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Parmi les théories des migrations internationales, une approche sociologique concentre ses recherches sur les raisons de la persistance des flux migratoires, mettant en avant les médias sociaux comme catalyseurs des migrations. Ces travaux mettent à mal la vision dominante, affirmant que les immigrés sont des personnes déracinées, sans aucune attache dans leur pays d’origine. À cette conception traditionnelle, s’oppose le concept de transnationalisme. Ce dernier se focalise davantage sur les personnes et leur interaction. Le transnationalisme désigne « l’ensemble des processus par lesquels des immigrés tissent et entretiennent des relations sociales de natures diverses reliant leur société d’origine et celle d’installation. »[1] Or, la mondialisation permet aux réseaux d’interconnaissances de s’intensifier, grâce en grande partie, à l’arrivée des Technologies de l’Information et de la Communication, qui déterritorialise et virtualise les pratiques sociales.
Nous nous sommes intéressées à un travail de recherche de Nevena Mitropoliska chercheuse au pôle Ethnicité, lieux et territoires du Centre d’études ethniques des universités montréalaises (CEETUM), qui s’intéresse aux communautés virtuelles, à l’immigration, à la gestion de la diversité et aux groupes sociaux marginalisés. Elle intervient au sein d’un ouvrage collectif intitulé Les territoires de l’ethnicité[2], dirigé par Xavier Leloup et Martha Radice. Cette publication réunit une dizaine de réflexions stimulantes, dont le but est de mieux lier le spatial et le social dans les études ethniques. Par son intervention, Nevena Mitropoliska pose la question suivante : quelle place occupent les nouvelles technologies dans la formation des communautés en contexte migratoire ? Elle va tenter de répondre à cette problématique en utilisant « les données d’une recherche menée auprès d’une communauté ethnique « virtuelle » — celle constituée par l’entremise du forum Internet des candidats à l’immigration et des immigrants canadiens originaires de la Bulgarie. »
Etats des lieux
Nevena Mitropolitska entame son écrit par un état des lieux des différents courants de pensée interrogeant les nouveaux modes de communication et leur conséquence sur la communauté :
- La première, place les innovations techniques telles qu’Internet et la communication virtuelle, fautives d’un confinement des communautés dans une sphère privée, remplaçant et empêchant la communauté dite « véritable », de rentrer en contact physique (Rheignold, 1993).
- La deuxième, se construit en opposition avec le précédent. La communication virtuelle permet de renforcer la communauté, puisque les relations en ligne sont davantage démocratiques en vue de leur caractère plus souple en ce qui concerne le statut social (Wellman, 1997) ; Matei et Ball-Rokeach, 2001 ; Bastani, 2011).
- La troisième, considère que le « virtuel-réel », est un faux débat, en partant du principe « qu’Internet n’est pas une réalité « alternative » et qu’il n’y a pas de vraies frontières entre le monde en ligne et le monde hors ligne » (Prouxl et Latzko-Tot, 2000 ; Hampton et Wellman, 2003).
Nous constatons, à travers ces pensées, que la communauté scientifique n’arrive pas à trouver un véritable terrain d’entente en ce qui concerne les nouvelles technologies et leur impact sur la communauté locale et territoriale. C’est la raison pour laquelle Nevena Mitropolitska a voulu à son tour essayer de répondre à cette question.
L’approche sur laquelle nous allons nous pencher ici est celle que l’on pourrait nommer « positive » envers les technologies et portée par les sociologues Wellman et Leighton qui ont élaboré trois théories fondamentales concernant la communauté et ses liens avec l‘évolution des technologies. Il y a d’abord la « communauté perdue » illustrant la communauté n’ayant pas survécu au passage de la société industrielle. Ensuite, se dresse « la communauté protégée » qui se veut être résistante en arrivant à développer une entraide locale (voisins, famille). Afin, la « communauté émancipée », se trouve hors cadre, dispersée et totalement libérée des limites de l’espace, tout en se reformant en communauté locale lorsqu’elle le désire.
Protocole
Comme dit précédemment, cette étude se constitue par le biais d’un forum Internet, où des candidats à l’immigration et des immigrants canadiens originaires de Bulgarie échangent entre eux.
Le forum http://www.bgcanada.com est un lieu de discussions aux attributs traditionnels où les internautes ont plusieurs modes de communications à leur portée. Il contient des sous-forums s’imposant comme tribune public où l’on échange sous forme de fils de messages ouverts. Il y a également une messagerie interne où l’on peut discuter en privé. À noter qu’il est possible de communiquer par la suite avec sa messagerie personnelle, indépendante du forum et permettant de sortir de la communauté virtuelle. En dernier recours, les internautes peuvent communiquer au téléphone ou même se voir en personne. Nous comprenons alors que les frontières entre les interactions virtuelles et les interactions traditionnelles sont minces et que les internautes exécutent constamment des va-et-vient entre ces deux territoires.
Les candidats de l’étude sont des internautes choisis selon des critères précis :
- Ils doivent faire partie de la dernière vague d’immigration. La dernière génération est indépendante et sélectionnée par le gouvernement provincial ou fédéral sur la base de critères variés : âge, niveau scolaire, langue officielle
- Ils doivent avoir publié un minimum de cent messages publics
- Ils doivent y être inscrits au forum depuis au moins un an.
- Ils doivent également habiter dans une des quatre villes où auront lieu les entrevues.
Les entrevues sont l’élément central de l’étude. La chercheuse bulgare se déplace dans deux villes de Bulgarie, Sofia et Plovdiv, et dans deux villes du Canada, Montréal et Toronto. Elle effectue vingt-trois entrevues semi-dirigées. Quatre groupes de candidats sont ciblés : les immigrants (le plus grand groupe), les candidats à l’immigration, trois modérateurs du forum et un petit groupe-contrôle de personnes d’origine bulgare qui ont immigré au Canada avant la commercialisation d’Internet. Quelles constatations pouvons-nous établir à partir de ces entretiens ?
Processus
Il ressort que la communication virtuelle au sein des réseaux se décompose en trois strates :
- Les réseaux locaux se forment lorsque les candidats du forum de Plovdiv et Sofia se voient toutes les semaines à lieu et horaire fixe. Alors que les candidats de Toronto se voient une fois par mois. Le lieu et l’heure sont fixés sur le réseau. Ce réseau est semi-fermé, car il est autorisé d’inviter de nouvelles personnes extérieures. Les anciens candidats de Sofia et de Plovdiv ont formé leur propre réseau chacun de leur côté à Montréal.
- Il y a ensuite, les réseaux régionaux publics qui fonctionnent uniquement en Bulgarie, dans le but de réunir les internautes au niveau national. Après quoi, grâce à ces rencontres nationales, des réseaux privés se créer dans différentes villes.
- Le dernier stade, est celui des réseaux globaux multinationaux. Ces réseaux réunissent des habitants de différents pays et continents. Ils s’inscrivent comme les réseaux virtuels les plus efficaces en éliminant la distance entre les internautes. Ces réseaux sont dus aux divisions des réseaux locaux.
Par conséquent, l’un des phénomènes courants de la communauté virtuelle est la reproduction des réseaux. Ce phénomène s’explique par l’immigration. Les candidats des réseaux locaux sont amenés à immigrer au Canada. Lorsque ces derniers s’y sont installés, ils ont créé de nouveaux réseaux sociaux tout en gardant contact avec le réseau local de Sofia, par exemple. Ces reproductions des réseaux locaux dans les pays d’accueil sont liées à un autre phénomène : la concentration territoriale de certains membres du forum. Ces concentrations de réseau se transforment en concentration spatiales. Lorsque les nouveaux habitants arrivent dans le pays d’accueil, ils habitent un certain temps chez leurs collègues internautes, puis s’installent dans le quartier. Lorsqu’ils sont installés, eux aussi accueillent à leur tour des immigrants rencontrés sur le forum ; un lien de passage de témoin se créer. « On voit donc qu’une concentration géographique des membres de la communauté virtuelle, ceux-ci étant regroupés par réseaux, est un phénomène important et significatif dans la communauté virtuelle créée par le forum ».
En reprenant les concepts de Wellman et Leighton, un parallèle peut être établi. La communauté virtuelle peut être considérée comme la communauté anticipée. Elle est totalement aspatiale et mouvante. C’est un lieu où les internautes s’entraident sous forme d’échanges d’informations ou de soutien moral. Plus les réseaux sociaux se développent dans cette communauté émancipée, plus des éléments territoriaux se forment.
Au début, nous avions une communauté virtuelle au sein de laquelle s’est formé un réseau local déterritorialisé. Ensuite, cette même communauté virtuelle a accordé une grande importance au rassemblement physique. C’est alors que l’entraide d’abord abstraite, devient plus réelle grâce à des interactions physiques. Nous sommes alors à cheval entre le virtuel et le réel. Au dernier niveau de développement, la communauté virtuelle se concentre spatialement par le biais des réseaux reproduits et correspond à la communauté protégée. Etant donné le caractère virtuel de ces réseaux territorialisés, ses membres peuvent toujours passer de l’un à l’autre, de façon à ne pas subir les désavantages de chacun.
Nevena Mitropolitska, nous dévoile le cas de figure d’une communauté ethnique voulant s’insérer sur un territoire d’accueil. L’entraide fournit par la communauté virtuelle les aides à mieux comprendre la culture dominante qui régit les normes et l’organisation du territoire. D’autres modèles plus ou moins récents existent, à l’image des réseaux diasporiques et des réseaux de transmigration, tous deux possibles par l’utilisation des techniques de communication. À l’avenir, il serait opportun d’étudier ces phénomènes à travers d’autres communautés ethniques afin d’élaborer un bilan plus complet des effets de cette émancipation communautaire sur la gouvernance des Etats-Nations. Reconfigure-t-elle totalement les frontières entre pays ?
[1] Andrea Rea et Maryse Tripier, Sociologie de l’immigration, Repères (Paris: La Découverte, 2008), page 41.
[2] Martha Mitropolitska, « Les réseaux immigrants « virtuels »: de l’asptial au territoire. », in Les nouveaux territoires de l’ethnicité, Hors-collection (Québec: Presses de l’Université Laval, 2008).