sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

71 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 septembre 2011

sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

Les vendredis de Sokolo " Une vie souterraine"

Sylviane Zuccari tournait dans le quartier depuis un bon moment quand elle tomba sur ce panneau de signalisation, visiblement destiné à protéger un unique aveugle se rendant sans doute à l'hôpital des Quinze-Vingt, tout à côté.

sokolo (avatar)

sokolo

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sylviane Zuccari tournait dans le quartier depuis un bon moment quand elle tomba sur ce panneau de signalisation, visiblement destiné à protéger un unique aveugle se rendant sans doute à l'hôpital des Quinze-Vingt, tout à côté.

Mais pourquoi donc, se dit-elle, a-t-on omis ou négligé de joindre un s à aveugle, en évidence sous son point d'exclamation dans un triangle rouge ? Depuis des années, elle notait les rencontres singulières, les anomalies qui lui tiraient un sourire. Sur le trottoir, elle griffonnait scrupuleusement sa énième découverte dans un calepin, ce dernier bénéficiant des mêmes attentions prêtées par un ecclésiastique à son bréviaire. Quand elle montait à Paris, Sylviane Zuccari grimpait dans le RER bien avant l'heure, pour s'accorder un long moment à baguenauder d'une rue à l'autre avant son rendez-vous.

S'aidant d'un plan, elle définissait un parcours, et il était bien rare qu'elle s'y conformât. Elle se voyait comme un être complexe, encombré de principes trahis à la première occasion. Mais nous tous sur cette terre, ne sommes-nous pas les plus mal situés pour avancer une opinion avisée concernant nos propres comportements ? Il lui aurait fallu consulter ceux qui la côtoyaient quotidiennement, et, justement, elle s'en gardait bien, de peur qu'ils ne se méprennent du tout au tout, les malheureux...

À cette heure matinale, la faim la tenaillait déjà, et elle gagna une boulangerie à la belle devanture de l'autre côté de l'Avenue Ledru-Rollin, fermant une place fort charmante et conseillée par des guides touristiques. Pour rien au monde elle n'aurait raté ce qui, à force, devenait une tradition, madame Zuccari étant gourmande comme un chat. Elle aimait cette expression, et après avoir savouré une friandise, si elle avait pu se lécher les babines comme les félins leurs poils, elle ne se serait pas gênée, même à Paris en présence de passants se rendant au marché d'Aligre sous un beau soleil. Ses hésitations devant l'enfilade de tentations, toutes plus appétissantes les unes que les autres, déclenchèrent un claquement de langue de la boulangère, aussi se décida-t-elle à contrecœur pour un banal pain aux raisins qui lui colla aux doigts.

Sa viennoiserie à peine engloutie, un homme l'aborda d'une voix timide. Vous n'auriez pas un euro, s'il vous plait. Je suis à la rue. Quelques centimes même... Sylviane Zuccari était au fait de ce curieux phénomène de notre société, qui veut que certains vont d'un coup d'avion en vacances au bout du monde, tandis que d'autres n'ont pour unique domicile que l'extérieur des habitations, et non l'intérieur comme il se doit. Dans sa commune de lointaine banlieue, ceux à tendre la main étaient moins nombreux, et comme elle fréquentait la capitale par obligation et ponctuellement, elle ne parvenait à s'accommoder de cette étrangeté. Chaque fois, stoppée par la détresse d'un misérable, elle ralentissait, une mauvaise conscience tenace la harcelant.

Et ce matin-là, comme elle se léchait les doigts à vingt mètres de la boulangerie, c'était comme un flagrant délit, aussi se résolut-elle à soustraire de son sac un billet. L'homme reçut l'aumône avec une grande humilité, l'ausculta côté pile et face, puis murmura la face hilare. Alors vous, vous êtes drôlement sympa. C'est pas courant... Puis, il eut ce drôle de comportement de vouloir lui rendre l'argent à peine reçu, voulant s'assurer de ne pas importuner cette femme à la mine fatiguée, issue de l'unique boulangerie du quartier dans laquelle les clients dessinaient une queue se prolongeant jusque sur le trottoir. Mais non, répliqua madame Zuccari. Puisque je vous le donne... L'inconnu ne cessait de tripoter le billet. Si vous saviez, j'en ai pas vu depuis deux ou trois mois, de billet...

Mais le temps filait et Sylviane Zuccari avait d'autres projets, aussi stoppa-t-elle cette ébauche de conversation. Une fois à l'écart, adossée à une porte cochère pour reprendre son souffle, elle nota dans son carnet. En fait, ces mendiants veulent se confier à tout prix... Elle relut les quelques mots concernant le panneau indiquant la possible présence d'un aveugle, et souligna, en gras, les dernières lignes sur son mendiant. Ajouta. À développer... Une fois dans la douceur de son foyer, il lui arrivait d'extirper une phrase lui suggérant quelques pages d'écriture, parfois plus, quelques rimes aussi à l'occasion, une marotte, dissimulées depuis peu à son époux. À un étranger, c'eût été pire, vous pensez bien.

Elle savait trouver le long de la Halle du marché d'Aligre de ces camions bariolés, autour desquels elle ne cesserait de tourner. Il lui restait une heure à flâner et, à la dernière séance, elle avait débuté par une description détaillée de ces véhicules repérables du bout de la rue. Depuis combien de temps s'allongeait-elle pour déverser ce qui l'encombrait ? Quand elle avait évoqué cette idée, son mari avait caché son scepticisme derrière des encouragements. Mais qu'il était donc maladroit, comme la fois où elle avait été contrainte d'avorter, les privant d'un second enfant avec l'opération qui avait succédé. Là encore, il s'était révélé balourd. Ça ne fait rien, on recommencera... Mais rien n'était venu, et tous deux évitaient de remettre ça sur le tapis.

Elle avait trente cinq ans à l'époque, et c'était ainsi qu'elle s'était rendue la première fois chez madame Dubillard, conseillée par une amie. Bien sûr, Paris n'est pas la porte à côté, mais le transport laisse le temps d'ordonner ton monologue, d'éclaircir tes idées noires... Un semestre durant, elle avait fait la navette, et jamais elle n'aurait cru revoir madame Dubillard dix ans plus tard. Et pourtant...

La semaine dernière, elle n'avait rien trouvé de mieux que de décrire les lettres aux couleurs vives sur la tôle des camions, pétrifiée à l'idée de changer de sujet. Et puis, à l'instant de se relever, de brosser vivement sa jupe, elle s'était reprochée tant de kilomètres pour n'aborder que ça. Des futilités sans aucun rapport avec son nouveau mal.

Les yeux dans le vague à regarder défiler la banlieue du wagon, elle s'était interrogée, pourquoi donc madame Dubillard ne l'avait-elle pas remise sur les rails, et cette image, alors que le contrôleur tendait la main pour vérifier son billet, l'avait fait sourire. Le contact avec madame Dubillard était bon, en dépit d'un silence qui parfois l'intimidait. Sinon, oubliant sa présence dans son dos, elle parvenait toujours à causer, causer de vétilles, et, jetant un œil sur l'étal des brocanteurs installés en plein soleil, elle cherchait une idée, un truc pour entamer ses nouvelles confessions, enfin, d'éternelles digressions...

Dix ans s'étaient écoulés avant la reprise des séances, et depuis, jamais elle n'avait sorti un mot de son nouveau mal. Elle gravitait autour, le contournant tel un obstacle contre lequel elle redoutait de se fracasser. Mais ce qui l'inquiétait plus que tout, c'était la mine de son mari, terrassé, plus inquiet qu'il n'aurait dû, plutôt que d'afficher une grande confiance, ne serait-ce que pour la petite qui à présent comprenait tout. Et contre ça, elle se sentait impuissante.

Madame Dubillard lui avait assuré, tout déballer sans se claquemurer derrière des interdits, elle se souvenait de l'expression exacte tant elle l'avait choquée, vous rendra votre équilibre. Vous êtes sur un fil, et vous avez perdu votre balancier. Tout le temps du trajet, elle s'était vue entre ciel et terre avec la crainte de s'écraser au sol. Une fois de plus, elle avait sorti carnet et stylo, et sous les notes avait dessiné un chapiteau de deux traits, un rond représentant la piste, et un fil horizontal sur lequel prenait appui un immense balancier ancré au sol. Au moment de crayonner l'équilibriste en tutu, Sylviane Zuccari s'était mise à sangloter sur son siège.

Sur la brocante jouxtant la halle, elle renonça de s'encombrer de verres en cristal proposés par un magrébin déjà prêt à les emballer dans du papier bulle, puis poursuivit sa déambulation dans le quartier. Il lui restait peu de temps, et comme toujours, elle s'inquiétait de ne savoir que dire. Un homme tirant un cabas à roulettes la précédait dans une rue bombée par les pavés, et elle se demanda si, comme son mari, il avait des soucis avec sa femme. Pourquoi rentrait-il seul du marché, un célibataire peut-être, ou alors son épouse s'accordait-elle une grasse matinée ? Elle aurait pu s'attabler à un guéridon pour un café, à la seule place libre en terrasse, parmi tous ces gens à se réchauffer d'un rayon de soleil, heureux de cet été indien à Aligre, mais comme souvent, elle n'osait pas. À présent, que craignait-elle ?

Jamais elle ne parviendrait à vaincre ces peurs idiotes, cette timidité maladive en public, la crainte de paraître mal à son aise, persuadée que tous n'avaient d'yeux que pour elle, à la dévisager. Alors, elle repensa à ses premières séances à Curie. Il est des mots qui ne nécessitent pas d'explication, comme Villejuif, et qui renvoient aux mêmes maladies. Elle restait persuadée qu'on lui mentait en affirmant qu'elle n'affrontait pas de risque majeur, et c'est ce qu'elle aurait voulu dire à madame Dubillard, peut-être cette dernière serait-elle plus sincère... Remontant la rue de Charenton, elle se trouva face à l'hôpital des Quinze-Vingt, se dit que décidément, les aveugles la poursuivaient ce matin-là.

S'enhardissant, elle s'enfila sous le porche, déçue de découvrir des bâtiments neufs dont jamais on n'aurait soupçonné l'existence du trottoir. Installé en hauteur dans un angle, un miroir déformant lui renvoyait des lettres à l'envers, et elle se souvint de son étonnement de petite fille devant ce curieux alphabet, se demandant si sa propre image apparaissait aux autres ainsi, les traits tirés. Depuis peu, son enfance remontait par vagues, des instants merveilleux devant tout un tas de découvertes inexplicables, et qui plus tard perdirent leur charme. Et puis, à cet âge-là, le nouveau mal était encore loin, si loin.

Au bout, la rue de Charenton débouchait sur l'embranchement de la rue du Faubourg Saint Antoine, avec ses cours déjà visitées, les unes après les autres, d'où les artisans avaient presque tous déménagé, sinon disparu. Dans son carnet étaient inscrits des noms, Cours de la Maison Brûlée, Cours de l'Ours, Le Passage de la Bonne Graine et celui célèbre de la Main d'Or... Ensuite, que lui resterait-il, pour tromper ses angoisses devant madame Dubillard ?...

Passage du Chantier, de nouveau, elle fut victime d'un malaise, de ceux trop fréquents, dissimulés à tous, son mari et bien évidement sa fille, aux médecins, et seule madame Dubillard semblait deviner. Cette femme ne lisait-elle pas ses pensées, ne décryptait-elle pas ses mots dans son dos, silencieuse et attentive ? Parfois, elle détectait une toux, étouffée par un mouchoir en papier, certainement. Oh, pas grand-chose, mais qui lui rappelait qu'elle aussi avait des défaillances. Comment allait-elle lui annoncer qu'elle la quittait, réglant sa dernière consultation.

Jamais elle n'avouerait ce rendez-vous l'heure suivante chez un magnétiseur qui aurait soulagé une voisine. Pas très futée, avait-elle commenté à son mari en haussant les épaules. Longtemps, elle avait méprisé ce genre de démarches, refusant même d'écouter des récits dignes des contes de Perrault. Fallait-il être perdue, ne plus croire en rien...

Elle venait de trébucher sur les pavés, inquiète de ne pouvoir atteindre la rue du Faubourg Saint Antoine qu'elle distinguait à peine, une flaque de lumière troublée par elle ne savait quoi, et qui lui fit se frotter les paupières. Quelqu'un venait de la dépasser sans lui prêter attention, et elle avait tout fait pour paraître normale, comme avant, tandis que décroissait le bruit des talons, un homme pressé. À présent, avec au loin le tumulte de la circulation, elle regrettait de ne pas avoir réclamé d'aide, qu'on la soutienne jusqu'à la porte de madame Dubillard qui lui aurait dit de s'allonger. Dans l'attente que cesse ce vertige, elle s'épongea le front, se répétant, cela ne me correspond pas. Mais était-elle encore elle-même ?...

Épuisée, elle s'assit sur le trottoir froid et, de suite, lui revint l'image de ce gros bonhomme timide qui lui avait réclamé une pièce... Elle tira son carnet, et d'une écriture tremblée écrivit ses impressions. Trop difficile... Combien de temps, encore... Pauvre homme. D'après la voisine, le magnétiseur procurait une douce chaleur et l'on ressortait regonflée, avec un trop plein d'énergie qu'on ne croyait plus destiné qu'aux autres. Et puis, s'était dit Sylviane Zucarri pour se convaincre, ai-je vraiment envie de parler à madame Dubillard, lui décrire le quartier, les cours et les passages de la rue du Faubourg Saint Antoine qu'elle habite depuis des décennies, avec la trouille qu'elle ne me pose une question sur mon nouveau mal... Dans son cabinet, elle luttait sans cesse contre une envie de s'assoupir, et d'après la voisine, le magnétiseur n'y verrait aucun inconvénient.

Au bas de l'immeuble, elle pressa le bouton de l'interphone. Madame Zuccari... D'une fois sur l'autre, les étages devenaient plus difficiles à grimper, au moins, chez le magnétiseur, elle prendrait l'ascenseur... Toutes deux se serrèrent la main et madame Dubillard lui adressa un petit sourire, le même que la semaine dernière, mit la veste de sa patiente sur un cintre, lui indiqua le canapé... À sa grande surprise, Sylviane Zuccari l'entendit prononcer deux phrases alors qu'elle tirait les rideaux. Vous savez, depuis votre retour, combien déjà, un mois et demi il me semble, vous m'avez lu des passages du Guide du Routard. Il serait temps d'aborder les vraies raisons de vos visites... Elle reçut ces mots comme un coup au plexus, déglutit, attendit que madame Dubillard disparaisse dans son dos et commença.

Avant de venir, j'ai transité par le Passage du Chantier, et là, pour la première fois, je me suis rendue compte du temps qui défilait et qui m'était volé par un mal nouveau. Je me suis assise sur le trottoir, ai observé l'endroit, et puis j'ai descendu d'un cran, ai soulevé une plaque en fonte entre les pavés pour disparaître dans un monde souterrain. Ayant dit ces mots, elle s'endormit une heure durant.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.