
Tout au long du XIXe siècle, les nouvelles tendances et innovations telles que l’invention de la lithographie, de la caricature, de la presse populaire illustrée, les débuts de la photographie, ont eu un impact direct sur les changements du statut de l’artiste et sur son art. Le progrès des techniques industrielles va également mener à une nouvelle efficacité matérielle. Tout d’abord, les couleurs industrielles apparaissent, amenant les peintres à délaisser leurs pigments en poudre et leurs huiles, à la découverte de nouvelles couleurs et d’un nouveau processus de préparation. Les vessies de porc séchées contenant la peinture sont remplacées par le tube de peinture en métal, catalyseur d’une révolution historique :
« L’artiste n’était plus obligé de rester à l’intérieur et de peindre dans la lumière de l’atelier, à partir d’esquisses ou d’après le modèle. La préparation de la couleur n’était plus une corvée majeure. Le peintre pouvait emprunter le nouveau réseau de chemin de fer pour aller peindre en extérieur, comme le firent ces pionniers du paysage que furent les peintres de l’école de Barbizon. Il n’était plus lié à son lieu d’habitation comme l’étaient les classes moyennes et les travailleurs ordinaires. »[1]
Alors qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les peintres français bénéficient de la commercialisation du tube de peinture par la maison LeFranc, parallèlement la peinture de paysage[2] bouleverse l’ordre établi par la peinture de genre, dominant sur le marché de l’art. Même si le noyau des futurs impressionnistes (Manet, Degas, Pissarro, Monet, Renoir, Sisley, Bazille et Cézanne) a eu une formation académique au sein de l’École des Beaux-Arts ou au sein des ateliers privés de peintres académiciens, ils profitent également des possibilités offertes par le circuit extérieur. Les ateliers « libres » de l’Académie Suisse, permettent de venir travailler la peinture à l’air libre, en compagnie d’autres peintres et sous les conseils de leurs prédécesseurs, Corot, Daubigny ou encore Rousseau, premiers à s’être intéressés à la peinture de paysage. C’est alors que les années suivants 1860, sont marquées par les premières rencontres et relations de travail. À l’écart du système académique, les séances de travail d’un genre nouveau prennent forme, où la relation de maître à apprenti est abolie. Un travail de réflexion collaborative et horizontale a lieu. Cette approche est moderne d’un point technique — par l’utilisation d’un nouveau matériel et par la technique picturale utilisée — et d’un point de vue intellectuel — par le choix du sujet peint, opposé aux sujets académiques et par leur organisation à la fois indépendante et collaborative.
Institution centrale et dominante du système académique depuis sa création au XVIIe siècle, le Salon est le lieu de passage obligé où les artistes peuvent être reconnus socialement et professionnellement. Alors qu’entre 1789 et 1814, les artistes étaient jugés uniquement par des membres de l’Académie des Beaux-Arts, la présence entre 1849 et 1855 d’artistes non-académiciens dans le jury, illustre le désaccord croissant entre l’Etat et les artistes. C’est dans un contexte tendu de boycott systématique des tableaux des impressionnistes, qu’en 1863, Napoléon III, après avoir vu personnellement les tableaux sans cesse refusés[3], autorise la création d’un « salon des refusés » afin d’offrir l’opportunité au public de se faire sa propre opinion. Parmi les artistes y ayant participé, nous retrouvons, entre autres, les impressionnistes Monet, Manet, Pissarro et Cézanne. À ce titre, en 1886, Emile Zola ami de Manet, peint à travers le chapitre V de son roman L’œuvre, une scène historique, celle de la réception par le public, des œuvres du salon des refusés. S’inspirant du Déjeuner sur l’herbe de Manet, Zola décrit les rires, les furies et les moqueries provoquées par le tableau intitulé Plein Air de Claude Lantier, personnage principal :
« Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s’élargir le visage […] Et les mots d’esprits pleuvaient plus drus qu’ailleurs, c’était le sujet surtout qui fouettait la gaieté : on ne comprenait pas, on trouvait ça insensé, d’une cocasserie à se rendre malade […] Est-ce qu’on laisserait outrager l’art ? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Un personnage grave s’en allait, vexé, en déclarant à sa femme qu’il n’aimait pas les mauvaises plaisanteries »[4].
Dans un même temps, Philippe de Chennevières, inspecteur chargé de l'Exposition des artistes français, c'est-à-dire du Salon, et futur directeur de l’Académie des Beaux-Arts, écrit en 1870 au ministre de l’Instruction publique Jules Simon :
« [Cette question] soulève tant d’animosités dans le monde des Arts, animosités qui retombent fatalement sur l’administration et s’en détourneraient à jamais le jour où un ministre franchement libéral dirait aux artistes : faites vous-mêmes vos affaires ; je n’ai charge aux yeux du pays que de faciliter votre éducation, d’acquérir vos meilleurs ouvrages, et de décorer les monuments dont la nation a besoin. Je n’ai point à me mêler inutilement à vos querelles et à vos rivalités d’écoles ».[5]
Malgré l’initiative prise par Jules Ferry de réunir — sous le nom de « Société des artistes français » — les artistes ayant exposé une fois, afin de leur donner les rênes du Salon dès 1883, il resta malgré tout aux mains des académiciens. En effet, la Société des artistes français ayant continué, elle-même, de rejeter bon nombre d’artistes, elle s’est dissoute en quelques années, au profit de nouveaux Salons, prônant la liberté de l’artiste. C’est le cas, en 1884, de la création du Salon des indépendants, premier signe d’un dysfonctionnement et symbole d’une exposition libre, sans jury ni récompense. Quant au Salon de la Nationale (1890) et au Salon d’automne (1903), ils répondent tous deux à la nécessité d’une représentation commerciale, marquée par l’explosion du marché de l’art qui redéfinit le monde de l’art et son économie. En revanche, ces lieux de confrontations contestataires vont connaître un échec conceptuel, au vu de leur succès et leur transformation en lieux institutionnels.
Malgré cet échec, cette pluralisation des Salons est la première étape vers une indépendance intellectuelle des artistes, pionnés d’un art voulu moderne. Les grandes révolutions techniques qui ont lieu à cette même période — l’invention de la photographie et du cinéma, les machines à composer, la photogravure, le développement de la production mécanique d’électricité, du moteur à explosion utilisant le pétrole, de l’industrie chimique, des moyens de communication, des moyens de transport ou des bateaux à vapeur — marquent l’entrée dans une nouvelle période de modernisation, la deuxième révolution industrielle (1890-1940).
En France, le marché de l’art sous la IIIe République à deux visages, celui d’avant et d’après-guerre. Entre 1880 et 1914, le système académique est en déclin et ses commandes publiques en berne. Ce sont les critiques-théoriciens[6] et les marchands-spéculateurs d’art qui prennent possession du marché. Très intéressés par les impressionnistes, ils vont leur apporter une légitimité sans précédent et leur assurer une indépendance financière historique.
L’impression et la diffusion de la presse et en particulier des revues et des journaux, offrent aux critiques la possibilité d’exposer au plus grand nombre leurs opinions sur les artistes actuels ou en devenir. Ancêtre du « buzz », le fait d’être le sujet de ces critiques, positives ou négatives, assure une visibilité aux artistes. C’est d’ailleurs de cette manière que Manet devient un personnage clé pendant les premières années des impressionnistes, accaparant toute la critique. Grâce à cette nouvelle voix moderne et intellectuelle, une reconnaissance sociale (publique) et professionnelle est offerte aux artistes. Le Salon perd sa première raison d’exister. Parallèlement aux critiques, les marchands d’art assurent la vente et le commerce des œuvres, et par la même occasion, participent activement aux revenus des artistes. Le Salon perd sa deuxième raison d’exister. L’un des deux principaux marchands de l’époque est Paul Durand-Ruel[7], qui a su imposer ses propres critères en instituant la nouveauté et l’originalité en tant que valeur marchande. Durant-Ruel n’achète pas une œuvre, il spécule sur un artiste. C’est pourquoi en achetant continuellement les œuvres de l’artiste, il devient en quelque sorte son mécène, en lui apportant un soutien financier régulier, comme en témoigne Monet dans cette missive :
« N’allez pas croire que je doute de vous. Non, je sais votre courage et votre énergie […]. Bref, dites-moi nettement la situation ; avez-vous la certitude de pouvoir me donner de l’argent aujourd’hui. Sous peine de gros embarras, il m’en faut. » [8]
En se libérant des structures corporatives et hiérarchiques, l’artiste gagne son autonomie économique. Même si au premier abord, le fait de s’adresser principalement au nouveau système imposé par les marchands d’art, créer une dépendance pécuniaire, il semble que la plupart des artistes, à l’image de Manet, Pissarro ou Monet connaissent une réussite financière décente[9].
Le marché de l’entre-deux guerres dépend de l’économie mondiale fluctueuse. De 1918 à 1929, les récentes fortunes des industriels et des hommes d’affaires enrichis par le conflit, font exploser le marché, permettant aux artistes de l’art nègre, aux cubistes ou encore aux surréalistes de tirer leur épingle du jeu. En revanche, le krach boursier de 1929, atteint le marché français, touchant de plein fouet le système en place (galeries, maisons d’éditions, marchands, etc.). Seuls les marchands d’art les plus solides maintiennent leur activité. Quant aux jeunes artistes dépendants du dynamisme et de l’ouverture du marché, dépendants des marchands et des collectionneurs, ils entament une période très difficile. Malgré toutes les difficultés apparentes, il faut noter que l’insertion au sein du commerce, offre au monde un nouveau regard sur l’artiste et son travail, à une époque où l’entrée en scène des techniques industrielles de la culture de masse fait son apparition, prémisse d’une globalisation culturelle.
L’histoire a montré que la volonté d’émancipation, mais surtout la création de nouvelles innovations techniques, ont conduit selon les périodes, les artistes et leurs œuvres, vers une indépendance intellectuelle, artistique et financière plus ou moins développée, les poussant à entreprendre de plus en plus. Jusqu’où cette volonté d’entreprendre a mené certains artistes ? De quelles manières ils se sont délestés des normes académiques ?
[1] Harrison C. White et al., La carrière des peintres au XIXe siècle : Du système académique au marché des impressionnistes (Paris: Flammarion, 2009), page 159.
[2] La peinture de paysage, représentée par Théodore Rousseau, s’installe en 1836 à Barbizon dans la forêt de Fontainebleau, non loin des villages de Marlotte et de Chailly-en-Brière, où dès 1830, des artistes s’étaient réfugiés.
[3] Salon annuel, organisé successivement par la Direction des musées et la Direction des beaux-arts, le Salon fait chaque année polémique au vu de son caractère traditionnel et élitiste. Depuis sa création en 1737, tour à tour, des milliers de peintres se voient refuser l’accès au Salon pour des causes très subjectives.
[4] Emile Zola, L’Oeuvre, Folio Classique (Paris: Editions Gallimard, 2006), pages 154 et 155.
[5] Charles-Philippe de Chennevières-Pointel, Jacques Foucart, et Louis-Antoine Prat, Souvenirs d’un directeur des beaux-arts (Arthena, 1979), pages 11-41.
[6] Les interprètes critiques de la peinture impressionniste jouèrent trois rôles : celui de propagandiste, dans un sens positif ou négatif ; celui de d’idéologue, pour le peintre nouveau ; celui de théoricien.
[7] Paul Durand-Ruel a appris le métier auprès de son père. Il a commencé dans les années 1820 comme marchand de matériel pour artistes (papiers, toiles et couleurs).
[8] « Mémoires », In L.Venturi, op, cit., page 12.
[9] Les tableaux des finances de ces peintres,, ainsi qu’une analyse écrite complète sont présents au sein de l’ouvrage de Harrison C. White et al., La carrière des peintres au XIXe siècle : Du système académique au marché des impressionnistes (Paris: Flammarion, 2009), page 228-241.