Des voyages répétés entre la France et le Brésil sont à l’origine de ces recherches personnelles et artistiques. Comment rendre compte d’un déplacement, aujourd’hui, à l’heure de la mobilité généralisée ? Plus encore en compagnie de cette mobilité prothétique greffée à notre main, ce téléphone intelligent qui nous assiste au quotidien.
Ecrit par Pauline Gaudin Indicatti
Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.
7 juillet 2011 : entre la gare Cornavin et l'aéroport Genève-Cointrin
Un espace-temps qui se situe « entre » tout ce qui pourra être mémorisé, photographié, filmé dans ce prochain trajet. Un instant de transition, qui transporte. Vers 10h00, ce jour-là, j’observe plus particulièrement le paysage qui entoure la ligne ferroviaire et suis « envoûtée » par la tentation presque immédiate de sortir le téléphone mobile de ma poche, afin de garder cette trace de passage ; le cadre de la fenêtre du train laissant apparaître une large marge noire, dessine le cadre visuel de cet environnement urbain, qui défile, en mouvement. Quelques minutes plus tard, je garde la localisation de mon arrivée au terminal d’embarquement, en cliquant du pouce droit sur le bouton principal de l’iPhone et sur le bouton marche/arrêt, dans le même temps. Ces gestes simultanés provoquent une fascination presque subite pour cet objet que je transplante d’un espace à un autre, que je fais circuler à travers le monde (et qui enregistre tout ; chaque jour un peu plus). Il commence à me mouvoir. Ces captures représentent en quelque sorte des prises de notes du réel, réalisées en temps réel que je ne maîtrise pas encore, mais qu’il semble fondamental de questionner, d’expérimenter, d’étudier[1].
- Instant_Volés_IMG_0574.JPG -
Agrandissement : Illustration 1
- Instants_Volés_IMG_0577.JPG -
A distance
À Porto Alegre, je me déplace très fréquemment par le biais de la lotação[2], un minibus rouge, bleu indigo et blanc, qui emprunte les mêmes lignes que les omnibus habituels, à la différence d’avoir la possibilité de le prendre à n’importe quel point de la ligne, ainsi que de descendre où bon nous semble. Un taxi bon marché, ou un bus plus confortable et plus onéreux. J’ai été dès mon arrivée à Porto Alegre, au Brésil, un peu forcée de l’utiliser : pour une question de facilité d’abord, puis afin de tranquilliser mon esprit suite aux nombreuses discussions avec les porto alegrenses[3]. En effet, chacun apportait son anecdote : du vol de sac à main, au braquage pour une montre, à la séquestration dans une voiture ; personne ne souhaitait qu’il arrive malheur à la « petite française » récemment débarquée dans un monde où l’insécurité est permanente. Accompagnée de mon ordinateur et de mon téléphone portable (« dernier cri », il y a quelques années), je devais m’y sentir plus au calme ; j’y éprouvais plutôt la sensation d’être privilégiée et de profiter d’un « luxe » inabordable pour la plupart de la population.
« (…) je suis assise et située plus en hauteur. L’allure à laquelle nous allons est plus dynamique que l’automobile et selon la conduite du chauffeur, violent parfois, conduisant par à-coups, le rythme en devient très saccadé. Dépendant de la surface de la chaussée, des pavés, des trous, des embouteillages, l’énergie change… L’impression est d’être montée sur ressorts, tant les suspensions paraissent rebondir à chaque impact ; provoquant des ruptures dans la continuité du mouvement et de la vitesse de l’engin. Le bruit est singulier. Sa climatisation parfois extrême, nous glace pendant tout le voyage, congèle le cuir chevelu en hiver, quand le froid humide nous prend jusqu’aux os. Le rythme est frénétique dans les descentes et dans les pentes, qu’arriverait-il si les freins venaient à lâcher ? Dans les montées, au contraire, la lotação peine à donner la force nécessaire. Un minibus lancé à toutes allures dans la jungle urbaine et son trafic intense… [4]»
Le désir d’enregistrer le déplacement vif, vivant, vécu, réserve une position importante aux moyens de transport donc, et implique des paramètres qui résultent de la vitesse et de la mobilité pratiquées. Allant à contre-courant de l’attitude traditionnelle du voyageur qui se doit d’explorer lentement l’espace dans lequel il évolue, je tâche d’agiter et de favoriser mon rapport au mouvement, au rythme, à la vitesse, au passage, au transfert. Contrairement à Jean-Jacques Rousseau qui stipulait une règle primordiale concernant le voyage : « Quand on ne veut qu’arriver, (…) on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied[5] », ici : place à l’étonnement, à l’accident, au manque de temps face à la vitesse qui domine. Je prélève, à l’aide du Smartphone, chaque détail, tente de mémoriser chaque objet, chaque scène vue, ressentie, entendue parfois.
Peut-être la volonté d’arriver est trop grande, en effet, et vouloir en référencer chaque instant dans le but de le revoir plus tard, m’y replonger à tout moment, est ce qui me pousse à emmagasiner ces impressions avant l’arrêt définitif du véhicule dans lequel je suis transportée. Peut-être est-ce le flot d’imagination et d’anticipation sur ce qui pourrait advenir, ce qui adviendra, qui ne permet pas la prise, l’ancrage sur le moment, ici et maintenant ; trop occupée à penser à l’ailleurs, à la destination. Peut-être est-il nécessaire de re-prendre, re-lire l’image, la vidéo, ré-écouter le son à un autre moment. Voir sous un autre angle, trouver autre chose, se poser pour lire, mettre sur pause, pauser ?
L’image saisie, capturée dans la vitesse, possède cette caractéristique d’être produite à l’intérieur d’un espace de résistance, une sphère de l’intime. En effet, elle n’est possible, dans cette approche désirée, qu’à travers la paroi transparente qui me sépare du dehors. Est-ce le résultat de la posture du touriste, de l’artiste-amateur tant recherchée ? Celle qui laisserait place au raté durant la prise d’image, puisque l’appareil n’est pas fixe, ou gênée par la vitre, sale, tremblante, du bus ? Ou bien, le contexte même de cette insécurité, provoque-t-il cette attitude de retrait face à l’extérieur ? Est-ce conscient, inconscient ? Dans cette situation, l’intime figure alors comme une valeur de résistance face à l’espace montré et projeté, une mise à distance, un repli, une tension, une dualité entre le dedans et le dehors.
Voir à travers la fenêtre du bus ou du train, saisir une vue encadrée à l’aide de l’écran miniature du téléphone mobile, participent de l’acte d’image, où perception et sensibilité sont transportées, laissant apparaître des instants volés, construits, emboités même. Ces instants volés, visuels, numériques, algorithmiques, appropriés du monde traversé, du temps parcouru, participent à ce que je nomme émouvances : où l’émotion dans la mouvance, dans le mouvement, dans les vitesses, cumulées souvent, prend forme dans, par l’instantané de l’image, par son envoi, son partage. Et, j’ajouterai, entre les images instantanées.
- Instants_Volés_IMG_0237.JPG -
Agrandissement : Illustration 3
- Instants_Volés_IMG_0241.JPG -
Agrandissement : Illustration 4
- Instants_Volés_IMG_0241.JPG -
Agrandissement : Illustration 5
- Instants_Volés_IMG_0728.JPG -
Agrandissement : Illustration 6
Mises en vue(s)
La main est délibérément et fréquemment retenue pour être vue, comme un agent présentateur et présentant, mais aussi en tant que cadreur puisque encadrant les fragments d’Instants volés. Est-elle présente comme pour montrer les travers de l’expérience, les différentes étapes du processus de montage ? Elle constitue ici une des actions principales, elle donne « l’élan[6] », le mouvement, l’impulsion des gestes présentés à travers ces différents cadrages. Provoquant l’attention, l’exaltation, la vénération même, et ce, depuis l’instant où l’homme a laissé sa « trace », sa marque, sa présence, son empreinte sur les parois des grottes; la main n’a cessé, selon des intentions et désirs bien évidemment pluriels, puisque instigués par l’évolution de l’homme et de la société, d’entrainer les artistes à des études poussées concernant la présence du « dieu en cinq personnes (qui) se manifeste partout[7] ». Visage ne possédant ni yeux ni voix, la main expérimentant avec une sensation extérieure, une matière, un outil, un instrument, une température ; ici, couplée à l’usage du Smartphone, par l’intermédiaire du toucher et du geste, voit et parle : montre et agit.
« Entre la main et l’outil commence une amitié qui n’aura pas de fin. L’une communique avec l’autre sa chaleur vivante et le façonne perpétuellement. Neuf, l’outil n’est pas 'fait', il faut que s’établisse entre lui et les doigts qui le tiennent cet accord né d’une possession progressive, de gestes légers et combinés, d’habitudes mutuelles et même d’une certaine usure. Alors l’instrument inerte devient quelque chose qui vit[8].»
Apprenant à se connecter mutuellement, de façon régulière, en union, Focillon montre que l’outil ne contredit pas l’homme, ni ne l’assujettit à l’objet. Il s’agit d’une pratique récurrente lors de laquelle « le contact et l’usage humanisent l’objet insensible », où le désir primordial demeure dans le soucis d’expérimenter. L’appareil mobile, est aussi tactile ; c’est le doigt qui agit, interagit, se met en scène. L’image de Petite Poucette[9], celle qui tape des « deux pouces » pour envoyer des SMS, perdure. En effet, il ne s’agit pas exactement ou seulement de la main ici. C’est par le doigt que se forme l’obtention de la captation de l’image, de l’enregistrement, de l’archivage, du montage, de la monstration ; toutes ces actions rendues possibles par des techniques et technologies digitales. C’est le doigt qui pointe, élément premier de l’interaction ; le geste théâtral par excellence, celui qui met en scène, met en vue.
Accompagné par la main, ils mettent tous deux en tension divers écrans et cadrages, comme pour soutenir la situation déconcertante de deux scènes, sur deux plans, emboités, juxtaposés, puis projetés, lors d’un troisième temps. Fenêtre, écran, image dans l’image. Réalité ? Réalité virtuelle ? Réalité augmentée ? Nous avons plutôt face à nous, dans cette mise en abyme, à des images provenant d’une réalité mixte[10], celle qui dessine « les espaces dans lesquels la réalité virtuelle – qui n’existe que par ses images – est croisée avec les images de la réalité réelle – qui existe indépendamment de celle-ci », notion abordée au cœur de la création numérique, et plus particulièrement en photographie. Pas question de s’y méprendre cependant, la réalité mixte n’est pas un principe nouveau, l’image photographique ayant toujours usé d’un enchâssement entre fiction et réalité, « le numérique n’a fait que révélé cette vérité cachée depuis ses origines… et il était temps[11]. » Processus déictique, dramaturgique même, la main montre, augmente cette réalité, pour en montrer les travers, ou, à travers.
- Instants_Volés_IMG_0002.JPG -
Agrandissement : Illustration 7
- Instants_Volés_IMG_0006.JPG -
Agrandissement : Illustration 8
- Instants_Volés_IMG_0185.JPG -
Agrandissement : Illustration 9
Pelotas à Porto Alegre (En bus), Place 27 [12]
Je suis une machine.
J’enclenche le mécanisme avec automatisme.
Un clin d’œil sur l’extérieur, j’enclenche et enregistre presque en temps voulu.
Problèmes circonstanciels au voyage de trois heures en bus :
. la batterie du Smartphone va-t-elle suffire ?
. la mémoire du téléphone: après deux semaines intensives, elle a montré hier un signe de faiblesse. Je dois me séparer de certains fragments, après les avoir archivés sur ordinateur. La sélection de la sauvegarde et de la suppression des données est un processus complexe ; il est toujours plus aisé de tout posséder dans la poche, n’importe où, n’importe quand.
(…)
Une collection de captures mouvantes, en mouvement, produite dans une « folie » du tout enregistrer, tout contrôler, tout garder ? Toutes ces nouvelles facultés dont parle Michel Serres, si récemment entrées dans le cours « naturel » de nos vies, m’ont-elles projetées dans une posture symptomatique de l’hypermnésie, syndrome qui ronge le personnage de Irénée Funes[13] : d’un coup de pouce, tout se retrouve dans la boîte noire, tout est passé, référencé après avoir traversé le cadre de l’écran ? Tout est là.
« Avons-nous tant de choses à dire, à trouver, à emmagasiner, à archiver, à consommer, à jeter ? Faisant le plein de nos espace réels, imaginaires et numériques, nous nous donnons l’illusion d’exister davantage. Le plein, c’est nous, c’est notre projection[14].
(…)
Je ne veux pas m’endormir de peur de « perdre » quelque chose de ce qui m’entoure, ce que j’ai devant les yeux. L’acte frénétique d’enregistrer, est-il envisagé comme un effort de mémoire, de collection d’archive, ou au contraire, le fait même de saisir l’image, permettrait-il d’en oublier tout contenu, puisque la capture est faite, gardée, rangée ?
Pour me sentir exister ?
Pouvoir « oublier », passer, penser à autre chose ?
« On fait parfois des photographies comme on embaume des cadavres, mais aussi d’autres fois comme on cueille des fleurs, pour profiter chez soi de leur épanouissement et rendre hommage à la beauté du monde. Et on fait même parfois comme on planterait des graines, en attente de floraison à venir[15]. »
Il s’agit plutôt d’une cueillette, au sens développé par Serge Tisseron. L’image est saisie si rapidement, due à la capacité extrêmement rapide et la facilité de la prise avec le téléphone mobile. Elle nécessite donc d’un certain temps, d’un après-coup ; un espace entre, une relecture, un montage possible, une projection, une autre vie, qui lui permet d’éclore. Un retour sur images ? Un arrêt sur images ? Une autre manière de la voir, de l’entre-voir. Des fragments instantanés, ou plus répétés restent cependant, nul besoin d’y retourner, de les capturer. Il s’agit de ceux rencontrés au cours de ces voyages, ceux qui ne sont pas présents en images, mais qui participent à son échange, son envoi, son partage : Bettina, Claire, Denise, Désiré, Fernanda, Janice, Kelly, Larissa, Márcia, Marina, Maria Ivone, Mariana, Natalia, Patrícia, Rafael et Solenn.
- Instants_Volés_IMG_3168.JPG -
Agrandissement : Illustration 10
- Instants_Volés_IMG_3169.JPG -
Agrandissement : Illustration 11
- Instants_Volés_IMG_3170.JPG -
Agrandissement : Illustration 12
- Instants_Volés_IMG_3171.JPG -
Agrandissement : Illustration 13
- Instants_Volés_IMG_3172.JPG -
Agrandissement : Illustration 14
Ecrit par Pauline Gaudin Indicatti
[1] Notes personnelles, après-coup : date_10 février 2015_08h51.
[2] Terme uniquement utilisé à Porto Alegre, les habitants brésiliens des autres villes ne sachant souvent pas de quoi il s’agit lorsque je le cite.
[9] Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Editions Le Pommier, 2012.
[10] Serge Tisseron, « De l’image dans la main à l’image en ligne ou comment le numérique a affranchi la photographies des discours morbides », in : Laurence Allard, Laurent Creton, Roger Odin, Téléphone mobile et création, Paris, Armand Colin, 2014, p. 122.