabucchi m’a mis le vague à l’âme ? Quelle curieuse question. Finalement, toutes deux avez tout emporté, sauf ces questionnements stupides, une manière pour vous de graver dans ma mémoire, avec tes grands airs et tes leçons de morale, jamais tu ne nous oublieras…
C’est vrai, vous avez gagné, et lorsque je découvris une lettre de Laure dans la boite, enfin quelques mots griffonnés sur une page grise, du mauvais papier recyclé, j’ai été surpris d’exister encore un peu pour ma fille. Si peu, trois lignes si ma mémoire est fidèle, Belém nous convient à Fred et moi. Ne t’inquiète pas, signé Laure. Non pas le Belém à deux pas de Lisbonne tant prisé d’Antonio Tabucchi, non, c’aurait été trop près d’ici, non, le Belém du Brésil, avec l’Océan pour nous séparer. Il s’appelait donc Fred…
J’en étais certain, elle cachait une liaison et, comme j’ai regretté que tu sois déjà partie. Elle se serait confiée à sa mère et bien évidemment tu m’aurais mis au courant, avec maintes précautions, choisissant tes expressions pour adoucir mes réactions. Laure procédait ainsi depuis toute petite et tu agissais en avocate, prête à gagner sa cause. Pour sa lettre de Belém, elle ne t’avait plus comme intermédiaire et c’est l’occasion aujourd’hui alors que je repense à la lecture de Requiem d’Antonio Tabucchi de t’avouer un secret. Il m’a été difficile de poursuivre ma tâche de père, de me glisser parfois dans ton rôle de mère et je le confesse, j’ai échoué, du premier jour où je me suis retrouvé seul avec Laure, jusqu’à l’instant où, la porte refermée, le silence est entré dans la maison, pour n’en plus ressortir.
Oh, je sais ce que tu vas rétorquer, tu n’aurais jamais dû me faire d’enfant, il aurait été préférable de choisir une autre femme, mais je crois que sans toi, non seulement je n’aurais jamais été père, mais j’aurais eu tant de mal à affronter la vie, comme à présent. Cette lettre, je l’ai rangée dans un tiroir de mon bureau, au cabinet, de peur que la femme de ménage n’y mette son nez. Avec elle… Souvent, je l’ouvrais, parcourais les trois lignes, la rangeais, et c’est ainsi que m’est revenu ce fameux Fred, un musicien qui un jour avait frappé à la maison avec entre les jambes l’étui de sa guitare. Oui, un gars qui joue dans les bars, ce qu’il avait consenti à lâcher, sans doute transgressant les recommandations de notre fille.
C’est curieux d’avoir mis tant de temps à le remettre, car c’est son seul copain à s’être adressé à moi. Tranquillement, il m’avait annoncé son rêve, se rendre au Brésil pour y perfectionner sa Bossa Nova et, à ce moment, jamais je ne me serais imaginé qu’il annonçait le départ de notre fille qui elle tiendrait un micro en braillant devant des consommateurs indifférents. Je sais, je ne devrais pas parler ainsi, je sais, je sais. Mets-toi à ma place ! Pardonne-moi, je m’énerve, je me suis toujours énervé et contrairement à ce que tu prétendais, je n’ai pas de tension artérielle, le toubib, ton toubib, l’a confirmé.
Je réalise d’un coup, lorsque j’ai lu le premier ouvrage d’Antonio Tabucchi, tu étais déjà partie et donc j’évoque un auteur inconnu de toi. Tu te souviens comme j’aimais partager mes passions littéraires, et tu m’écoutais, alors que je déroulais mes impressions, mes préférences et mes rejets, toujours avec fougue. Je manque de nuances, tranche trop facilement, mais au final, la plupart du temps, tu te rangeais à mes avis sur les uns et les autres, excluant tes idoles, Duras et Flaubert que je n’ai jamais appréciés, de même que j’ai renoncé à la longue de te persuader qu’en France critiquer ces deux auteurs c’était s’exposer à une excommunication. Je sais, je sais, j’exagère, mais c’est vrai tout de même.
J’ai découvert Antonio Tabucchi grâce à nos amis Sébastien et Esther, dans leur propriété en Corse, à Propriano, dont tu te souviens, comment pourrait-il en être autrement… Les Orangers… À l’époque, on aboutissait aux Orangers par un chemin poussiéreux, celui qui nous conduisait droit à la plage, sur laquelle des vaches se prélassaient avant de finir dans la boucherie préférée de Sébastien et Esther, tous deux très pointilleux concernant le choix des commerçants et leurs produits locaux. Je revois Esther éclater de rire en claquant le flanc d’une vache en travers de notre route, tiens faudra descendre chez le boucher lui dire que celle-ci serait très bien pour demain midi au barbecue…
Tu l’as deviné, c’est Esther qui m’a mis Requiem entre les mains, poussant sa fumée vers le bleu du ciel, tu verras, c’est pas mal, plus que pas mal. En attendant, c’est l’heure de l’apéro. Ricard ou blanc sec de Sartène ?... Cette année-là, je pensais encore beaucoup à toi, regrettant ton absence en dépit du blanc sec englouti plus que de raison, jusqu’à ce qu’un léger brouillard obscurcisse le ciel, que le bourdonnement des appareils bondissant du petit terrain d’aviation ne soit plus qu’un vague fond sonore. Nos amis conversaient comme si de rien n’était et jamais il ne firent la moindre remarque ni ne déplacèrent la bouteille.
Ce jour-là, Esther m’avait murmuré, ça passera, faudra du temps, en attendant, mets ton nez là-dedans, et elle avait pointé l’index sur le nez d’Antonio Tabucchi en couverture, puis éclaté de rire. Elle s’éclaffait pour un rien, et parvenait au prodige de déclencher des éclats de rire chez moi aussi, alors que j’étais persuadé que cela ne se produirait pas de sitôt. Et bien si, après ton départ, je réussissais à rire avec les amis, même sans le blanc sec de Sartène. Avec des rechutes, une fois seul et dans la seconde. Comme quoi, on se connait mal, comme quoi la vie est plus forte que tout.

Alors que tous deux s’abimaient dans des rêves lourds liés à l’incontournable sieste, isolés dans la fraîcheur relative de la maison, de mon côté, défiant la tradition et l’entendement, je m’installai dans une chaise longue, à l’ombre d’un arbre dont je n’ai jamais retenu le nom mais peut-être toi le sais-tu, et j’ouvris Requiem d’Antonio Tabucchi, avec en tête dans le courant d’air tiède qui poussait les pages la façon dont Esther avait écrasé le nez de l’auteur de l’index en riant, signe que ce livre valait d’interrompre la contemplation des Orangers.
D’un coup, je fus ailleurs, avec les fantômes du romancier italien qui parle si bien du Portugal comme dans d’autres de ses ouvrages, avec les miens, avec toi, avec Laure, en fait avec personne sinon ma douleur. J’ai oublié combien de temps fut nécessaire pour dévorer Requiem, mais je me souviens de la mine froissée de Sébastien au sortir de son lit, une figue fraîche entre les dents. Tiens, prends-en une, je viens de les cueillir, elles sont délicieuses. C’était comme un rituel et j’ai noté avec les amis combien la répétition de certains gestes, de certains mots sont importants, comme une pierre supplémentaire à un édifice qui ne cesse de s’ancrer, et j’en avais fait la remarque à Esther, lui rappelant combien les animaux domestiques aiment à multiplier des marques de gratitude identiques d’une fois sur l’autre, sans jamais se lasser, et combien ils sont déconfis s’il nous arrive de les éviter dans la presse de la vie quotidienne. Avec les humains, il en va de même, sacrifier du temps à ce qui parait futile est en fait fondamental. Avec toi, avec Laure, je l’ai finalement compris. Trop tard, alors que tout était perdu.
Je n’avais pas croqué dans la figue que Sébastien m’avait demandé de son air malicieux, avec son accent qui ressurgissait sitôt qu’il posait les pieds sur l’ile de son enfance. Alors, ce Tabucchi, tu en penses quoi ? Il avait savouré mon enthousiasme avant de commenter. Si Esther dit que c’est bien, tu peux la croire. Moi aussi, je me suis promis de faire comme toi avant le retour à Paris et je suis certain de ne pas être déçu.
Il me semble, c’est le lendemain que je me suis rendu à Campomoro à vélo en pleine canicule et, lors de la longue ascension du belvédère, je ne pouvais quitter des yeux la baie, tout en bas, ébloui par ces couleurs comme dans un rêve, mais un rêve duquel tu étais sortie, précipitamment, sans que je ne comprenne pourquoi. Et c’est alors que les larmes sont venues, de joie, de peine, il arrive de ne plus savoir ce qui nous gouverne, les personnages d’Antonio Tabucchi, ou nos propres fantômes, le bleu du ciel et de la mer, ou cette chaleur grâce à laquelle mon organisme se détend. Durant la descente sur Campomoro, j’ai filé comme un bolide et me souviens avoir dépassé une caravane sur la droite, dans un virage en épingle, défiant la prudence que tu m’as toujours reprochée, et que notre fille a tout fait pour fuir, jusqu’au Brésil, estimant sans doute que je lui foutrai enfin la paix, à se tortiller dans des bars en ville devant son petit mec, ce Fred et sa guitare, tous deux quêtant pour survivre quand j’avais imaginé intégrer notre fille à mon cabinet.
Je sais, je sais, je ferais mieux de relire Requiem, m’imprégner de ce texte, en tirer quelque concept positif. Et bien, figure-toi, c’est ce que j’ai fait hier au soir, je l’ai relu d’une traite après avoir appris la mort d’Antonio Tabucchi, et sais-tu ce qui s’est passé, une chose étonnante avec un livre repris si longtemps après… Je me suis revu dans la chaise longue des Orangers, avant que Sébastien ne s’approche avec sa figue gonflée de soleil, et tu m’es apparue lors de notre premier séjour à Propriano, tenant la main de ta fille, de notre fille et sais-tu, de nouveau, comme dans l’ascension vers Campomoro, j’ai pleuré, oh, quelques larmes, ne va rien t’imaginer…

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