Quand j’écris et que je finis par aboutir à quelque chose de satisfaisant après avoir eu la douloureuse impression de trouver chaque mot au fond de moi comme on arrache une dent, j’ai souvent envie d’aller lire le texte à des proches. C’est assez agaçant d’être dans mes parages, quand l’évènement se produit. Envie d’en parler, de regarder ce qu’il provoque, de voir dans les yeux des personnes qui m’entourent qu’elles m’ont comprise. Comprise parce que je fais partie de ces personnes qui entretiennent une relation ambigüe avec les mots : ils m’échappent souvent, dans la vitesse de l’oralité, ils me fuient ou refusent d’exprimer exactement ce que je voudrais. À l’écrit, posés sur le papier, ils s’assagissent. Ils me laissent dire. Le décalage est parfois douloureux. L’impression que jamais personne ne prendra le temps de rentrer dans mon corps, dans ma tête, avec l’obsolescence de l’écrit me terrifie. Il arrivera peut-être un jour où je serai seule avec mes pensées. Et cette pensée est insupportable, comme la plupart de celles que mes neurones ont en stock.
La conclusion à laquelle j’ai abouti, non sans regret car elle semble particulièrement égoïste, est que ce que je recherche, en prenant la plume, c’est avant tout partager du moi. Je ne m’étais jamais vraiment rendu compte de la dimension cathartique de tout ça, de la manière avec laquelle je me raccrochais à ce que je produisais pour donner consistance à mon existence, avant qu’un ami me dise des choses un peu abruptement.
« L’art, c’est pas un truc d’égoïste. C’est un truc de partage, donc c’est un truc qui doit plaire. Plaire aux autres – à toi, on s’en fiche. Il ne sert à rien s’il n’enchante que toi. ».
C’est vrai qu’en étant honnête, je me suis souvent posé la question. Si j’avais particulièrement réussi un texte, qu’il disait exactement ce que j’avais en tête, mais qu’il restait incompréhensible pour le reste du monde, alors quoi ? Si l’on est seuls à avoir raison ? Si l’on est un grand artiste mais incapable de communiquer ? Si l’on fait les choses bien, mais que personne ne partage leur valeur ? À quoi sert l’art, finalement ?
La dernière fois, je suis allée voir un comédien que je connais bien jouer au théâtre. Je sais toutes les réflexions profondes, existentielles, je sais tous les détails choisis, conscientisés, toutes les attentes comblées, qu’il avait placés dans la construction de son spectacle. Son spectacle était beau, était de qualité, parce qu’il avait mis ce soin à le travailler, à lui donner corps avec sens. Un sens déverrouillé pour lui.
Mais qui, peut-être, serait impénétrable pour d’autres.
Je connais trop ce besoin de mettre le doigt sur ce qui s’agite en nous pour être regardante à propos de ce que cette chose-là peut bien provoquer sur d’autres.
Mais en ayant l’élan d’y inviter ma mère, je me suis retrouvée, de nouveau, face à ces interrogations. Ma mère fait partie de ces personnes que la culture bourgeoise, normée, dominante, révolte. Elle est de ceux à qui cette culture-là crache régulièrement à la gueule, en leur faisant croire qu’ils ne sont pas assez subtils, qu’ils n’ont pas assez de goût.
Ses goûts sont différents. Elle apprécie les messages clairs, directs, les émotions brutes. Elle prend en horreur ces génies qui se regardent le nombril et renferment les secrets de leurs œuvres sans aucun amour du partage. Elle est sensible à la communication, au dialogue. Les artistes qui laissent perplexe pour le bonheur du mystère l’ennuient profondément, et le fait qu’ils soient si encensés de nos jours, ceux qui ne sont pas si simples, si populaires, le fait que le gratin les adule, la rend folle.
Alors en voulant l’emmener au théâtre, je me suis posé la question. Est-ce qu’il y avait du partage là-dedans ? Est-ce qu’elle aurait quelque chose à manger, à se nourrir, en dehors de ce que les comédiens et le metteur en scène eux avaient eu envie de donner à voir ? Finalement, est-ce qu’il y avait un peu d’elle dans ce spectacle, est-ce qu’elle y trouverait son compte ?
Je suis revenue sur mes pas.
Et même si ce n’était pas le cas, si ce n’était pas fait pour lui plaire, est-ce pour autant « moins légitime » à être vu, regardé ? À quoi sert l’art ? Se donner ou donner aux autres ? Valider les ressentis du spectateur en face pour les partager, ou lui offrir de nouvelles questions ? Laisser se déployer l’interprétation ou dérouler un récit du présent qui s’impose ? À quoi sert l’art ?
Je ne sais pas. Personne ne sait, ou plutôt tout le monde le sait pour soi. Ce que je sais, c’est qu’agrafer une réponse à cette question lui ôte soudain toute sa valeur. Prescrire ce que l’art doit soigner chez chacun, entraîner, gratter, c’est lui retirer toute sa puissance. Celle du choix. Celle de la diversité. Celle de la culture. Des cultures.