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Billet de blog 1 décembre 2018

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L'initiation en « Business School »

Il y a dix ans, les réalisateurs de « L'initiation » filment une formation de trois jours proposée par une classe préparatoire aux écoles de commerce. Le séminaire doit permettre aux élèves de réussir "l'entretien de personnalité". En nous y infiltrant, le court-métrage dévoile à quel point le credo du moi et de l'argent doit façonner les rêves d'une jeunesse appelée à devenir un "bon produit".

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Aujourd'hui, alors que la langue managériale atteint une sophistication redoutable, la nécessité d'un tel témoignage s'avère plus prégnante encore : les cadres qui interviennent délivrent leur message sans retenue. 

Un « voyage introspectif »

Le formateur souligne un "MOI" écrit au tableau en lettres capitales, et déclare : "Dans ce que vous faites, il y a un sens, et le sens, il est là." Ce cadre en ressources humaines intervient pour Ipécom, la classe préparatoire privée et parisienne qui organise chaque année la formation dans un hôtel. L'entretien de personnalité sera réservé aux candidats les mieux classés au terme des écrits. Pendant 45 minutes, ils devront défendre leur candidature devant un jury issu du monde de l'entreprise.

Illustration 1
"L'initiation", un documentaire de Boris Carré et François-Xavier Drouet


 L'initiation nous rend témoins de la formation de ces futurs "cadres en fonction" qui occuperont les postes clefs de notre société ; ceux qui pourront, armés d'un simple fichier excel, licencier ou plutôt "dégager" selon les mots du formateur, des centaines de personnes en un clic. "Quand on restructure, on dégage. Pour dégager, on va pas voir Robert, on va pas voir Josiane. On prend un fichier excel, d'accord. On met des colonnes. On met des noms. Des gens que vous ne connaissez pas, donc c'est pas très grave. On s'en fout, d'accord ?"

On ne peut pas parler d'un enseignement, mais plutôt de la transmission d'un dogme organisé autour de quelques principes : l'appât du gain, le narcissisme, l'indifférence à ce qui n'est pas soi. Les cours s'intitulent "voyage introspectif" ou encore "enjeu de l'image." Quel est leur contenu ? Exhorter les étudiants à gonfler leur ego, valoriser leurs expériences, mobiliser des exemples autocentrés, réveiller ''l'artiste'' qui est en eux, montrer qu'ils possèdent du leadership : "Vous avez beau mettre ce que vous voulez dans le pipe, mettre de l'info, vous valoriser, si vous ne catchez pas l'attention, on en a rien à foutre, y'a rien qui passe dans le public. Tout ça c'est le job. Il y a toujours un peu de show off."

Caricature ambulante, le jeune cadre gesticule, postillonne, ponctue ses phrases de mots anglophones en répétant sans cesse qu'il faut "travailler à l'américaine." "Business is fun, vous le savez ça ?" "Vous n'avez pas envie d'être comme ces gens dans le métro, ces gens aigris ! Vous pouvez faire un autre choix. Vous amuser, vous entertainer."

Devenir un « bon produit »

Pour ne pas devenir ces gens dans le métro, ceux qui "n'épargnent pas", qui ne gagnent "que 2000€" par mois, il faut pouvoir "être beau gosse". Une part importante de la formation est consacrée à l'habit car "la principale qualité d'un commercial", c'est de savoir porter costard ou tailleur, sans avoir l'air d'un porte-manteau. Il faut également savoir sourire, parfois rire. Mais pas trop, pour ne pas paraître niais. Les candidats appelés à être "naturels mais pas spontanés", apprennent en réalité à correspondre au profil de l'entreprise, à rentrer dans le moule du "battant" capable de plaire au patron de demain. Ils doivent convaincre le jury qu'ils constituent un bon investissement, eux qui représenteront l'école dans leur future entreprise.

On dira que tout entretien suppose des ficelles et des masques pour le réussir. Mais la préparation de l'entretien s'avère seconde. Comme le déclare le cadre lui-même, il les forme avant tout à ''la réalité de la vie''. Appelés à se vendre, les étudiants apprennent progressivement à mépriser dans leur travail cette part de l'homme qui ne veut pas s'incliner. On les encourage à faire taire, ce qui, en eux, pourrait être un frein aux profits de leur entreprise future. En approfondissant l'esprit de compétition des classes préparatoires, le séminaire inscrit dans les cœurs les logiques d'un monde dans lequel il faut ''s'arracher pour aller prendre son oseille sur la journée''... et sur celles et ceux qui en pâtiront.

Au loin, se dresse le panneau HEC, l'eldorado des candidats. A côté d'eux, dans les mêmes couloirs, circulent silencieusement les employés de l'hôtel, qui les servent. Deux jeunesses se côtoient, sans se parler. L'une dispose les verres et les bonbons pour l'autre. Celle à qui le jury déclare : "Tu dois me faire plus participer à ta blessure. C'était quand même un évènement douloureux pour toi, d'arrêter la compétition de tennis."

Dix ans plus tard

Le séminaire proposé par Ipécom existe toujours. Les cadres qui interviennent à présent emploient sûrement les anglicismes avec un dosage plus subtil, tandis que la transmission du dogme se fait plus sournoise, tant les éléments de langage spécialement adaptés au management se sont élaborés. Il ne serait pas étonnant que la formule ''Quand on restructure, on dégage'' ait disparue, pour devenir moins attaquable. ''Quand on restructure, on met en œuvre un plan social'' ? Le discours des entreprises comme celui des élus, peuplé de ''démarche-qualité'', ''projet participatif'' et autre ''partenariat responsable'', trahit le réel. Non, la réforme du code du travail ne précarise pas les employés, elle les ''sécurise''. 

Dans la rhétorique managériale, le bonheur devient omniprésent. La psychologie positive, initialement américaine, est utilisée par les entreprises. En revendiquant cette discipline comme critère de leur politique, à l'exemple de Coca-Cola1, elles peuvent justifier une politique inégalitaire en terme de distribution des richesses. Pour la pseudo-science, c'est à l'individu de ''maximiser son potentiel'' et ''d'activer ses émotions positives'' pour être heureux2. Le rapport entre nos souffrances et les institutions est nié. La personne licenciée déprimée sera responsable de sa dépression. Quant à l'inégalité, elle peut même être un facteur de bien-être en donnant l'envie de se battre, d'améliorer sa condition. L'individu, seul maître de ses réussites ou échecs, ne doit rien attendre des communautés ni de l'Etat. Mais il pourra s'assurer ''d'immenses satisfactions'' à gratter son oseille en recherchant frénétiquement son intérêt privé. ''Business is fun'', right ?

Si le commerce lui promet des satisfactions individuelles, que dire des rêves de cette jeunesse ? Dans le documentaire, un étudiant appelle sa mère pour qu'elle lui propose des noms de postes qu'il pourrait convoiter et mentionner dans son entretien. Des noms-étiquettes dont il n'entend que le son, dont il ne connaît que l'enveloppe. Comment les mots ''auditeur de gestion'' et ''directeur commercial'' sont-ils parvenus à remplacer les premiers rêves ? Devenir archéologue, aventurier, écrivain ? A une époque où la concurrence nous isole, l'entreprise serait devenue la ''fantastique aventure humaine''3 dont nous avons besoin. A chacun de se contorsionner pour y prendre sa part. Réussir, c'est baisser la nuque pour occuper la place d'un autre. Accepter de reléguer l'entraide à la sphère privée. Se résigner au vide causé par la pauvreté du nous social. Un nous davantage tissé par les liens de l'argent que par ceux de décisions collectives. ''La jeunesse doit rêver de devenir milliardaire'' disait ce ministre devenu président. Amputé d'un récit commun, l'étudiant n'a que lui-même et ses privilèges comme horizon.

Echapper à une parole-filet ?

A moins qu'il ne déserte la voie toute tracée par le discours dominant. Est-il fatalement voué à devenir ce « vieux bureaucrate roulé en boule dans sa sécurité bourgeoise », décrit par Saint-Exupéry ?

« Tu as construit ta paix à force d'aveugler de ciment, comme le font les termites, toutes les échappées vers la lumière. (…) Nul ne t'as saisi par les épaules quand il était temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es formé a séché, et s'est durcie, et nul en toi ne saurait désormais réveiller le musicien endormi ou le poète, ou l'astronome qui peut-être t'habitait d'abord. » Terre des hommes

Illustration 2
© Banksy

Peut-être que sur son sentier balisé par les bullshit words, viendront se glisser d'autres mots. Des mots qui n'empiètent pas sur la vie car ils en émanent ; des mots qui disent l'incandescence d'une jeunesse animée du désir de construire d'autres liens que ceux marchands ; des mots qui peuvent contribuer au décrochage spirituel avec l'idéologie des chiffres. Peut-être alors que la gangue invisible des mots obligés s'effritera. Se joindra-t-il à cette jeunesse frondeuse prête à accepter un confort plus précaire pour ne pas être complice d'une économie prédatrice ? Une jeunesse dont l'engagement est pluriel ; qui cherche aujourd'hui à articuler ses pratiques. Dresser des ponts entre les oublié.e.s de notre ordre social, les personnes qui font le choix d'un métier offrant plus de sens que d'argent et celles des associations, syndicats, squats, zad et autres lieux collectifs. Inventer ensemble un autre récit qui résorbe la fracture entre les activités manuelles et celles dites intellectuelles. Recréer des langages communs qui disent notre soin des autres et du monde. Le mouvement des Gilets Jaunes participe activement à cette création. Les ronds-points des campagnes et les murs des villes témoignent d'un présent qui se réinvente. Il clame le désir de retrouver, autour de nos paroles, le crépitement du contact.

                                                « Les mots trépassent de signifier » 4

Bande annonce du documentaire : https://www.youtube.com/watch?v=MzsK-dWPzeE

1Coca Cola ouvre un « observatoire du bonheur » en 2010.

2Voir à ce sujet l'essai Happycratie d'Edgar Cabanas et Iva Illouz.

3Une expression d'Arnaud Lagardère, invité dans l'émission de Michel Drucker.

4Henri Heurtebise, Discrétions poétiques

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