En te levant ce matin, tu te sens encore chargée du poids de la veille. Cette nuit fait partie de celles qui n’apportent pas le repos mais qui simulent bien. Tu as fait le tour de cadran réglementaire sans solutionner le souci du sommeil qui déjà s’abat sur toi en rafales violentes, alors que tu tentes de boire ton café normalement.
Tes angoisses sont revenues, et les médias les abreuvent. Tu hésites à allumer la radio puis tu te résous à le faire, car la paranoïa te pousse à craindre l’ignorance des bienheureux. Tu as peur de manquer quelque chose, de ne pas être prévenue et de découvrir au travers le rideau de ta fenêtre que des chars russes sont en bas de ton immeuble. Les bruits des avions dans ta tête sont suivis par ceux des bombes qui font éclater ta ville. Déjà tu anticipes. Ton immeuble n’a pas de cave, où ira-t-on, partir ou rester,…
Tu t’arrêtes et tentes de te calmer. Ici, à Paris, le soleil est généreux, et le malheur semble impromptu. Il ne t’arrive rien, et pourtant tu es terrifiée. Tes peurs sont égoïstement centrées sur toi, tu sens tout courage potentiel t’abandonner et tu regardes avec stupéfaction ces civils ukrainiens qui prennent les armes et se résolvent au risque.
C’est parce que tu es une enfant de la paix. Tu ne sais plus à quel point la violence est la norme, et tout le reste un miracle qui tient formidablement dans le temps. Tu es une enfant que la frayeur a déjà terrassée, tu as accepté que ta jeunesse soit estropiée par les crises multiples. Le compte à rebours de la catastrophe climatique circonscrit ton horizon, la pandémie tes sorties. Tu en as assez de vivre dans la peur, mais ces violences-là n’étaient jamais brutales, physiques, menaçant directement tout ce que tu connais dans un moment proche. En tout cas, on n’appelait pas ces menaces par le nom de la guerre, et on t’a appris à frémir à l’évocation de celui-ci, pour tout ce qu’il pèse sur le tapis du temps.
Depuis que la Russie a lancé l’invasion de l’Ukraine, tu t’empêches de faire les comparaisons hasardeuses devenues raisonnables. Tout ressemble à la guerre dont on t’a tant parlé, enfant, tout ressemble à ces histoires manichéennes où des dégénérés prennent le contrôle de l’Histoire parce que les autres n’ont pas la violence avec eux, parce que d’autres veulent préserver et vivre, et attendent, les yeux fermés et le cerveau roulé en boule, que cela passe. Ces furieux n’étaient faits pour exister que dans des films, eux qui n’ont que le pouvoir, l’écrasement et la domination dans le viseur, quitte à les faire valoir sur une terre stérile, vidée, atrophiée. On t’a pourtant enseigné la banalité du mal, les nuances et les multiples facettes que présente une seule situation. Mais celle-ci frappe par son effroyable conformisme avec les contes les plus binaires dont tu puisses te rappeler.
Tu te rassures comme tu peux en te disant que personne ne veut la guerre, que les gens ici sont trop habitués à la facilité occidentale, au confort d’une paix dont on finit par oublier l’origine. Personne n’a intérêt à faire cette guerre idiote, si ? Tu ne sais plus, tu verserais dans le complotisme si cela servait à te rassurer. Puis cette certitude en amène une autre qui te replonge dans l’angoisse : personne ici ne servira de chair à canon. Il y aura des défections massives, nous serons tous des déserteurs. Et que peut un pays qui ne veut pas combattre face à des armes qui tuent pour de vrai ?
Ton ministre de l’économie l’a dit ce matin. Les sanctions prises par l’Europe à l’encontre de la Russie sont l’équivalent d’une bombe nucléaire financière. Un temps, pendant son interview, ton pouls se calme, temporise. Le ministre dit : « Ce sont les russes qui vont souffrir, pas nous. ». Ces paroles viennent se nicher en toi comme une caresse t’incite à te rendormir dans un sommeil égoïste. Mais quelque chose qui persiste en toi redresse l’oreille. Un léger sourire, une détermination qui se veut optimiste dans la bouche de celui qui la brandit. Puis l’effroyable :
« – Vous voulez dire que vous frappez Poutine, son gouvernement. Le peuple russe ?
– Bien sûr. Le peuple russe est visé. »
Tu te sens plus démunie que face à la menace. La revanche sourde, la vengeance dont vont se délecter les va-t-en-guerre. Les millions d’otages qu’aura fait ce conflit. Ces gens pris en étau par les pouvoirs. Notre impuissance de baluchons transportés d’un bout à l’autre de l’Histoire.
Tu milites pour l’écologie politique. Ton courant militant s’est bâti sur l’antimilitarisme, tu sais que la paix lui est indispensable. Un rayon de soleil indécent, qui n’a même pas daigné se cacher en ces heures étranges, arrive sur ta joue. Tu redresses la tête et t’exhortes au courage. Agir apaise toujours. Tu iras porter des vivres, des trousses de secours là où tu peux, dans les endroits de collecte. Tu n’abandonneras pas l’idée que la paix se trouve quelque part au milieu des décombres, et que l’appartenance à l’un ou l’autre de ces camps qui se montent ne devra jamais arrêter sa recherche. Le peuple russe souffrira et tu ne seras pas d’accord avec ça, le peuple ukrainien souffrira et tu ne seras pas d’accord avec ça.
Oui tu sais, ton avis importe peu, mais si tu dois cohabiter avec lui le long de ces jours contradictoires, alors autant pouvoir te regarder en face.

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