On tend l’oreille. Enfin.
Ils nous parlent depuis longtemps.
Ces gens que l’on tue. À petit feu, loin de nos petits quotidiens, certes. Mais que l’on tue.
Ces gens-là nous nourrissent. Portent sur leurs épaules le poids de notre survie, rien que ça. Et ne récoltent même pas les miettes de la richesse qu’ils produisent. Ces gens dont personne ne s’étonne, que leur colère éclate. (il paraît même que les CRS ne chargeront pas ces gens-là, contrairement aux révolté·es de la mort de Nahel ou des méga-bassines de Sainte-Soline – mais ça c’est une autre question, celle de l’idéologie qui prend la place du droit sous Darmanin). Bref, il y a des gens qui bloquent les routes et on ne peut pas les rater, ce sont ceux qui nous nourrissent et que le système est en train de manger.
Le monde agricole qui était le monde tout court, est devenu une niche. Ceux qui l’habitent ne sont pas loin d’être considérés comme des chiens. Les mots sont durs, mais je ne sais pas comment en utiliser d’autres pour grappiller votre attention, elle qui dérape toujours ailleurs. Jusqu’à ce qu’ils hurlent leur colère et qu’ils aient tellement, tellement raison de le faire.
Notre responsabilité première, à tous et toutes il me semble, est de nous tenir à leurs côtés. Et de ne pas laisser les récupérations se dérouler tranquillement. La parole est aux concerné·es, comme elle devrait toujours l’être. Mais notre époque nous oblige aussi, nous autres, à mettre le nez dans les affaires. À se rendre compte que les « experts » en sont rarement, que les responsables sont juste sous nos nez et que pour eux est venu le temps de cesser l’exercice d’impunité dans lequel ils nous empêtrent depuis si longtemps.
Nous qui sommes, en grande majorité, des enfants d’enfants d’enfants de paysans, nous avons fui loin ce destin qui colle à la peau des terres. Ces terres que nous abandonnons aux promoteurs immobiliers qui anéantissent chaque jour un peu plus la souveraineté alimentaire dont nous parlons fièrement. Ces terres qui sont au centre de toutes les contestations : la terre à libérer en Palestine, à s’approprier dans les quartiers populaires, à défendre sur les ZAD, pour accueillir sur les pourtours de la Méditerranée ou à Calais. Les terres sont au centre de tout, et c’est pourtant si facile de nous en détourner. Nous avons abandonné à des managers à deux balles, des gestionnaires creux et des décideurs vides et avides le soin de saccager un bien commun. Nous ne pouvons nous en prendre qu’à nos complicités, nos indifférences. Nous ne pouvons que décider d’infléchir le cours des choses en rejoignant les révoltes, en les appuyant de tout notre poids, en reprenant en main les décisions politiques capitales, celles qui impliquent nos terres. Nous avons laissé le devoir de les défendre à des gens qui triment et à qui la société crache à la gueule.
Nous regardons nos maigres potagers avec la mélancolie d’un temps que nous n’avons pas connu, ce temps où nous savions ces choses que l’on n’apprend plus dans les « grandes écoles ». Certains imaginent un « retour au vert », confortablement adossé aux revenus accumulés dans un bureau fermé, fantasmant une retraite tranquille dans laquelle ils auraient le monopole sur leur alimentation, et verraient la sécession d’avec le reste de la société comme la preuve ultime de leur rébellion courageuse. Une chimère révélatrice du peu de connaissances réelles que nous avons de la vie paysanne. De la science du vivant, de l’abnégation, de l’acharnement qu’elle exige. Entre l’utopie que l’on vend, et le désespoir d’un monde qui dégringole, le fossé est si grand qu’on peut y disparaître. C’est le risque si l’on souscrit aux discours confus de syndicats agricoles de puissants, de maîtres de la nature, de bulldozers qui ont en commun avec les plus hauts fonctionnaires d’avoir trouvé le bouc émissaire facile. Tiens, le désordre structurel, les conséquences d’une machine néo-libérale qui n’a plus à prouver ses capacités de saccage évidentes, seraient d’un coup la faute de… l’écologie.
« L’écologie punitive ». La soupe est servie, et il nous faut la recracher tout de suite. Elle a le goût d’une extrême-droite rance, qui pourrait foutre en l’air tout ce qu’apportent les colères légitimes.
Aujourd’hui, aux paysans, tout le monde se permet de demander de faire mieux, de changer leurs pratiques, de servir de support à notre récit écologique ; nous voulons manger bio, local, bon, peu cher, rapide. Nous exigeons d’eux qu’ils rebroussent chemin et nous plaquons le bien et le mal sur la question. On s’égosille et le drame poursuit son fracas. En attendant, l’endettement et la ruine leur saute à la gorge, pour les plus fatigué·es. Les autres, plein d’une énergie nouvelle, ne peuvent même pas s’installer.
Alors la véritable question est celle d’une vie digne. D’une vie, tout court. L’écologie en fait partie mais n’en a pas le monopole. Le social s’y imbrique. Ce n’est pas une question de bien ou de mal, de gentils écolos ou de méchants agriculteurs, de touchants paysans ou d’écologistes rigides. C’est une question politique, celle d’un tout, celle où l’on ne peut plus se permettre de penser les choses de manière cloisonnée, binaire.
Une vie digne : une société qui rémunère justement celles et ceux qui contribuent véritablement à son fonctionnement le plus essentiel. Des politiques publiques à la hauteur des enjeux de notre temps, écologique comme sociaux. Une vie digne pour les agriculteur·ices, non ça ne veut pas dire des directives déconnectées qui les enfoncent dans le marasme en contribuant à faire perdurer le système même qui est à l’origine de leur détresse. Une vie digne ce n’est pas non plus une vie cancérigène ou exposée aux risques de sécheresses accru par les mal-adaptations comme les méga-bassines, largement documentées. Une vie digne non ce n’est pas une vie passée à la ferme-usine, gigantesque, vide de sens, où nous ne sommes plus que des pions dans une chaîne immense de profit et d’accumulation. Une vie digne, non, ce n’est pas une vie comme celle-là. L’agriculture n’est pas un bloc compact. L’agriculture est traversée par des intérêts divergents, et si nous faisons de la morale davantage que de la politique, alors la situation est illisible. Mais là, il faut mettre des lunettes. Et vite.
Parmi les propositions politiques claires, on trouve par exemple les revendications de la Confédération Paysanne, courageux syndicat qui tient cette ligne écologique et sociale dont beaucoup seraient bien arrangés qu’elle disparaisse. l'intégralité du communiqué à lire ici
Un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Cent fermes disparaissent chaque semaine. Pourtant, les exploitations sont de plus en plus grosses, de plus en plus concentrées dans les mains d’une industrie et de lobbies qui enrayent le bien commun.
Non la colère des agriculteurs n’est pas conjoncturelle. Cette crise n’est pas juste « une crise » : elle est le résultat de l’action de pouvoirs qui doivent aujourd’hui être nommés, être abolis et rendre des comptes. Ces pouvoirs font disparaître – littéralement – celles et ceux qui nous font vivre (agriculteur·ices comme infirmier·es ou profs). Dans la nuit néolibérale s’élève enfin leur rage. Elle rejoint la mienne, celle d’une militante écologiste de vingt-cinq ans qui se tient à leur service et qui pense qu’une écologie digne de ce nom n'est pas le problème mais la solution. À condition que cette écologie soit une politique intrinsèquement sociale, et pas l’application mécanique d’une bureaucratie pour satisfaire la bonne conscience bourgeoise tout en laissant intacte la structure dans laquelle elle barbote.
Le monde agricole a plus que jamais besoin de nous. Nous avons oublié que nous avons vitalement besoin de lui. D’une façon ou d’une autre, il va falloir se rejoindre.