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Billet de blog 28 août 2023

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« Double peine » par Ivan Astachine

Ivan Astachine est un militant de Russie, ancien prisonnier politique, auteur pour des médias comme Novaya Gazeta et The Insider, et signataire de l’appel à libérer Azat Miftakhov. Le texte qui suit, rédigé peu après sa libération, explique de la pratique punitive dite de la « surveillance administrative » qu’il a subi et qui risque d’être infligée à Azat dès la fin de sa peine de prison ferme.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Ivan Astachine en prison © Maxim Pivovarov

Le 21 septembre 2020, j’ai fini de purger ma peine dans une prison de haute sécurité. 9 ans et 9 mois de la première sonnerie à la dernière. Cependant, l’État ne vous relâche pas comme ça. Il considère qu’il est de son devoir d’infliger une deuxième peine à ceux qui sont comme moi. Une peine de surveillance administrative.

Peu avant ma libération, une telle procédure a été mise en œuvre. Suite à une plainte déposée par le directeur de la prison, le tribunal du raïon Sovetski de Krasnoïarsk m’a prescrit 8 ans de surveillance administrative.

J’ai fait appel de cette décision, c’est pourquoi elle n’est pas encore appliquée. Mais tôt ou tard, l’appel sera jugé et je me retrouverai dans la cage de la surveillance administrative.

Surveillance administrative. Histoire du phénomène.

Qu’est-ce que la surveillance administrative ? Commençons sans citer d’actes juridiques. La surveillance administrative, c’est une restriction des libertés et des droits civils infligée à certaines catégories de détenus ayant fini de purger leur peine.

La loi sur la surveillance administrative a été adoptée en 2011. À l’origine, elle était prévue pour les récidivistes et les “contrevenants graves” aux règles de détention. Et, rien qu’à cette étape, on peut voir la tendance débridée du pouvoir à surveiller et punir (au lieu de vouloir rééduquer les criminels et éradiquer la criminalité), et les divers abus qui deviennent possibles. 

Supposons qu’il faille vraiment surveiller les récidivistes, pour que ces pauvres bougres ne se retrouvent pas à nouveau en prison. Toutefois, “surveiller” et “restreindre dans ses droits”, ce sont deux choses complètement différentes. Nous reviendrons plus loin sur la restriction des droits.

En ce qui concerne les “graves”, cette mesure semble tout à fait déplacée.

Conformément à l’article 116-2 du Code d’application des peines de la Fédération de Russie : “des infractions aux règles de détention peuvent être reconnues comme graves quand, sur une période d’un an, à chacune de ses infractions, la sanction du détenu a consisté en une incarcération dans une cellule d’isolement ou une cellule disciplinaire.”

Et voilà : tout détenu qui a fait deux tours au cachot pour une veste mal fermée ou un lit mal fait est déjà un contrevenant grave.

[…] Moi-même, je me suis pris 5 jours de mitard au Norillag [1] pour avoir “reçu de la part d’un codétenu des produits d’alimentation en guise de cadeau” et j’ai été reconnu comme “contrevenant grave” pour infraction au port de l’uniforme : j’ai été aperçu portant un pantalon non-réglementaire dans les espaces communs. Et ce ne sont pas des exceptions ! C’est le quotidien de beaucoup de prisons de notre mère-Russie. […] Dans le cas des contrevenants, heureusement, on donne seulement d’un à trois ans de surveillance.

C’est ainsi qu’en 2014 mes co-accusés – Grigori Lebedev et Ksenia Povajnaïa, participants de l’action “Bonne journée du tchékiste, les bâtards !” – ont été placés sous surveillance. Grigori a reçu quelques mois de “baraquement à régime renforcé”, et a été automatiquement reconnu comme “contrevenant grave”. Et juste avant la libération conditionnelle de Ksenia, on a commencé à lui coller des infractions et on a fini par la mettre en “conditions de détention sévères”, la considérant comme une contrevenante grave. Chacun d’entre eux a pris quatre ans de prison. Plus trois de surveillance. Au total, sept ans en mode “pas un pet de travers”.

Plus ça va, moins ça va.

Mais ce sont des broutilles par rapport à la loi de 2017.

Conformément à cette loi, les personnes accusées au titre de certains articles du code pénal – notamment le tristement célèbre article 205 (“acte terroriste”) – la surveillance administrative est prononcée sans conditions. Pour une durée – tenez-vous bien ! – égale à celle de la réhabilitation légale. Ainsi, une personne sortant d’une prison de haute sécurité passera huit à dix ans sous surveillance. Sans rire.

Et même si ça peut paraître paradoxal, cette deuxième peine est prononcée pour les mêmes faits que la première.

Deux de mes comparses actionnistes – Andreï Markhaï et Maksim Ivanov – sont tombés sous le coup cette loi. Ils ont été libérés en mars 2018. Ils ont fait huit ans de prison et ils ont pris huit ans de surveillance. Et Maksim n’a même pas été classé comme “contrevenant”, ce n’était plus nécessaire.

Collisions juridiques.

Il n’y a rien qui vous gêne dans l’aspect juridique de cette affaire ? Moi, si.

Quelqu’un a commis un crime, il s’est pris une peine de prison, il la purge, il la purge, et là, paf ! une nouvelle loi qui sort : à sa libération, il se prendra du rab’. Super, non ? On se croirait sous Staline !

Le plus intéressant, c’est que ce principe, celui d’une loi rétroactive qui augmente la peine d’un détenu, n’est reconnu ni par le droit international, ni par le droit russe, que ce soit dans la constitution (art. 54-1) ou dans le code pénal (art. 10-1). Mais cela ne retient personne. Depuis quand notre constitution retient-elle les tribunaux ? Sans parler de “l’imprimante folle” [2] de la Douma d’État.

Mais il y a, toutefois, une nuance. La pratique, pour ainsi dire, de la surveillance administrative est exclue du système de droit pénal. C’est-à-dire que ce n’est pas une condamnation au pénal, mais au civil. C’est pour ça que nos tribunaux ne lui appliquent pas les normes du droit pénal.

Toutefois, la surveillance administrative ne diffère en rien de la peine de liberté surveillée prévue par l’article 53 du code pénal : les tribunaux et les législateurs ne font que filouter. (Ceux que ça intéresse peuvent comparer les formulations de l’article 53 et de la loi fédérale “Sur la surveillance administrative…” – même le nombre de pointages auprès des organes de contrôle y est le même : 1 à 4 fois par mois.)

Restriction de liberté.

Et, de fait, la surveillance administrative est une mesure de restriction de liberté.

La surveillance administrative peut se limiter, formellement, à une simple obligation de se présenter une fois par mois aux des autorités représentant le ministère de l’intérieur. Mais, d’habitude, les tribunaux imposent davantage de pointages, de deux à quatre fois par mois. Ainsi que des restrictions supplémentaires.

Une des plus populaires, c’est l’interdiction de quitter le domicile entre 22h et 6h. Peut-être que le repris de justice veut travailler la nuit dans un entrepôt, puis aller dépenser cet argent durement gagné le soir au théâtre ou au cinéma avec sa copine, mais non, il y a la surveillance policière ! Tu ne peux même pas passer la nuit chez des amis ou des proches, ni même camper dans la nature. Aucune vie privée ou familiale !

Au hit-parade, il y a également l’interdiction de quitter la région ou le district. Prenons par exemple Moscou. Tu vis dans la capitale mais tu ne peux pas aller en banlieue. Car c’est déjà une autre région ! Tout séjour à la campagne peut te valoir 15 jours de tôle pour avoir pris trop de libertés.

Et ma préférée. “Interdiction de se rendre à des lieux où se tiennent des rassemblements publics ou de participer à ces rassemblements publics”. Pour ceux qui ne sont pas au courant, ce ne sont pas seulement les manifestations, mais également les concerts ou les matchs de foot. Et vous savez où mon comparse Maksim Ivanov s’est fait cueillir ? À l’église ! Il est allé fêter Pâques avec ses proches. Comme c’était la première fois, il s’en est tiré avec mille roubles d’amende.

Prison – Surveillance – Prison

Que risque-t-on en cas de non-respect des limitations imposées dans le cadre de la surveillance administrative?

Au début, des amendes. Puis, on peut vous prescrire quelques “journées” en centre de détention administrative. Puis… retour à la case prison. Oui, la surveillance administrative n’est pas considérée comme une sanction pénale, mais si on essaye de l’esquiver on peut être sanctionné pénalement – l’article correspondant du Code pénal de la Fédération de Russie prévoit jusqu’à un an de réclusion.

En gros, tu ne respectes pas la surveillance, tu vas en prison. Tu sors de prison, et on te remet sous surveillance. Et on peut passer sa vie comme ça !

Et au final ?

[…] Le tribunal m’a donné 8 ans de surveillance parce que je suis un “terroriste”, condamné au titre de l’article 205. Il ne me l’a pas vraiment donné, en fait, il n’a fait qu’officialiser juridiquement cette deuxième peine qui revient de droit aux “terroristes” et autres “chanceux” d’après les laudateurs du pouvoir policier.

Telle est la réalité russe. On n’a plus besoin de faire quoi que ce soit pour que le mécanisme répressif te prenne dans ses rouages, il suffit de vivre (d’être enfermé) en Russie.

Oui, formellement, la cour est libre d’imposer ou non telle ou telle restriction, mais ça ne vaut même pas la peine qu’on en parle. Quoi qu’il en soit, la surveillance administrative est une atteinte considérable aux droits et libertés.

La question qui se pose est “que faire?”

Moi, je sais quoi faire. Vivre et lutter. Je m’adresserai à la Cour européenne : c’est le seul instrument légal relativement efficace accessible aux citoyens de Russie. Au moins, je pourrai arracher à l’État une compensation. Ce serait triste, bien entendu, si j’apprenais la décision de la CEDH lors d’un nouveau séjour en prison pour avoir enfreint les règles de la surveillance… Mais personne n’a dit que ce chemin serait simple.

Entre-temps, la surveillance administrative a déjà été imposée à des milliers de détenus, et elle attend des milliers d’autres à leur sortie de prison. Et la plupart d’entre eux ne s’imaginent pas comment s’opposer au Léviathan de l’État policier. Que faire si “c’est la loi” ? De plus, la plupart des gens manquent de notions et de connaissances juridiques, et ne disposent pas de ressources suffisantes pour engager des avocats qualifiés qui pourraient lutter contre ce non-respect des droits inouï dans le monde civilisé… Et il y a des gens qui purgent des peines pour avoir enfreint la surveillance administrative… Comme le dira tout prisonnier expérimenté, si on se retrouve en prison une deuxième fois, il y en aura une troisième : il est presque impossible de s’échapper de ce cercle vicieux. Mais c’est un sujet à part.

Je partage ici ces réflexions pour attirer l’attention de la société sur ce problème. Oui, lutter contre l’État est très difficile. Mais on ne peut pas rester sans rien faire. On vit déjà dans un grand pénitencier.

Ivan Astachine

P.S : Notez qu’une surveillance administrative sera infligée à la fin de leurs peines aux personnes condamnées dans le cadre de l’affaire de la “Nouvelle Grandeur” comme à celles condamnées dans l’affaire du “Réseau”. Sans parler des “Témoins de Jéhovah” et des membres du parti politique pacifique “Hizb ut-Tahrir”, qui ont été condamnés à la chaîne. Car toutes les inculpations “extrémistes-terroristes” méritent une surveillance administrative, d’après les nouvelles lois en vigueur.

Article original en russe : 17 décembre 2020 sur telegra.ph

Traduit par Lëshat.

***

Notes du traducteur :

[1] L'auteur utilise ici le nom de l'un des camps du réseau Goulag pour désigner la prison “IK-15”, près de la ville de Norilsk, où il a passé une partie de sa détention.
[2] Surnom donné par la population russe à la Douma d'État, chambre basse du parlement fédéral, pour sa propension à multiplier, au début, les projets de loi répressifs.

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